C’est par ton visage que je te connais. Ton corps pour le reste est semblable à bien d’autres corps. Ton visage est unique. Si tu le dissimules sous un masque, je ne sais plus qui tu es. Ta silhouette, peut-être, te trahira. Mais, si je veux que tu sois là, avec moi, pardonne-moi, j’arracherai ton masque. J’ai besoin de voir ton front, tes yeux, mais aussi ton nez, ta bouche. Je regarde tes traits, et je reconnais ce que je connais de toi depuis toujours, teinté des mines particulières qui expriment tes dispositions de l’instant et qui n’appartiennent qu’à toi. Personne, le sais-tu ? ne lève la commissure de ses lèvres comme toi, la gauche un peu en avance sur la droite. Tu es inimitable. Et, si je devenais aveugle, je te demanderais la permission de passer la main sur ton visage.
Il y a des savants qui se sont demandé où pouvait bien se nicher l’âme humaine. Dans le cœur ? Dans les reins ? Dans le cerveau ? Quelle évidence, pourtant, que l’âme se tient sur le visage comme l’oiseau sur la branche ! L’âme a choisi le visage pour son séjour parce qu’il s’accorde parfaitement à sa délicatesse. Le visage est nu, exposé, offert. Il ne se dissimule pas, comme le reste du corps, sous toutes sortes d’atours et d’artifices qui amortissent les injures du temps. Le visage ne se dérobe pas, il recueille l’existence au détail, ride après ride. Les jours heureux rayonnent aux coins des yeux, les malheureux s’agrippent au bord de la bouche. Le visage est un livre ouvert, en papier filigrané, sur lequel l’âme inscrit sa biographie.
Ce qu’il y a de plus curieux à propos du visage – mais les choses les plus simples sont souvent les plus mystérieuses –, c’est qu’on ne voit pas son propre visage. Ah, bien sûr, nous pouvons le contempler dans un miroir – à l’envers, figé, composé –, mais dans nos relations, nous ne voyons que le visage de l’autre. Et l’autre ne voit pas son visage, il ne voit que le nôtre. Ce que nous sommes en présence d’autrui, nous ne le savons pas. Il n’y a que notre vis-à-vis qui le sait.
La vie, dirait-on, veut nous enseigner à nous détacher de notre visage pour nous tourner vers celui des autres. Afin de les comprendre d’abord. Par exemple, si quelqu’un parle, ce qu’il dit vraiment ne transparaît que par son visage, qui teinte les mots de sincérité, d’ironie, d’ardeur, de dépit. Les mots en noir et blanc prennent leur couleur sur le visage. Et c’est tout autant par le visage de l’autre que nous nous découvrons à nous-mêmes. Par son étonnement, lorsque c’est nous qui parlons, par son air réjoui, par son brusque assombrissement, le visage de l’autre retourne les paroles à l’expéditeur, il nous oblige à les soumettre aux impressions qu’elles ont provoquées.
Ainsi, ce que nous pensons, ce que nous sommes est sans cesse remis en question par le visage qui le reçoit. Le visage de l’autre module mon être en permanence et mon visage module l’être de l’autre.
Les philosophes s’imaginent que pour définir l’homme, il faut soigneusement l’isoler. Une fois seul, coupé de tout, on va voir ce qu’il a dans le ventre. Allons-y ! Qu’est-ce qu’il dit, l’homme ? « Je pense, donc je suis ! » La bonne blague ! La vérité, c’est une autre histoire qui ressemble plutôt à ceci. Je suis assis en face de toi, perdu dans mes pensées. Tu me dis : « Tu as l’air préoccupé… » et, en découvrant ton visage inquiet, je réalise que je ruminais machinalement, sans m’en rendre compte.
C’est ton visage qui m’a révélé que je pensais, donc que j’étais. Le visage nous apprend que l’être humain n’est pas par lui-même. L’être humain n’existe que par le visage de l’autre.
Illustration de l’entête: Dessin d’Aristide Maillol (détail)