Si l’on connait bien « Les mémoires d’Hadrien », « L’oeuvre au noir » , la vie même de Marguerite Yourcenar qui la conduisit d’Europe aux Etats Unis où elle s’installa puis son élection à l’Académie Française, (elle sera la première femme à entrer sous la coupole grâce d’ailleurs au soutien actif de Jean d’Ormesson, son oeuvre poétique est restée plus discrète et c’est bien dommage. Aussi tenons-nous à remédier à cette injustice en donnant à lire ces Sept Poémes pour une morte extraits du recueil Les Charités d’Alcippe. (1929) Gallimard. Dans cette ouvrage Marguerite Yourcenar tente de « ré-enchanter » le monde par l’humanisme, la poésie et par l’art

C’est bien aussi le message de Wukali.

P-A L


I. CEUX QUI NOUS ATTENDAIENT

Olécio partenaire de Wukali

Ceux qui nous attendaient, se sont lassés d’attendre,

Et sont morts sans savoir que nous allions venir,

Ont refermé leurs bras qu’ils ne peuvent plus tendre,

Nous léguant un remords au lieu d’un souvenir.

Les prières, les fleurs, le geste le plus tendre,

Sont des présents tardifs que rien ne peut bénir ;

Les vivants par les morts ne se font pas entendre ;

La mort, quand vient la mort, nous joint sans nous unir.

Nous ne connaîtrons pas la douceur de leurs tombes.

Nos cris, lancés trop tard, se fatiguent, retombent,

Pénètrent sans écho la sourde éternité ;

Et les morts dédaigneux, ou forcés de se taire,

Ne nous écoutent pas, au seuil noir du mystère,

Pleurer sur un amour qui n’a jamais été.


II. VOICI LE MIEL QUI SUINTE

Voici le miel qui suinte au cœur profond des roses,

Les couleurs, les parfums et les souffles aimés.

Vous ne sourirez plus à la beauté des choses ;

Vos bras prompts à s’ouvrir se sont enfin fermés.

Vous ne sentirez pas, sur vos paupières closes,

Le lent effeuillement des longs pleurs parfumés ;

Votre cœur s’est dissous dans les métamorphoses ;

J’arrive juste à temps pour vous perdre à jamais.

Voici mes yeux, mes mains, mes pieds qui vous cherchèrent ;

Dans cet étroit jardin où d’autres vous couchèrent,

J’avance en hésitant comme un triste étranger.

Je vous rejoins trop tard… Je me repens, j’envie

Ceux qui, mieux avertis que tout est passager,

Vous montraient leur amour quand vous étiez en vie.


III. JE N’AI SU QU’HÉSITER…

Je n’ai su qu’hésiter ; il fallait accourir ;

Il fallait appeler ; je n’ai su que me taire.

J’ai suivi trop longtemps mon chemin solitaire ;

Je n’avais pas prévu que vous alliez mourir.

Je n’avais pas prévu que je verrais tarir

La source où l’on se lave et l’on se désaltère ;

Je n’avais pas compris qu’il existe sur terre

Des fruits amers et doux que la mort doit mûrir.

L’amour n’est plus qu’un nom ; l’être n’est plus qu’un nombre ;

Sur la route au soleil j’avais cherché votre ombre ;

Je heurte mes regrets aux angles d’un tombeau.

La mort moins hésitante a mieux su vous atteindre.

Si vous pensez à nous votre cœur doit nous plaindre.

Et l’on se croit aveugle à la mort d’un flambeau.


IV. LE VERGER DES CYPRÈS

Le verger des cyprès a pour fruits les étoiles,

Balancés lentement au fond des nuits d’été ;

La vie, unique et nue à travers ses cent voiles,

Pour la répandre en tout reprend votre beauté.

Votre amour, mon amour, notre cœur et nos moelles,

Seront diversement après avoir été ;

Et, comme une araignée élargissant ses toiles,

L’univers monstrueux tisse l’éternité.

Le flot sans lendemain nous laisse et nous emporte.

Nous passons endormis sous une immense porte ;

Nous nous perdons en tout pour tout y retrouver ;

Mais les lèvres des cœurs restent inassouvies ;

Et l’amour et l’espoir s’efforcent de rêver

Que le soleil des morts fait mûrir d’autres vies.


V. LE MIEL INALTÉRABLE

Le miel inaltérable au fond de chaque chose

Est fait de nos douleurs, nos désirs, nos remords ;

L’alambic éternel où le temps recompose

Les larmes des vivants et la pitié des morts.

D’identiques effets regerment de leur cause ;

La même note vibre à travers mille accords ;

On ne sépare pas le parfum de la rose ;

Je ne sépare pas votre âme de son corps.

L’univers nous reprend le peu qui fut nous-mêmes.

Vous ne saurez jamais que mes larmes vous aiment ;

J’oublierai chaque jour combien je vous aimais.

Mais la mort nous attend pour nous bercer en elle ;

Comme une enfant blottie entre vos bras fermés,

J’entends battre le cœur de la vie éternelle.


VI. VOICI QUE LE SILENCE…

Voici que le silence a les seules paroles

Qu’on puisse, près de vous, dire sans vous blesser ;

Laissons pleuvoir sur vous les larmes des corolles ;

Il ne faut que sourire à ce qui doit passer.

À l’heure où fatigués nous déposons nos rôles,

Au même lit secret les dormeurs vont glisser ;

Par chaque doigt tremblant des herbes qui nous frôlent,

Vous pouvez me bénir et moi vous caresser.

C’est à votre douceur que mon sentier m’amène.

De ce sol lentement imprégné d’âme humaine,

L’oubli, lent jardinier, extirpe les remords.

L’impérissable amour erre de veine en veine ;

Je ne veux pas troubler par une plainte vaine

L’éternel rendez-vous de la terre et des morts.


VII. VOUS NE SAUREZ JAMAIS

Vous ne saurez jamais que votre âme voyage

Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté ;

Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,

N’empêcheront jamais que vous ayez été.

Que la beauté du monde a pris votre visage,

Vit de votre douceur, luit de votre clarté,

Et que ce lac pensif au fond du paysage

Me redit seulement votre sérénité.

Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme

Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;

Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.

Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,

M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,

Et vous vivez un peu puisque je vous survis.

MARGUERITE YOURCENAR. (1903-1987)


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Bernard PIVOT parle de Marguerite Yourcenar

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