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Regard sur les techniques mixtes de la sculpture

par Jacques Tcharny

Que signifie l’expression « les techniques mixtes de la sculpture » ? De quoi parle-t-on ? A quoi fait-on référence ? L’amateur reste désemparé : la sculpture polychrome, la sculpture chryséléphantine, les techniques mixtes…Tout se mélange dans son esprit… Nous allons mettre de l’ordre dans  cette confusion apparente.

La sculpture polychrome est surtout connue par des œuvres de métal, essentiellement le bronze, sur lesquelles différentes patines ( les couleurs en sculpture) ont été apposées, généralement à chaud à l’époque. La patine à froid sert plutôt dans les restaurations des bronzes mais existent des sculptures dont la polychromie fut créée à froid. Cette  technique existe depuis l’Antiquité égyptienne, voire mésopotamienne. Elle fut reprise par les grecs de la période archaïque : les statues de marbre  étaient peintes. La polychromie était connue à l’époque médiévale : on ne s’en rend plus compte aujourd’hui parce qu’elle a disparu, mais les sculptures romanes et gothiques étaient teintées.

La sculpture chryséléphantine est une invention d’une époque précise de la Grèce antique : celle du « style sévère », au final de la période archaïque ( vers -520/-480). Les grands sculpteurs de l’âge classique, particulièrement Phidias, lui donneront ses lettres de noblesse en lui conférant une haute valeur artistique et cultuelle. L’exemple le plus fameux en est la célèbre « Athena Parthenos » . 

Il s’agit d’une association très particulière de matériaux : sur une âme de bois sculptée et préparée, l’artiste apposait un « revêtement » de métal, de l’or en feuilles ou fondu pour les commandes les plus importantes, délicatement travaillé et adapté à la surface à recouvrir et à orner, tandis que les parties de chairs visibles : le visage, les bras et les mains, voire les jambes ou au moins les pieds,  étaient constitués d’ivoire travaillé. Naturellement, seules les plus célèbres statues pouvaient recevoir cette constitution d’apparat, le prix de revient en étant exorbitant.

Olécio partenaire de Wukali

La technique mixte, telle que nous l’entendons, est un association de matériaux divers : métal ( souvent le bronze), pierre( souvent le marbre), ivoire, etc… Certaines sculptures de Charles Cordier (1827-1905) associent marbre, bronze, ivoire, lapis-lazuli, émaux, porphyre, onyx… Les variations, sans être infinies, peuvent être nombreuses. Charles Cordier, sur ce plan, est une exception : en 1851 il devint « sculpteur ethnographique du musée d’histoire naturelle de Paris ». Toute sa vie fut consacré à  ce thème. Il n’avait plus à courir à la chasse aux commanditaires puisque l’état était son principal client. Ce qui ne l’empêcha pas d’exposer aux salons.

On définira donc la technique mixte comme une association d’au-moins deux matériaux différents dans l’érection d’une sculpture: bronze et marbre, bronze et ivoire, marbre et porphyre… L’exemple de l’association de bronze et de marbre nous semble typique des problèmes d’assemblage de l’œuvre : le marbre, qui est une pierre, est taillé et sculpté, alors que le bronze, qui est un métal, est fondu. Les deux techniques étant différentes, il faut créer individuellement chaque partie. Donc il faudra utiliser un atelier de fonderie d’un côté, un atelier de marbrerie de l’autre. Le travail d’assemblage se fera dans un atelier spécialisé. 

L’utilisation du pantographe ( appareil permettant d’agrandir ou de diminuer les dimensions d’un modèle), autour de 1780 pour le marbre, en 1834/1836 pour le bronze, réduisit les coûts de production. Malgré tout, les prix de revient des techniques mixtes sont très supérieurs à  ceux des mêmes modèles en bronze( jusqu’à plus de dix fois).

On imagine aisément que le coût d’une telle sculpture limitera le nombre d’exemplaires réalisés, et de plus en plus suivant la taille : plus grand, plus cher ! On comprend facilement que le nombre d’amateurs, capables de s’offrir un objet d’art si précieux, sera restreint.

L’événement se perdant dans les brumes de l’Histoire, il est impossible de fixer une époque précise ayant vu la naissance des techniques mixtes en sculpture. 

Ainsi, une célèbre statue romaine, « Le vieux pêcheur » dit « Sénèque mourant », hauteur 183cm, est constituée de marbre noir et d’albâtre pour la ceinture (aujourd’hui au Musée du Louvre). Figurant dans les collections du Duc Altemps à Rome, avant 1599,  acquis par le cardinal Scipion Borghese (1576-1623), elle fut posée dans une vasque en marbre brèche violette, dont la surface apparaît rouge sang. Elle est tellement restaurée qu’on ne peut  reconnaître son état initial : par exemple, les yeux peints ne sont pas d’origine. Ce genre de problème est courant avec les statues antiques.

Le trésor de Toutânkhamon prouve  que l ‘Égypte pharaonique connaissait les techniques mixtes. 

Mais  les détails les concernant viennent, essentiellement, des écrits gréco-romains parvenus jusqu’à nous, surtout  de ceux de Pausanias (dix de ses livres sont connus),  qui vécut entre 115 et 180, à l’époque de la dynastie des empereurs antonins (96-180), à l’apogée de la grandeur romaine.  On le surnomme « le grand voyageur de l’Antiquité », en référence à ses innombrables déplacements dans tout le bassin méditerranéen, voire au-delà. C’est lui qui fit des descriptions précises du Zeus d’Olympie et de l’Athena Parthenos d’Athènes, deux œuvres de Phidias.

De ce qui précède nous conclurons, sans étonnement, que ce sont les périodes de plus grande expansion des civilisations antiques qui permirent l’épanouissement des techniques mixtes en sculpture : 18ème dynastie égyptienne, Athènes sous Périclès, Rome des Antonins…

Le Moyen-Âge connut aussi des ouvrages en techniques mixtes, de plus petites tailles( souvent des trésors monastiques). Mais c’est la Renaissance qui fera refleurir les techniques mixtes, à Sienne et surtout à Venise

De nombreuses représentations de « Maures » furent réalisées en techniques mixtes par les sculpteurs vénitiens : tête noire de bronze ou de marbre, habits de riches marbres de diverses teintes, socle en marbre monochrome de moins belle qualité, yeux peints, voire en sulfure. Souvent, les œuvres  forment des paires : l’une montre un regard , voire une inflexion du cou, orienté vers la droite ; son pendant vers la gauche. Ce sont donc de vraies paires, pas des répétitions de modèles. Elles servaient de décor dans les palais de la Sérénissime. On peut supposer que les guerres, longues et incessantes, menées par Venise contre les Turcs, dans tout le bassin méditerranéen, furent à l’origine de ces sujets sculptés.

Nicolas Cordier. La bohémienne

A contrario, Florence rejeta complètement les techniques mixtes. Ghiberti, Donatello, Verrocchio, les ignorèrent superbement. Michel-Ange les connaissait, mais ses recherches de pureté et d’absolu firent qu’elles subirent un bannissement total et définitif, au profit du marbre blanc. Son influence fut telle que la sculpture en techniques mixtes ne réapparaîtra qu’au milieu du 19ème siècle en Toscane. Seules étaient tolérées les sculptures décoratives dans le domaine : parce que considérées comme des travaux de fabrication par des ouvriers spécialisés, et non comme des œuvres d’art inventées par d’authentiques artistes.

Le Baroque, moins intransigeant, utilisa  fréquemment les techniques mixtes. Il suffit de visiter le musée de la Villa Borghese, à Rome, pour s’en convaincre. C’est qu’à Rome, le monde entier passait. Les intérêts et les goûts artistiques étaient donc plus variés. Un sculpteur lorrain, ayant fait l’essentiel de sa carrière dans la ville éternelle, Nicolas Cordier ( Nicola Cordigheri en italien) (1567-1612), en fut le représentant principal.

Mais la redécouverte du chef d’œuvre, créé volontairement en techniques mixtes, se fit seulement  vers le milieu du 19ème siècle, notamment en France, après des débats artistiques houleux, voire violents, et quand les conditions économiques le permirent. Ce qui advint avec le triomphe de la bourgeoisie d’argent, sous Louis-Philippe Ier et sous Napoléon III.

Minerve du Parthénon. Pierre Simart. Château de Dampierre, Yvelines

Aussi, commençons par une exception qui confirme la règle : la « Minerve du Parthénon » de Pierre Simart (1806-1857), composée en techniques mixtes dans l’acceptation moderne du terme, car faite de bronze patiné, bronze doré et ivoire, présentée au salon de 1855, conservée aujourd’hui au château de Dampierre.

Les masses d’ivoire utilisées, sculptées et polies, sont impressionnantes. Cette tentative de restitution du modèle antique( qui mesurait une douzaine de mètres de hauteur), au quart de l’échelle( soit environ trois mètres), ne peut pas être qualifiée de chef d’œuvre : aucune vie n’en émane. Mais elle a le mérite d’exister, d’être de grande taille et d’avoir montré aux jeunes sculpteurs  le chemin qu’ils auraient à parcourir.

Charles Cordier. « Homme du Soudan français » présenté au Salon de 1857 sous le titre de « buste de nègre du Soudan », bronze et albâtre. Acquis par la Maison de l’empereur Napoléon III. Musée d’Orsay

C’est avec Charles Cordier, dont nous avons parlé plus haut, que l’art des techniques mixtes atteint, pour la première fois depuis des lustres, les sommets du possible. Il faut visiter le musée d’Orsay pour le comprendre : ses magnifiques portraits ethnographiques imposent le silence, le respect et l’admiration au connaisseur. Ils sont amples, larges, vivants. Ils prennent possession de leur espace environnant comme de l’esprit du spectateur. 

Charles Cordier (1827-1905). Juive d’Alger.
Bronze, bronze émaillé, marbre, onyx et porphyre
CNAP (Centre National des Arts Plastiques)
en dépôt au musée Saint-Loup de Troyes

L’association des différents matériaux ( bronze, marbres de couleurs, onyx, porphyre, albâtres, lapis-lazuli, pierres dures, émaux, etc…), sous la houlette du spécialiste qu’était le sculpteur, crée une harmonie, visuelle mais aussi tactile, qui charme l’œil.  L’unité, spirituelle et physique, qui s’en dégage  est d’une perfection totale. L’époque l’a reconnue, dans une unanimité rare et inhabituelle. 

La beauté qu’exprimaient les statues de Cordier était telle que peu d’artistes osèrent se frotter aux techniques mixtes avant une vingtaine d’années. Puis ce fut la ruée, vers la fin du 19ème siècle. En 1925, les techniques mixtes triomphaient aux salons et dans les expositions. La crise mondiale américaine de 1929 atteignit l’Europe en 1933 : ce fut la fin du luxe dont disposaient les plus fortunés. Bien évidemment, les techniques mixtes disparurent de la circulation et leur fabrication s’arrêta. La Deuxième Guerre mondiale en fit des dinosaures passés depuis longtemps oubliés. Ce n’est qu’au milieu des années 1960 qu’un regain d’intérêt se fit jour et qu’on les redécouvrit. Aujourd’hui les techniques mixtes de qualité atteignent des prix impressionnants en vente : elles sont inabordables pour un simple amateur. Juste retour des choses…

Les sculpteurs européens, voire américains, ayant traité le thème sont trop nombreux pour être cités. Nous allons nous focaliser sur quelques sujets, parmi les plus représentatifs du type.

Corinthe. Jean-Léon Gérome. Bronze et émail

Jean-Léon Gérome (1824-1904), peintre académique, eut une carrière officielle très brillante : grand prix de Rome, académie, professeur aux beaux-arts… Il s’écria, en plein débat avec les impressionnistes qui regardaient avec mépris l’école des beaux-arts, : « Messieurs, il vaut mieux être pompier qu’incendiaire ! ». Il affirma également : «  C’est la peinture qui insuffle la vie à la sculpture ! ». Malgré ses déclarations péremptoires, c’était un artiste de talent.

 Il s’intéressa à la sculpture dès 1870. Sa Tanagra et sa Sarah Bernhardt furent appréciées mais son chef d’œuvre en techniques mixtes sera son dernier travail, Corinthe. En 2008 le musée d’Orsay fit l’acquisition du modèle original, en plâtre polychrome, cire colorée et fil métallique, dimensions :47,5 cm de hauteur, 33 cm de largeur et 30 cm de profondeur. Gérome le créa en 1903/1904. Il lui servit de modèle pour la réalisation du marbre, qui resta inachevé à sa mort. Ce dernier sera terminé par Émile Decorchement, son assistant,  et présenté au salon  de 1904 sous le n°2922. Sur le livret du salon on peut lire :  « Une femme nue couverte de véritables bijoux est assise sur le chapiteau d’une colonne corinthienne en marbre vert ». Le succès fut énorme, sidérant. Donc les commandes affluèrent. 

Jean-Léon Gérome. Corinne. Bronze, marbre, et émail

Dans l’inventaire après décès de Gérome, on mentionne : « La Corinthe en plâtre polychrome sur une colonne » et : « La Corinthe en marbre blanc, en cours de réalisation, sur un socle en bronze ». Or existe une trentaine d’exemplaires répertoriés de ce modèle, d’autres sont, inévitablement, dispersés dans le monde. Le nombre total doit se situer autour d’une centaine, ou un peu plus. 

Ce qui signifie qu’ils furent, absolument tous, réalisés après la disparition de l’artiste en 1904, et pour le compte de ses ayants-droits. On peut, raisonnablement, supposer que les commandes particulières s’arrêtèrent en 1914, avec l’explosion de la « Grande Guerre ». 

Ce qui importe, c’est que chaque exemplaire semble légèrement différent, tout au moins dans ceux que l’on connaît : l’un tout en bronze doré sur sa colonne, l’autre en bronze doré avec bijoux d’émail sur colonne de bronze, un troisième est en marbre sur colonne de bronze, un quatrième en bronze et marbre sur colonne de bronze doré, le suivant en bronze et ivoire sans bijoux sur colonne de bronze, encore un autre en bronze et ivoire sur colonne de bronze, mais avec les bijoux en émail…

Arrêtons-là cet inventaire à la Prévert. Retenons-en sa signification : l’individualisation de chaque exemplaire vendu, puisque tous ceux connus à ce jour présentent des variations de matériaux : du bronze doré monochrome aux techniques mixtes différentes, avec emploi de marbre, d’ivoire, d’émail….

Cette recherche de matériaux luxueux, à intégrer à un nouvel exemplaire du modèle, prouve bien l’intérêt de la « Belle époque » pour les matières exceptionnelles très coûteuses. C’est bien normal puisque les années 1880/1914 virent le triomphe de l’argent-roi. Notre temps n’a rien inventé…

Ernest Barrias (1841-1905) fur formé à l’École des Beaux-arts, sous la férule classique. Grand Prix de Rome en 1864, on le retrouve sur le chantier de l’Opéra de Paris. En 1881, il reçoit une médaille d’honneur au salon. Il entre à l’Institut en 1884, puis devient professeur aux Beaux-arts. Il est fait commandeur de la légion d’honneur en 1900. C’est donc un artiste ayant réussi sa vie professionnelle.

La Nature se dévoilant à la Science (1899). Ernest Barrias (1841-1909). Musée d’Orsay, Paris

En 1889 il reçoit la commande de « La nature se dévoilant devant la science », statue prévue pour orner la nouvelle faculté de médecine de Bordeaux. C’est une allégorie : la jeune femme retire les voiles qui couvrent son visage. Elle montre une face classique, d’une grande pureté, l’ensemble de la sculpture dégageant une très belle harmonie. 

Après cette première version en marbre blanc, l’artiste en réalise une seconde, en marbres polychromes, destinée à orner l’escalier d’honneur des Arts et Métiers. C’est l’exemplaire conservé aujourd’hui au musée d’Orsay. Il date de 1899. Ses composants sont : marbre et onyx d’Algérie, scarabée en malachite, ruban en lapis-lazuli, terrasse en granit gris. Ses dimensions sont : hauteur 200 cm, largeur 85cm et profondeur 55 cm. 

L’effet général montre une unité de facture d’une richesse surprenante : les différentes parties furent taillées très délicatement, de façon à bien mettre en valeur la puissance, décorative et ornementale, de toutes les matières utilisées. Le polissage joue avec la lumière sur les veines de l’onyx du voile, sur l’aspect « jaspé » du marbre rouge composant la robe, sur la pureté du marbre blanc statuaire de Carrare composant le visage, la poitrine, les bras, les mains et les pieds, sur la réfraction du scarabée en malachite et du ruban en lapis-lazuli, deux pierres dures nobles dont toutes les civilisations ont fait l’éloge. 

Son hiératisme imposant, cause de sa prise de possession de l’espace environnant, est une réelle invention du sculpteur qui ne doit rien aux siècles passés, ni à ses contemporains. Ce hiératisme spécifique est un principe sculptural ancien, voire antique,  retrouvé par Barrias. C’est lui qui donne son intemporalité à l’œuvre. C’est le motif de son succès auprès du public.

L’œuvre est un moment particulier, fait d’équilibre, d’harmonie et de sérénité, d’un mouvement général de redécouverte de la sculpture en techniques mixtes, issue des chantiers archéologiques et des travaux de Cordier, et ce depuis une quarantaine d’années.

Le succès au Salon fut foudroyant. Si bien que le sujet fut édité en bronze et en techniques mixtes (bronze, marbre, ivoire, malachite, onyx, lapis-lazuli…) à un nombre d’exemplaires très élevé et en, au moins, quatre hauteurs différentes (jusqu’à 1 mètre). On considère, de nos jours, que c’est l’un des  modèles les plus reproduits de la sculpture d’avant 1914. On s’accorde aussi sur le fait que l’œuvre appartient au style « Art nouveau » qui triomphe aux salons, autour de 1900. 

Le terme signifie moins en sculpture que dans les arts décoratifs qui, eux, sont un début de révolution artistique moderne effectuée consciemment, en se rapprochant du monde réel environnant, sans négliger complètement le passé.

Mais ce fut une période très créative et très inventive pour tous les sculpteurs de talent. Barrias était de ceux-là. 

Denys Puech (1854-1942) Musée du Petit Palais

Denys Puech (1854-1942), nettement plus jeune que Barrias, eut une carrière officielle éclatante : issu d’une modeste famille d’agriculteurs, il sera apprenti-marbrier à Rodez avant d’entrer à l ‘École des Beaux-arts de Paris en 1872. Grand prix de Rome en 1884, il reçoit de très nombreuses commandes de l’état, tout au long de la Troisième République. Académicien en 1905, il fonde le musée des Beaux-arts de Rodez (aujourd’hui musée Puech) dès 1903. Il sera directeur de la Villa Médicis à Rome de 1921 à 1933. 

En de rares occasions (des commandes privées), il s’intéressera aux techniques mixtes. Dans ce genre, sa figure allégorique intitulée « La pensée », sculpture en marbre rouge, marbre vert et marbre blanc statuaire de Carrare, sur base de marbres décoratifs,  de dimensions : hauteur 180cm, largeur 62cm, profondeur 57cm, datée de 1902, portant cette dédicace sur le côté : « DERNIER SOUVENIR DE MAD DUCHESNE- A SA SOEUR MADAME HERBET », en est le plus beau fleuron.  Elle est conservée au musée du Petit Palais à Paris.

Sa mise en place dans l’espace est, visiblement, moins assurée que celle de « La nature se dévoilant » de Barrias : son aspect décoratif est plus marqué. Mais elle reste une œuvre de qualité, réalisation d’un artiste connaissant son métier.

Si l’expression du visage est limitée, la flexibilité du corps est bien apparente : l’inflexion est donnée par les mouvements délicats de repli du bras droit ainsi que par le début de rotation du cou et de l’épaule droite. Une grande douceur émane de cette tête « pensive » : pas d’action mais de la réflexion, débouchant sur une distanciation intellectuelle du sujet, dont la face semble lointaine au spectateur, comme réfugiée dans un monde parallèle. Le fait que le regard est orienté au-dessus de l’observateur, impliquant l’effet que nous venons de décrire, en est à l’origine.

On remarquera que le polissage de la sculpture apparaît lustré : la patine utilisée a du être enrichie, sous une forme ou une autre ( cire?). Autre détail important pour la compréhension de ce qu’est l’application d’une couleur sur le marbre : chevelure et coiffure sont teintées, conférant sa blondeur à la jeune femme. Colorer un marbre est toujours un problème ardu : il ne faut aller ni trop loin ni pas assez en profondeur, sinon les cristaux du marbre ne seront plus aptes à la réfraction et l’effet de fascination n’existera plus.

Tous ces éléments sont constitutifs de la belle réussite de cette commande particulière.

Jusqu’ici nous avons étudié des réalisations de sculpteurs français. Nous allons donc nous intéresser à des créations d’artistes étrangers. 

A commencer par Max Klinger (1857-1920), peintre, graveur et sculpteur allemand dont la notoriété dépassa, largement, les frontières de son pays. Il connut une brillante carrière officielle. On le situe dans la grande vague des symbolistes européens, quelque peu frottés de romantisme germanique : le « Sturm und drang ».

Max Klinger (1857-1920). Beethoven. Museum der bildenden Künste, Leipzig.

Sa sculpture la plus connue : son Beethoven, mesure plus de trois mètres de hauteur, base incluse. C’est, déjà, un petit monument. L’œuvre est conservée au musée de Leipzig. L’élaboration en fut très lente : elle dura quinze ans. Une première maquette complète existe, elle date des années 1885/86. C’est du gypse teinté. C’est seulement en 1902 que l’édifice  fut terminé. Perfectionniste et quelque peu insatisfait, l’artiste pris son temps. Ensuite, il se pencha sur le problème des matériaux constitutifs de sa statue. Il en choisit de classiques : marbre, albâtre, bronze et ivoire. Mais aussi d’improbables : l’ambre et la céramique émaillée ou l’émail (?), pour le décor de la partie interne supérieure  du fauteuil. 

Que voyons-nous exactement ? Un personnage renfrogné, alors qu’il devrait être montré tourmenté, est assis sur un trône d’apparat grandiloquent. Le menton volontaire, les lèvres serrées, le regard lointain qui ne voit qu’en lui-même, il est en phase de concentration : le « génie créateur » de cet ersatz de Beethoven est censé être en gestation d’une de ses œuvres majeures. Sa chevelure est bouclée. On reconnaît parfaitement le musicien. Mais la mollesse du travail laisse pantois : le bras droit est ridiculement inerte ; le poing droit serré est grotesque et absurde ; la chair est flasque : aucun muscle n’est visible, à croire que le personnage montré est un pantin désarticulé. Tout est laid dans l’interprétation du sujet. Le rejet, pour ne pas dire le scandale, lors de sa présentation au salon viennois de 1902, fut général : aucun esprit n’émane de cette sculpture. Quant à montrer Beethoven en dieu mythologique, c’était un contresens total. L’aigle aux pieds de l’homme, dont la forme se reconnaît difficilement, est supposé être l’emblème de Jupiter. Il est si mal conçu et si mal fagoté qu’il tient à peine sur le socle, à deux doigts de s’effondrer. C’est navrant.

Nu jusqu’aux hanches, les jambes de Beethoven portent un manteau dans la tradition de l’antiquité. Le corps est fait de marbre blanc( sans doute du marbre blanc statuaire de Carrare), le vêtement de marbre jaune ( sans doute du jaune de Sienne). Ses sandales sont des modèles antiques de marbre blanc. La base stupide, liant l’aigle et l’homme, déborde du piédestal, créant un effet désastreux de distorsion optique. Les décors de têtes d’anges en ivoire, ceux en ambre et en émail (?) sont ineptes.

Cette sculpture, qui a marqué son temps, n’a que deux qualités : sa grande taille et sa démonstration de  l’incohérence de la vision de Max Klinger : un Beethoven songeur, assis nu au milieu des anges, un aigle à ses pieds !

Si nous avons voulu déchiffrer ce monstre sculpté, c’est pour mettre en évidence que l’art des techniques mixtes nécessite une parfaite connaissance des matériaux, ainsi qu’une vision synthétique du sujet désiré. Ce qui n’est pas le cas ici…

Sir Alfred Gilbert (1854-1934). Saint George

Le britannique Alfred Gilbert (1854-1934) fut un sculpteur d’une toute autre trempe. Il a marqué l’histoire de la sculpture de son pays. Figure de proue du mouvement appelé « The new sculpture », il est doté d’un génie naturel pour l’art tridimensionnel. Admis à la  Royal Academy School en 1873, il quitte Londres pour Paris en 1875, où il devient élève aux Beaux-arts. C’est là qu’il découvre une œuvre du toulousain Antonin Mercié (1845-1916) exposée au salon de 1872 : « David vainqueur de Goliath » (musée d’Orsay), qui sera un des deux points de départ de la nouvelle école de sculpture anglaise, l’autre étant le David de Donatello ( musée du Bargello, Florence).

Puis il s’installe quelques années à Rome avant de revenir en Angleterre en 1885. Ses œuvres, d’une conception et d’un style totalement neufs, vont y faire sensation. La bonne réception de son « Perseus Arming », 1882, puis de son « Icare », 1884,  par le public cultivé comme par les critiques d’art, feront de lui le plus prisé des sculpteurs du temps. Il reçut de nombreuses commandes officielles, y compris royales (Mémorial du jubilé de la Reine Victoria, 1887). Sa fontaine commémorative Shaftesbury, de Picadilly Circus, montre  quel niveau d’adhésion ses travaux avaient atteint. Suite à sa faillite retentissante (il était mauvais gestionnaire) il s’exila à Bruges avant de revenir finir son existence en Angleterre.

Si Gilbert a révolutionné style, manière, sujets et évolution de la sculpture britannique, c’est aussi parce qu’il introduisit de nouvelles techniques de moulage au Royaume-Uni : c’est lui qui y fit redécouvrir la fonte à la cire perdue. Tandis que ses goûts prononcés pour la polychromie, les techniques mixtes et les alliages métalliques différents du bronze ( aluminium par exemple) devaient provoquer une émulation entre les ateliers de fonderie et susciter des vocations parmi les jeunes  sculpteurs de talent de l’époque.

Un exemplaire de son saint Georges, bronze et ivoire à patine verte, 46,5cm de haut, sur un socle de bois, a été acquis par le musée d’Orsay. Le nombre exact  d’exemplaires réalisés reste ignoré, encore aujourd’hui.

L’élégance du style de l’artiste y saute aux yeux : léger allongement maniériste du sujet, finesse et préciosité des détails de bronze de l’armure couvrant le corps jusqu’aux chausses, mains d’ivoire fines et longues, visage dans le prolongement du cou, face individualisée, très réfléchie, dont  le regard s’attarde sur la dépouille du dragon. Tête et cou furent sculptés dans un unique morceau d’ivoire et, de ce fait, donnent une plus grande cohérence à la statuette. Enfin l’immense lance à la garde décorée d’attributs religieux( le Christ en croix).

Ajoutons que l’animation du sujet se fait aussi par la triple flexion du corps, aussi discrète soit-elle : les jambes, un peu orientées vers la gauche, sont suivies d’une inclinaison du bassin, du thorax et de l’abdomen, vers la droite ; avant que les épaules et la tête ne redeviennent droites. Ce qui introduit les notions de mouvement et de rotation. L’origine, lointaine, de la triple flexion est à rechercher dans la sculpture indienne classique : la célèbre tribhanga

Ce qui se dégage de cette œuvre, c’est l’unité d’ensemble  dans le respect et la conformité de toutes les parties. Mais tout se fait dans une douceur inattendue pour le sujet. La synthèse y est parfaite, autant que l’analyse structurale des éléments constitutifs de la sculpture.

Aujourd’hui, la plupart des œuvres de Gilbert sont conservées dans des musées, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Le dernier exemple dont nous parlerons est un travail de Demetre Chiparus (1886-1947), dont l’œuvre appartient au style « Art Déco » qui triomphera à l’exposition du même nom en 1925, à Paris.

Demetre Chiparus. Danseurs. Sculpture chryséléphantine en bronze à patine d’origine, rehaussée de couleur à têtes et bras en ivoire (légers cheveux). Fonte d’édition d’époque de Etling, marque d’éditeur. Socle d’origine en onyx rouge et marbre Portor à corps ovalisé en biais. Signée sur le socle. H aut. 45,5 cm (sujet seul) – H. 57 cm (totale)

Après quelques études, il quitte son pays natal, la Roumanie, en 1909, arrivant à Paris en 1912. Très vite, son style plaît.  Les commandes vont affluer. Sa grande période créative s’étend de 1914 à 1933 ( quand la crise mondiale atteint l’Europe). 

Pour expliquer sa manière de composer, citons un extrait d’article paru dans « La Tribune », le 10 mars 2007 : « Après quelques dessins, l’artiste réalisait une « plastiline », un matériau ductile comme l’argile, qui prend sa forme définitive en durcissant. Le fondeur assemblait le travail d’ivoire et la patine de métal, puis le tout était peint à froid. Enfin, un socle en marbre ou en onyx complétait la statuette ».

Le succès aidant, les éditions des statuettes de l’artiste furent très nombreuses, en différentes tailles. Il s’intéressera particulièrement à représenter des sujets dansants. 

Nous nous attacherons à l’un d’eux : « Le couple de danseurs russes » ( Nijinski et la Pavlova?). Têtes, bras et mains sont faits d’ivoire, le reste du corps est de bronze patiné avec des variations du vert clair au vert sombre. Le socle est de marbre.

On remarque immédiatement l’absence d’individualisation des visages : rien ne permet de caractériser les danseurs. Ils arborent un sourire niais : la bouche est entrouverte, les lèvres esquissées mais peu marquées, les yeux montrent un regard vague, les joues sont  inexpressives et les nez similaires. Les deux personnages sont présentés dos à dos mais, ô surprise, les visages se font face et les danseurs ont l’air de discourir !

C’est le mouvement de danse qui attire l’œil : il est assez bien rendu, conférant un certain attrait à la sculpture. Les détails sont correctement mis en valeur, notamment les costumes très détaillés, les cymbales, les chaussons et les chapeaux. On voit que de l’ivoire apparaît sous la tenue de la danseuse, chose extrêmement difficile à obtenir. La composition et la structure du sujet tiennent donc bien la rampe, permettant au spectateur d’accepter la vision mièvre de l’artiste. C’est sa mièvrerie qui fit son succès auprès du public : ainsi, l’agréable sujet plaît à l’œil, quelque peu atone, de l’amateur du temps. Seul l’aspect décoratif compte. On ne s’étonnera donc pas du triomphe de Chiparus  à l’exposition de 1925, dite des Arts décoratifs. L’artiste connaît son métier. Son talent ne se perçoit que dans des sujets de danse. D’ailleurs, il ne s’aventurera que rarement en terre inconnue : il se savait limité et ne prit jamais de risques. On le comprend au demeurant.

Le monde des techniques mixtes est, tout autant, vaste et méconnu. Sans être une terre totalement vierge, les travaux d’analyse et de synthèse sur le thème en sont à leurs débuts. Leur étude prouve la haute Antiquité et la longue Histoire du sujet. Nous avons voulu y intéresser le lecteur. Par la force des choses notre vision est partielle, sinon parcellaire.
Nous espérons seulement avoir donné l’envie d’aller plus loin pour en savoir plus. 

Illustration de l’entête: Thaïs. Demetre Chiparus

                            

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