Charges est un recueil de poésies écrites de manière et dans un style tout à fait contemporain, par Benoît Sudreau, un auteur polyglotte qui s’appuie sur les auteurs classiques, qui est très sensible à l’Histoire et qui part de ses propres racines et de ses propres expériences.
Tout un univers nous est présenté en trois chapitres faits de poèmes remplis de lumière, d’odeurs et de bruits qui nous emmènent de la campagne à la ville, de la nuit à la lumière, de la naissance à la mort sans jamais négliger tout ce qui est beau, tout ce qui est l’est moins, ni tout ce qui fait mal voire très mal.
Un premier chapitre intitulé Catharogrammes nous met tout de suite dans l’ambiance puisqu’il s’agit, pour le poète, de donner à voir des images qui provoquent une sorte de catharsis, de résumé ou de choc devant le vivant, devant ce qu’il y a à vivre, devant ce qu’il nous faut vivre.
Plus qu’à une simple image, plus que de rendre compte de ce qui est, ce qui est visé ici, c’est un effet sur le lecteur, sur ce qu’il voit, entend et vit. Une longue citation d’Elytis Οδυσσέας Ελύτης, poète grec, prix Nobel de littérature en 1979, avec le texte en lettres grecques et la traduction en français directement en dessous, nous rappelle que Benoît Sudreau a longtemps vécu en Grèce, qu’il maîtrise parfaitement la langue, connait bien la poésie grecque et que sa poésie a quelque chose de solaire et de méditerranéen.
On comprend de suite qu’elle est un hymne à la vie dans tout ce qu’elle a de plus direct et que le « simple monde », mots sur lesquels se termine cette première citation, sera au centre du recueil. Les sept poèmes qui forment cette partie sont écrits dans un style qui reste classique, les strophes sont de quatre vers, des quatrains donc et ils se terminent quasiment tous par un seul vers de conclusion : « sous un toit vert qui ferme mal »et tout reste ouvert, « Tâche éclatante de ma naissance » et la vie commence, « J’épelle un fruit qui disparaît » et c’est le rôle du poète qui se précise, « qui retient donne durement » par exemples et nous voilà embarqués dans les quatre-vingt-quatre pages d’un recueil qui n’a pas fini de nous étonner .
12 Diachromies (Douze, pourquoi douze, les apôtres y sont-ils pour quelque chose ?) remplissent le chapitre suivant.
Ce sont donc deux couleurs qui ne se correspondent pas et Benoît Sudreau nous fait rentrer dans ce que sa poésie a de plus original. Le préfixe dia est aussi une des clefs de son travail. Il fait correspondre et dialoguer ce qui n’est pas fait pour cela, les contraires seront donc présents, pas toujours au premier plan, souvent en arrière-plan mais toujours là, pivots ou centres d’intérêt et de confrontation incontournables.
Les couleurs ne sont pas synchrones ni même synchromes comme il aurait pu l’écrire, elles sont comme les évènements de la vie, multiples, incompatibles, universelles et pourtant…elles sont là. Le vocabulaire est souvent recherché, inhabituel et peut nécessiter une recherche dans le dictionnaire ou ailleurs. Le premier poème de ce chapitre commence par « Petit œuf noir PH-6A ». C’est un petit hélicoptère d’observation, ce qui n’est pas forcement connu des lecteurs. Un autre exemple peut-être plus connu : un hoplite est un fantassin de la Grèce antique. On pourrait donner encore bien d’autres exemples. Il n’y a nulle pédanterie dans cette façon de faire, il s’agit seulement d’utiliser tous les mots, tout le vocabulaire à disposition, il s’agit de construire une ambiance.
Peu importe la difficulté, il faut lire et relire ces poèmes, il faut presque les déchiffrer tant leur sens et leur composition surprennent. Après une citation en grec suivie d’une citation de Dante, dans sa langue originale, et après une allusion au Tage et donc au Portugal, c’est à un éloge des langues que nous sommes conviés.
Ainsi dans le long poème The knowing Ivy (Ivy c’est entre autres, le nom du saint patron du Pays de Galles) on peut lire « Faux tout ce qui délimite », ce qui pourrait bien être une devise de l’auteur. Un peu plus loin Vrille nous dit que « nous ne sommes pas ce qui survit/mais ce qui parle/à la tranchée des mondes avec/ ce qui nourrit ». Parler, lire et écrire, à la tranchée des mondes, au bord du gouffre est chose courante pour un poète mais ces vers prennent un sens encore plus fort en lisant et en regardant le poème tel qu’il est imprimé sur la page.
En effet, chaque vers est en retrait par rapport au précédent sauf le dernier. Et cette mise en page a un sens, il faut reculer, aller en arrière et ensuite redémarrer. Il y a un rythme à soutenir. Tout le recueil va désormais utiliser la typographie et les polices d’écriture pour appuyer le propos, dérouter le lecteur ou lui faire comprendre ce qu’il peut y avoir à comprendre au-delà des mots. Vaste programme pour qui doit expliquer avec des mots ce qui ne peut pas se dire avec des mots. Il y faut donc des moyens complémentaires et Bernard Sudreau va s’en donner à cœur joie. De longs traits cassent les vers, les mots eux-mêmes sont soulignés ou cassés et il n’hésitera pas à écrire « dor/rures » dans le chapitre suivant. Il n’y a plus de quatrain mais des groupes de mots, des groupes de vers entrecoupés de plages blanches plus ou moins longues ou plus ou moins grandes.
Après les Catharogrammes et les 12 diachromies, c’est Filer le chaos qui arrive.
Trois parties divisent ce dernier chapitre. La chair du ciel est le premier.
C’est une méditation sur le temps où un cordiste, celui qui grimpe dans les arbres ou sur une paroi et qui travaille dans le vide relié par une simple corde, « joue »nous dit le poète avec « un temps délié » qui n’a donc plus le rôle contraignant et imposant qu’il a selon le sens commun, et où le cordiste qui n’est personne d’autre que le poète dépose « la ceste », bande de fer dont les lutteurs s’entouraient le bras dans l’Antiquité.
Le poète dépose les armes, la paix et la sérénité ont remplacé la guerre et les combats.
Le désastre éclaire est la deuxième des trois parties. Elle bascule brutalement dans la terreur et l’ignoble. C’est la plus terrible du recueil. Elle fait allusion au massacre perpétré par les soldats allemands de la division Brehmer pendant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs centaines de civils, des prisonniers, des Juifs ont été froidement assassinés en Dordogne, des femmes violées et des villages brûlés. Trois cours poèmes pendant lesquels on entend et on voit les exactions commises. Les mots sont assemblés ou non dans des vers violents et meurtris malgré la nature et l’été qui sont là, intacts à côté d’un cadavre.
Et puis la troisième et dernière partie s’intitule La Fauche et ce n’est pas la moins intéressante.
Trente-quatre poèmes la composent où l’on retrouve souvent le même titre. Rue, parfois au singulier parfois au pluriel est l’un d’eux. « gaines comme des tripes roulées » est l’unique ver qui compose l’un deux.
Bref et beau résumé de ce qu’est une rue. Tous les poèmes de cette partie sont courts et directs. Pas de fioriture, pas de discours, juste des mots qui assènent une vérité sur ce qui est présenté. La rue, ou les rues dans lesquelles les ripeurs ramassent les ordures, où certains draguent « pour vous l’impression de bander nature/la pente lisse » est devant nous.
C’est la ville dans laquelle les tradeurs travaillent et ils ne sont pas très appréciés « éclosion désastreuse, noire/des winners vers leurs douves ». Mais il n’y a pas que les rues et la ville, même si c’est là qu’une partie de la vie se joue.
Benoît Sudreau nous emmène dans la Manche et en Belgique en suivant le cours de l’Yser, nous parle d’une ou des collines natives où « derrière les nerfs noirs la brume et la troupe immobile/ paît la haute tension ». Il faudra donc se méfier, comme le dit le proverbe, de l’eau qui dort.
Et enfin dans Croissez, titre en forme d’injonction d’un de ces derniers textes, on apprend que « l’amorphe tue », ce qui pourrait être aussi une devise de Bernard Sudreau.
Dense mais pas opaque, hermétique mais pas incompréhensible, actuelle, contemporaine mais pleine de références classiques, la poésie de Benoît Sudreau se présente et s’épanouit dans un premier recueil intitulé Charges. Et c’est une belle réussite. À lire et à découvrir.
Charges
Benoît Sudreau
éditions Tituli- 94 pages- 14€
Illustration de l’entête: Le Minotaure. Bernard Xenakis.