Une sculpture comme il est rarissime d’en rencontrer et qui plus est une sculpture double face, Méphistophélès et Marguerite pas moins ! Comme expert en sculpture, j’ai eu l’occasion de voir beaucoup d’œuvres variées, parfois exceptionnelles. En tant que grand voyageur il m’est arrivé de me trouver face à des statues magnifiques, appartenant à d’autres civilisations ou à la nôtre. Mais jamais, au grand jamais, je n’en ai revu une comparable à celle dont je vais vous parler.
En Inde centrale, dans la mégapole de Hyderabad existe un très important musée d’art occidental nommé le : « Salar Jung Museum ». Je l’ai visité il y a une vingtaine d’années. Dans ce lieu est exposée une statue en bois de sycomore que l’on ne peut pas oublier. Elle est d’origine européenne, grandeur nature et fut achetée en France en 1876. Le sujet est célèbre : Méphistophélès et Marguerite, d’après le Faust de Goethe (1808). Mais, aussi invraisemblable que cela paraisse, son créateur est resté inconnu.
Un personnage masculin, satanique et souriant, semble inviter le spectateur à discuter avec lui. La vie qui en émane impressionne tellement que l’évidence s’impose : il s’agit d’un travail de sculpteur, pas de celui d’un praticien. Non seulement l’artiste connaissait son métier mais son talent saute aux yeux.
Notamment, le visage est d’une finesse et d’une expressivité dépassant, et de loin, tout ce que pouvait offrir le dix-neuvième siècle dans le style démoniaque, alors très en vogue: pupilles enfoncées profondément dans les orbites, yeux plissés donnant l’aspect d’être fendus en amande, pommettes hautes, front ridé, nez droit aux narines incisées et frémissantes, barbe et moustaches fournies dissimulant une bouche aux lèvres entr’ouvertes, sourcils d’une pilosité telle qu’ils sortent du cadre de la figure en formant de petites « cornes du diable »(1)*.
La tête est couverte d’une capuche, tandis que le cou, fortement marqué, est souligné par un genre de collerette : le liseré du vêtement recouvrant la poitrine. Une sorte de robe cache les jambes, séparée de l’habit haut par une ceinture cloutée très inclinée. Ce qui accentue un effet saisissant : l’impression que le démon souffle. Méphistophélès bombe si fort le torse que le ressenti de l’observateur est de le voir et de l’entendre respirer ! Sa jambe droite, dans une bottine, paraît quasi fixe. La gauche est au repos et n’apparaît pas, parce que sous le bas de la robe. L’artiste connaît ses classiques : il crée ainsi un « contrapposto », le célèbrissime déhanchement issu de Donatello.
L’effet de torsion accuse un instinct vital puissant. Un autre coup de génie de ce sculpteur anonyme est d’avoir reporté les bras vers l’arrière tout en respectant l’anatomie humaine : aucune faute, aucune erreur technique ne vient affadir la représentation du sujet. Par conséquent le corps de Méphistophélès apparaît un peu décalé vers l’arrière, mais d’une manière très naturelle. Pour assurer, encore plus fortement, la stabilité de l’œuvre et sa vision parfaite sans interférence, la garde décorative d’une épée, elle aussi en bois, cache le bras gauche de l’être satanique.
L’œuvre est d’une qualité supérieure, démontrant la classe de ce travail hors-du-commun. Car il ne faut pas s’y tromper : les tailles directes en bois sont tout sauf faciles à réaliser. Elles demandent un long apprentissage et un entraînement poussé. Sinon ? Les résultats manquent de spontanéité, de cohérence et de crédibilité.
Tout cela est bien mais, objectera le lecteur qui a de la mémoire, qu’est-ce qu’il y a d’unique dans cette œuvre que l’on ne trouve nulle part ailleurs ?
Pour le voir, reportez-vous aux photos : elle montre notre personnage démoniaque devant une gigantesque glace. Regardez son reflet dans le miroir. Vous devriez voir le dos de Méphistophélès, n’est-ce pas ? Vous n’en croyez pas vos yeux mais….Ça paraît impossible et pourtant…Vous n’avez pas la berlue, il n’y a aucun doute : apparaît une figure féminine en pied !
Que se passe-t-il ? On pourrait qualifier l’œuvre de Statue-Janus : dans la même pièce de bois est taillée Marguerite ! Les deux personnages sont sculptés dans un seul bloc de bois, sur deux faces opposées.
La jeune femme est, légèrement, penchée vers l’avant : c’est le contrepoint nécessaire au mouvement du corps de notre diable. Sa tête est positionnée exactement dans le prolongement de celle du démon(2)*.
Marguerite montre un visage dans lequel éclot un doux sourire discret. Les traits de sa figure sont tout aussi individualisés que ceux de son double maléfique. Mais leur pureté naïve est en totale opposition avec les siens.
Remarquons que, du fait de l’utilisation du même support, les deux personnages ont la même taille. Mais en laissant plus haute la capuche du côté masculin et en l’abaissant du côté féminin, l’artiste introduit une différence de taille bienvenue. Pour Marguerite, les bordures de cette cornette sont soulignées de parements dentelés.
On notera que les costumes des deux personnages sont censés être médiévaux…Tel que l’entendait le néo-gothique et les romantiques du 19ème siècle !
Aujourd’hui, nous connaissons beaucoup mieux le Moyen-Age. Nous savons pertinemment que cette vision du vêtement est erronée.
Sa main droite, qui est le bras gauche de son parèdre, porte une fleur. Son avant-bras droit, replié, montre une main tenant un missel ou livre de prières. La poitrine féminine est bien distincte : on devine les seins sous le vêtement. Sa robe est ouvragée et une sorte de chapeau, lié par des rubans à la ceinture, apparaît vers le bas , sur la robe. Seuls ses pieds sont visibles, orientés dans son sens, les jambes restant cachées.
Le créateur de cette œuvre incroyable a réussi son pari : deux sculptures en une seule statue, sans aucune erreur technique, sans la moindre faute anatomique, dans la perfection la plus absolue et le respect le plus complet de la nature.
L’artiste a travaillé un unique tronc d’arbre pour obtenir ce résultat : c’est vraiment extraordinaire, et ce n’est pas à la portée de n’importe qui.
Le support est en bois de sycomore de couleur jaune-blanc : un bois dur et homogène facile à travailler. Il appartient aux bois dits « semi-précieux » quand il est de belle qualité. Il est utilisé en ébénisterie ainsi qu’en lutherie. Autrefois il était indispensable dans la fabrication des sabots.
Rappelons que le sycomore est le symbole du chagrin d’amour dans le théâtre de Shakespeare, et plus largement dans le théâtre élisabéthain.
Faust
Comme chacun sait le thème de Faust, l’homme qui a vendu son âme au diable, a inspiré l’art romantique. A commencer par Delacroix lui-même qui réalisera les illustrations pour la publication de la traduction française du Faust de Goethe, chez Motte et Sautelet en 1828. Ce sera l’acte de naissance du « livre de peintre ».
Or, dans ses illustrations, Delacroix offre la vedette non pas à Faust mais bien à Méphistophélès ! Le mal c’est lui. Le bien c’est Marguerite. Faust y devient une sorte de marionnette dont son créateur tire les ficelles. Goethe, avec sa finesse habituelle, que peu de latins saisissent, l’avait compris(3)*
Les artistes français, voire d’autres, lui emboîteront le pas. Pourquoi ? Sans porter le moindre jugement, si Faust, Méphistophélès et Marguerite ont tellement fasciné les romantiques, c’est que l’aspect psycho-psychanalytique de ce mythe universel correspondait à leur vision du monde et à leur ressenti: polarisés, entiers, sans nuances et sans concessions. C’est un manichéisme que notre époque ne peut même pas imaginer.
Cela étant, n’oublions pas que le bien et le mal font bon ménage dans la création artistique. Les variations sur le thème sont infinies…
En sculpture, on est incapable de dénombrer les œuvres créées sur ce sujet. Mais celle-ci bat tous les records : par sa taille, par le matériau utilisé, par la précision et la finesse des détails rendus et, avant-tout, par l’incroyable dichotomie physique proposée.
Mais, en tant qu’expert du domaine( à la retraite), je refuse de me cacher derrière ce fait pour ne pas tenter une approche analytique, ni une tentative de synthèse, d’appréhension et de compréhension, de cette statue absolument unique.
Exit Faust, la statue a donc une double apparence : d’un côté Méphistophélès, de l’autre Marguerite. Le premier est le mal, la seconde est le bien.
L’idée de traiter les deux en positif-négatif fusionnel ne peut être le fait d’un sculpteur de deuxième zone : il aurait été incapable de l’imaginer, a fortiori de la réaliser. Car ne nous y trompons pas : la sculpture est un travail exceptionnel. Pour le dire crûment : c’est l’œuvre d’un génie. La main de son créateur n’a pas hésité, ni tergiversé, car tout y est parfait : le choix du bloc de bois, les dimensions choisies, le traitement des masses comme l’expressivité des détails, l’union symbolique d’éléments antithétiques et de sentiments contradictoires.
Il y a fusion, équilibre et harmonie entre le mental (l’idée), le visuel ( l’œil qui décide de la mise en place) et le technique ( la main qui interprète). Ce qui est la définition du classicisme artistique.
Dans le style démoniaque, qui fut en vogue des années du début de la Restauration, vers 1820, jusque vers 1880/1900, le fait n’est pas banal : l’exagération, l’excès, la caricature y dominent.
Nous sommes là aux antipodes d’une représentation aléatoire du sujet diabolique : tout y était prévu, programmé, réfléchi en « amont » : la réflexion a précédé la création. C’est la griffe d’un sculpteur de grand talent, voire d’un génie. La force qui s’en dégage vient de l’intérieur du sujet. Elle s’épanche vers l’extérieur, habilement dissimulée sous les masses vestimentaires. Cette discrétion, volontaire, est impeccablement contrôlée.
Alors qui l’a créé ce diable ? De quel pays était-il?
Le travail d’expertise ne consiste pas à jouer les prestidigitateurs, à sortir un nom de son chapeau pour éblouir son auditoire, lequel applaudira à tout rompre la performance de cet expert si perspicace qui, soyons-en sûrs, obtiendra les palmes académiques. Ce genre d’attitude porte un nom : c’est une escroquerie.
La réalité est plus prosaïque, plus authentique. La première remarque concerne les constantes de l’époque, qui marquent l’apogée de l’académisme sculptural, quel que soit le pays européen d’origine. La seconde est le cadre psychologique dans lequel la réalisation de la sculpture s’inscrit naturellement.
Compte tenu de ces deux « variables permanentes », si l’on veut bien comprendre et accepter cet oxymore douteux, on dira, prudemment, ce qui suit :
-La finesse inhabituelle du traitement du sujet et la puissante structure sous-jacente semblent exclure les pays germaniques, malgré leur grand professionnalisme dans le travail du bois.
-La simplicité directe de la réalisation empêche un rapport étroit avec l’Italie, même si l’auteur de la statue possède une exceptionnelle formation technique.
-La Flandre, a fortiori la Hollande, ne paraissent pas à retenir, car la statue n’exprime pas de sensualité. Elle est beaucoup plus intellectualisée, mais sans idéalisation.
Alors ? Même si la sculpture fut achetée en France, et sans doute créée en France, rien ne dit que son auteur était français, mais rien n’indique vraiment le contraire non plus !
-La franchise de la mise en scène des éléments corporels rapproche beaucoup la statue de l’art français, mais doté d’un esprit quelque peu railleur, frondeur, qui n’était pas dans la nature de l’école française à l’époque.
Quelle conclusion en tirer ? J’aurais tendance, sans pouvoir le certifier, à y voir un travail exceptionnel d’un sculpteur wallon de talent. Lequel ? Il serait immoral et stupide de lancer un nom dans le débat : ce serait se moquer du monde.
Il n’en demeure pas moins que cette statue extraordinaire, unique, surprend toujours ceux qui la regardent, pour la première ou la dixième fois. Que le lecteur se rassure: l’expert aussi en reste pantois !
1*- D’après la vieille expression anglaise : « by the horns of the old Nick ! »
2*- Voir la photo correspondante : elle est significative et explicite
3*-Goethe : « Mr Delacroix est un artiste d’un talent d’élite, qui a précisément trouvé dans Faust la pâture qui lui convient…La puissante imagination de cet artiste nous oblige à repenser les situations…Mr Delacroix a surpassé ma propre vision… » dans : « Conversations de Goethe avec Eckermann », Paris 1988, pages 171/172.