Un ogre végétarien éveille en nous la beauté des arbres. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Monsieur Logre ne mange ni bêtes ni (petits) enfants ; ce personnage, fabuleusement sympathique, nous le trouvons chez Michel Tournier (1924-2016), dans « La fugue du petit Poucet », publié chez Gallimard en 1978.
Aux yeux – et sous la plume – de Michel Tournier, les arbres-passeurs et la vie sauvage nous rapprochent de notre intimité lumineuse, du Beau et du Ciel, réels et symboliques. A contrario, la (grande) ville, avec ses immeubles totalitaires et leurs fenêtres « vissées » qui remplacent l’air libre par la climatisation, nous enlaidit et nous confine dans un matérialisme corrupteur.
Alors vision binaire du Bien et du Mal ? Certes, non. Dans l’œuvre de Michel Tournier, nuances et contradictions rejettent les oppositions simplistes. L’auteur exprime avant tout une « littérature de célébration de la vie ».
À cet égard, en brossant des contes revisités par un sens singulier de la Nature, l’écrivain Tournier, inclassable, en marge des grands courants, maniait aussi l’art de réunir les générations. « Quand tout le monde peut me lire, mêmes les enfants, c’est la preuve que j’ai donné le meilleur de moi-même »,disait l’auteur.
La fugue du petit Poucet réussit parfaitement cette ambition. Avec malice et ironie, la fable met en scène M. Poucet, chef des bûcherons de Paris, annonçant à sa femme et son fils un collégial cadeau de Noël : sa corporation ayant coupé suffisamment d’arbres en ville pour que « Paris s’adapte à l’automobile », le ménage va pouvoir s’installer dans une tour moderne de 23 étages. 23 pages plus loin, le petit Poucet, ne voulant pas « d’éclairage au néant, ni d’air contingenté » se retrouve quelque part en forêt de Rambouillet. Pas si loin de la grande cité… C’est la rencontre avec Logre et ses filles, et leur philosophie à la fois sensuelle et spirituelle. « Plus vous voulez vous élever, plus il faut avoir les pieds sur terre. Chaque arbre vous le dit », raconte Logre.
Ainsi l’œuvre entière de Tournier est imprégnée de cette écologie, quête d’élévation, qui se méfie d’une civilisation trop froide. Selon Tournier, tout ce qui nous rend trop artificiel nous souille.
Somme toute, philosophe de formation, passionné par l’œuvre de Gaston Bachelard, lecteur de Claude Lévi-Strauss, ami de Gilles Deleuze, le romancier natif de Paris avait choisi son camp : la campagne. L’homme Michel Tournier avait d’ailleurs fui la capitale française pour habiter un presbytère en vallée de Chevreuse. On relira avec joie son petit Poucet fugueur, en ces temps de confinement derrière nos murs plus ou moins civilisés… Sur la tombe de Tournier, tout près de sa maison, l’épitaphe composée par lui-même : « Je t’ai adoré, tu me l’as rendu aux centuples, merci la vie. »