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Regards croisés sur les chasses aux lions d’Eugène Delacroix

par Jacques Tcharny


Eugène Delacroix (1798-1863) est passé à l’histoire de l’art comme le chef de l’école picturale romantique. Lui même ne l’acceptait pas. En réponse à un admirateur qui l’affirmait, il répondit : « Monsieur, je suis un pur classique ».

Dans son journal intime, qui nous est parvenu à contrario de sa volonté, il écrit : «  si l’on entend par romantisme la libre manifestation de mes impulsions personnelles et ma répugnance pour les recettes académiques, je dois avouer que non seulement je suis romantique mais que je l’étais déjà à quinze ans ». Le malentendu semble irréductible. En réalité, la formation, la technique et le génie de Delacroix sont naturellement classiques. Mais son tempérament, son psychisme et son imaginaire sont beaucoup plus troubles et sources d’innombrables conflits intérieurs. N’écrivait-il pas : « j’ai quelque chose de noir en moi à contenter  » ? Et sa qualification de « massacres », en parlant de ses trois célèbres tableaux : Les Massacres de Scio, La Mort de Sardanapale et L’Entrée des Croisés à Constantinople, ne souligne telle pas cette dichotomie ?

Mais sa personnalité exprime une telle puissance qu’elle fusionne tout, y compris les contraires, tendant naturellement vers un équilibre harmonieux, unificateur et pacificateur.C’est si vrai que les sujets d’essence romantique, tels ses « chasses aux lions », montrent une fougue expressive incroyable, tout en gardant une structure classique parfaite.

Nous allons nous intéresser aux trois peintures qu’il créa sur ce thème, en : 1854-1855, 1858 et 1861.

La première fut une commande de l’état. Elle est conservée au musée de Bordeaux. Malheureusement, la partie haute de l’œuvre fut brûlée dans un incendie, en 1870. Elle est donc mutilée de sa partie supérieure. C’est une huile sur toile, aujourd’hui de dimensions : hauteur 175cm, longueur 360cm.

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Existe une esquisse très poussée, aux teintes explosives, conservée au musée d’Orsay, de dimensions : 86cm de hauteur et 115cm de longueur.

Eugène Delacroix Chasse aux lions
Eugène Delacroix Chasse aux lions (esquisse). 1854
Huile sur toile H. 90,0 ; L. 116,7 cm. Acquisition, 1984
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Franck Raux

Regardons-la pour commencer. La touche y est vive, sensitive, sensuelle, à l’image de la fougue du peintre. C’est un embrasement de couleurs, où le jaune feu domine et unifie toutes les autres : surtout des rouges, des verts, des bleus-noirs, quasiment apocalyptiques.

C’est unique dans le contexte de l’époque, génial et annonciateur de ce que sera le fauvisme le plus absolu.

On reste sidéré, pantois, devant une pareille force expressive. Pourtant l’artiste garde le contrôle : contrairement à beaucoup de ses confrères plus jeunes, Delacroix ne se laisse pas dépasser par sa création, dont la composition en ove* reste nettement visible. Le centre géométrique est sur le poitrail du cheval cabré, alors que le centre psychologique englobe l’équidé et le lion à la crinière hérissée sur la gauche.

Avec un minimum d’attention, on individualise parfaitement les protagonistes de la scène : le cheval dressé avec un cavalier maure sur son dos, le lion à gauche et la lionne sur la droite, les chasseurs arabes jetés au sol, l’arbre tordu du fond…
On voit qu’il s’agit d’un combat à mort au cours duquel les fauves vendent chèrement leur peau, mais auquel ils ne survivront pas, pas plus qu’un ou plusieurs humains. La violence de la représentation est inouïe. La magie que dégage cette vision d’horreur est, d’abord, due à la frénésie colorée qui s’est emparée de Delacroix.

Personne d’autre que lui n’était, à cette époque, capable d’en faire autant. Les impressionnistes eux-mêmes furent impuissants à atteindre un niveau équivalent d’expressivité des valeurs colorées, d’où leur fascination pour Delacroix. Gustave Moreau s’en approchera, enfin les Fauves l’égaleront. Cet OVNI pictural restera donc sans lendemain durant 45 ans…

Naturellement, Baudelaire, enthousiaste inconditionnel du peintre, fut celui qui trouva les mots les plus justes concernant ce tableau : « Jamais couleurs plus belles, plus intenses, ne pénétrèrent jusqu’à l’âme par le canal des yeux  ».

Eugène Delacroix Chasse aux lions
Eugène Delacroix, La Chasse aux lions, 1854-1855, musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Photo : F. Deval

Observons maintenant ce qui demeure de la peinture finale. Le rapport à Rubens y est évident, même pour le néophyte.

Pierre-Paul Rubens.La chasse aux lions. 1621.
Huile sur toile 248,7 × 377,3 cm.
Alte Pinakothek, Munich

En effet, le Flamand a créé deux chasses, l’une aux lions, l’autre aux fauves (tigres, lions, léopards), qui ont fortement marqué le français. L’admiration de Delacroix pour Rubens est suffisamment expliquée par l’artiste dans son journal pour que nous ne nous y attardions pas. Mais la secousse tellurique qui saisit le spectateur, au regard de ce tableau martyr, doit tout à Delacroix romantique, et rien à quiconque d’autre.

De savantes arabesques forment un fond sur lequel se déploie une scène épouvantable. La maîtrise du peintre est une démonstration de son talent de scénariste, de dessinateur et de peintre : le lion, au poil hérissé, montre une gueule ouverte au paroxysme de la douleur car la lance du cavalier le transperce, la lionne a déjà massacré deux des chasseurs mais un autre, agenouillé au sol, s’apprête à frapper la femelle de son sabre tandis que gisent deux chevaux agonisants.

Ce spectacle effroyable est d’une férocité crédible, inattendue : il n’y a rien de gratuit dans cette violence mise au service de son art par Delacroix, preuve supplémentaire de son génie car, que ce soit en peinture, au cinéma ou en bande dessinée, montrer toute violence gratuite, donc inutile et sans nécessité, est la démonstration d’une incohérence, mentale et structurelle, de la pensée de celui qui la crée. Ce qui n’est pas le cas de notre peintre.

Eugène Delacroix Chasse aux lions
Eugène Delacroix. Chasse aux lions (1858)
Boston Museum of Fine Arts

En 1858, Delacroix réalise une chasse aux lions de plus petite taille : hauteur 90cm, longueur 116cm. Cette huile sur toile est conservée au musée de Boston*], aux États-Unis. Le tableau est moins violent, moins expressif, la dramatisation y est plus faible et la cohésion structurelle de l’ensemble moins crédible, moins romantique si l’on veut user de ce vocable. Certes, un énorme lion a posé une patte sur le dos d’un arabe mourant qui, malgré tout, va embrocher l’animal de son cimeterre. Mais la bête souffrante semble coincée dans le mouvement de sa patte gauche, alors qu’autour d’elle cinq cavaliers maures armés de lances, de sabres, de fusils, protégés par des boucliers, se jettent sur lui et sa femelle dans un hallali barbare, dans une curée sans pitié et écœurante. C’est de la boucherie, ni plus ni moins. On sent qu’une lassitude névrotique du sujet s’est emparée de l’artiste. Le sang versé coagule. Delacroix paraît fatigué du motif.

Bien entendu, la technique reste parfaite : centrage psychologique sur le masque du fauve et la tête du cheval au-dessus de lui, entraînement dans une sarabande infernale des chevaux aux hures allongées, aux crinières volantes, aux encolures étendues, et couleurs expressives appropriées Mais, à côté, que dire de cette  danse du ventre des montures ? De ces positions invraisemblables des tueurs à la lance et au sabre ? Des selles, des vêtements et des armes d’opérette de ces chasseurs ? Des couleurs, décoratives et peu adaptées, des fonds ? On en sourit presque, en tout état de cause on n’y croit pas une seconde. Cet aspect factice traduit l’usure du peintre face à ce genre de thème.

Les couleurs de l’œuvre forment des indications du drame qui se déroule : des rouges-orangés cauchemardesques, des bleutés crépusculaires, sur des fonds démentiels aux tonalités imprécises. Visiblement l’artiste nous livre ici une des aspects les plus terrifiants de son monde spirituel, redoutable mais contrôlé. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que Théophile Gautier l’ait décrit ainsi : «  un cratère de volcan habilement dissimulé sous un parterre de fleurs »

On ne peut que regretter la perte irréparable de la partie haute brûlée, lorsque l’on voit cette œuvre aux dimensions impressionnantes. C’est un des derniers « grands formats » qu’il a imaginé et peint.

Restent une magnifique composition, des couleurs brillantes, des décors scéniques parfaits, toutes choses dont raffolaient les amateurs du temps : la sauce Delacroix en quelque sorte. Mais que cela sent l’artifice !

Eugène Delacroix Chasse aux lions
Delacroix. Chasse aux lions. 1861. The Art Institute, Chicago
Huile sur toile, 76.5 × 98.5 cm. Potter Palmer Collection

La troisième et dernière chasse aux lions date de 1861. Elle mesure : hauteur 72cm, longueur 98cm. Cette huile sur toile est conservée à l’Art Institute de Chicago. Cette version est plus proche de celle de Bordeaux que la précédente, elle est aussi bien mieux équilibrée. Delacroix y reprend le motif du lion qui se retourne contre son assaillant. C’est un terrible combat à mort, dans lequel le couple léonin va se défendre jusqu’au bout, ne succombant qu’après une lutte épique voyant la fin de plusieurs de ces meurtriers humains. Deux cavaliers et six arabes à pied, tous bien armés (lances, sabres, épées, cimeterres), y attaquent le couple de fauves. Le mâle est gigantesque. Il a déjà occis un chasseur, mais une lance le perce et il lâche sa prise : un autre chasseur. Il est montré juste avant d’être massacré par ses agresseurs, le spectateur en subit immédiatement l’impact. Sa formidable gueule ouverte est d’une vérité fantastique, mais elle ne sera pas suffisante pour empêcher son exécution par ces tueurs. Confusément sans doute, mais clairement, l’artiste y désigne les responsabilités : ce sont les humains les coupables. La femelle va mourir, elle aussi, mais elle se bat. Les couleurs sont dramatisées, autant dans la scène que dans les fonds( ocres violents excessifs, verts outrepassés, rouges sanguinolents et bleus tragiques) , le vent souffle, l’orage gronde, les cieux s’assombrissent.

Tous ces éléments sont caractéristiques du romantisme pictural. On notera que le point de départ de la découverte de ces motifs se trouve chez Géricault, dans « Le Radeau de la Méduse », et non pas chez Delacroix. Lequel les approfondira.

Nous avons essayé de repérer, de définir et d’expliquer les innombrables inventions de Delacroix sur un sujet particulièrement traité par toutes sortes de peintres depuis la Renaissance, en passant par Rubens et Géricault.

La grandeur de Delacroix c’est d’avoir su en inventer, les organiser, les creuser, les sublimer, en tirer la substantifique moelle comme la quintessence.

C’est là toute l’immensité de son génie, fait d’intelligence, de précision, d’élégance, d’équilibre, de puissance expressive, de réflexion, de créativité et de compréhension. C’est l’ensemble qui fait de lui l’un des plus grands peintre de tous les temps. Il na jamais été, n’est pas et ne sera jamais oublié.


Notes :*La composition basée sur une ligne ovale est une invention de Delacroix : partant d’un point, à la mine de plomb et d’un seul jet, il enroule la ligne jusqu’à former les contours globaux du dessin. Il l’utilise dans les mises en place de ses esquisses préparatoires, qu’il reporte sur la toile avant de se lancer dans la réalisation des couleurs, conférant ainsi une structure très solide à l’œuvre.


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WUKALI Article mis initialement en ligne le 18/04/2019

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