Je t’écris ô mon Lou
Je t’écris ô mon Lou de la hutte en roseaux
Où palpitent d’amour et d’espoir neuf coeurs d’hommes
Les canons font partir leurs obus en monômes
Et j’écoute gémir la forêt sans oiseaux
Il était une fois en Bohême un poète
Qui sanglotait d’amour puis chantait au soleil
Il était autrefois la comtesse Alouette
Qui sut si bien mentir qu’il en perdit la tête
En perdit sa chanson en perdit le sommeil
Un jour elle lui dit Je t’aime ô mon poète
Mais il ne la crut pas et sourit tristement
Puis s’en fut en chantant Tire-lire Alouette
Et se cachait au fond d’un petit bois charmant
Un soir en gazouillant son joli tire-lire
La comtesse Alouette arriva dans le bois
Je t’aime ô mon poète et je viens te le dire
Je t’aime pour toujours Enfin je te revois
Et prends-la pour toujours mon âme qui soupire
Ô cruelle Alouette au coeur dur de vautour
Vous mentîtes encore au poète crédule
J’écoute la forêt gémir au crépuscule
La comtesse s’en fut et puis revint un jour
Poète adore-moi moi j’aime un autre amour
Il était une fois un poète en Bohême
Qui partit à la guerre on ne sait pas pourquoi
Voulez-vous être aimé n’aimez pas croyez-moi
Il mourut en disant Ma comtesse je t’aime
Et j’écoute à travers le petit jour si froid
Les obus s’envoler comme l’amour lui-même
10 avril 1915.
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou (1915)