Béla Bartók. Modernity in Hungary in the early XXth century. Musicians and painters


Naissance d’une modernité hongroise

Le titre de l’exposition Allegro barbaro se veut un hommage à la pièce pour piano composée par le jeune Béla Bartók en 1911. L’ambition est de faire revivre, cent ans plus tard, la richesse du dialogue entre les arts qui caractérise la Hongrie à l’orée du XXe siècle.

En musique comme en peinture, le même esprit de renouveau vibre alors. La Hongrie s’ouvre résolument à la modernité européenne, tout en affirmant son attachement à une culture et un langage porteurs de sa singularité au sein de l’Empire austro-hongrois.

Olécio partenaire de Wukali

Au moment où la première symphonie de Béla Bartók, Kossuth, est créée à Budapest en 1904, de jeunes peintres apparaissent sur la scène hongroise. « Allègrement barbares », ces artistes le sont autant que le compositeur.

Acquis un temps au fauvisme (Béla Czóbel, Géza Bornemisza, Sándor Ziffer…), ils n’auraient pas récusé ce qualificatif, pas plus que ceux qui formeront plus tard le groupe Nyolcak [les Huit] (Ödön Márffy, Róbert Berény, Károly Kernstok notamment), les activistes conduit par Lajos Kassák (Sándor Bortnyik, Béla Uitz, László Moholy-Nagy…), ou les musiciens, poètes et critiques de l’avant-garde hongroise des années qui précèdent la première guerre mondiale.

L’exposition propose au visiteur, au rythme de la musique de Bartók, un parcours historique et sensible parmi des oeuvres qui entrent en consonance avec les partitions véhémentes et percussives du compositeur.

Autoportraits

Dans ses Deux Portraits pour orchestre (1907-1908), Béla Bartók fait se succéder l' »idéal » et le « grotesque ». Dans le même esprit, les peintres hongrois de la nouvelle génération, partis pour la plupart compléter leur formation à Munich puis à Paris, semblent animés de la conviction que l’excès de gravité confine au grotesque : certains autoportraits basculent ainsi de l’introspection dans l’autodérision.

Refusant le portrait académique, les artistes font ostensiblement référence aux nouveaux « maîtres » de la modernité : hommage est rendu à Gauguin (Ziffer, Berény), Cézanne (Berény, Pór), aux couleurs de Matisse, à l’expressionnisme de Nolde (Nemes Lampérth).

L’artiste se met en scène, en costume et haut de forme ou bien simplement coiffé d’un chapeau de paille ; son regard défie le spectateur, son visage expressif reflète et suscite l’inquiétude.

Il semble provoquer ses contemporains du haut de ses découvertes picturales : alors que la Hongrie peinait encore à s’accommoder de l’impressionnisme, on comprend le scandale provoqué par un autoportrait de Czigány, qualifié immédiatement par la critique de « monstre aux cheveux verts« .

Paris-Budapest

Au début du XXe siècle, de nombreux artistes hongrois se tournent vers Paris. Béla Bartók se confronte à la tradition musicale française (Rameau, Couperin) et regarde vers les créations de Debussy, quand les jeunes peintres découvrent Cézanne, Gauguin et bientôt, Matisse.

Bartók n’a jamais effectué de longs séjours à Paris, mais il s’y rend à plusieurs reprises. Sa première expérience, en 1905 à l’occasion du concours Rubinstein, se solde par un échec sur le plan musical ; mais le jeune homme prend le temps de visiter le Louvre et le musée du Luxembourg, où sont alors exposés les peintres impressionnistes.

Au même moment, ses compatriotes étudient à l’académie Julian (Bertalan Pór, Ödön Márffy, Géza Bornemisza, Béla Czóbel, Dezső Czigány, Róbert Berény,…), à l’académie Colarossi (Vilmos Perlrott- saba), à l’académie Humbert (Béla Czóbel, Róbert Berény), ou encore à l’école libre ouverte par Matisse en 1908 (Perlrott, Bornemisza).

Ils y côtoient Marquet, Manguin, Matisse, fréquentent le salon des Stein et exposent régulièrement au Salon d’Automne ou au Salon des Indépendants. Plusieurs d’entre eux se joignent au groupe des Fauves français, présentant leurs oeuvres à leurs côtés.

Retour en Hongrie : inspirations populaires

Dès le XIXe siècle, en Hongrie, comme dans toute l’Europe, l’intérêt porté à la culture populaire est lié à la construction d’une identité nationale : on redécouvre les traditions paysannes « authentiques » et les formes d’expression typiquement magyares.

Pour les peintres, ces aspirations vont de pair avec la volonté de rejoindre les courants les plus modernes, le folklore est conçu comme une alternative à l’académisme.
Les artistes puisent ainsi dans le répertoire de l’art populaire des motifs décoratifs et colorés pour renouveler leur langage. Ils entendent faire la synthèse entre l’Est et l’Ouest, le traditionnel et l’universel (István Csók, Coffre aux tulipes ; Anna Lesznai, Coussin Ady).

Ecrivains (Zsigmond Móricz), photographes (Rudolf Balogh), architectes (Ödön Lechner) et musiciens (Béla Bartók, Zoltán Kodály) recherchent aussi dans leur culture populaire une source d’inspiration. Bartók, lui, élargira ses recherches en ethnomusicologie au-delà de l’Europe centrale, en parcourant l’Algérie ou l’Anatolie, dans une intense campagne de « collecte » de chants populaires.

Les moments fauves

Les jeunes artistes installés à Paris au début du XXe siècle passent leurs étés en Hongrie pour peindre sur le motif. Ces « néos« , comme les surnomme la critique en référence à la peinture néo-impressionniste, se rassemblent autour de Béla Czóbel dans la colonie de Nagybánya (aujourd’hui Baia Mare en Roumanie).

La propriété de Károly Kernstok à Nyergesújfalu, au bord du Danube, celle de József Rippl-Rónai à Kaposvár deviennent également des berceaux de la modernité hongroise.

Leurs oeuvres révèlent l’assimilation des modèles parisiens, munichois ou viennois, mais témoignent de fortes singularités. Primitivistes et fauves à la fois, les paysages, nus ou natures mortes sont construits par la juxtaposition de couleurs vives, les formes délimitées par des cernes noires.

Rippl-Rónai applique sa peinture en « grains de maïs » kukoricás, Czóbel et Márffy jouent sur la juxtaposition et le contraste des plages colorées ; Kernstok, lui, reste plus mesuré dans l’emploi des pigments.

Au même moment, dans ses Quatorze Bagatelles pour piano, Bartók se libère, sous la double influence de Debussy et du chant populaire, de ses apprentissages classiques : il pose les bases d’une écriture concentrée, radicale par sa dimension dissonante et percussive.

Bartok et le groupe des huit

A la fin de l’année 1909, l’exposition « Oeuvres nouvelles » consacre, à Budapest, la réunion de peintres aux pratiques pourtant diverses : Róbert Berény, Dezső Czigány, Béla Czóbel, Károly Kernstok, Ödön Márffy, Dezső Orbán, Bertalan Pór, Lajos Tihanyi.

Ils prennent le nom de « Huit » [Nyolcak] lors d’une seconde exposition en 1911, rythmée par les rencontres organisées par la revue Nyugat [Occident]. Peintres, écrivains et musiciens s’y retrouvent ; Bartók interprète ses propres compositions dans les salles d’exposition.

La proximité entre créateurs se traduit dans les oeuvres. Les Huit réalisent des portraits de leurs contemporains musiciens ou hommes de lettres : Jenő Kerpely est représenté par Ödön Márffy, Béla Bartók, Leó Weiner et Ignotus par Róbert Berény, Lajos Fülep par Lajos Tihanyi.

Leur intérêt s’élargit à d’autres domaines : au contact de Sándor Ferenczi, Berény découvre la psychanalyse dont on perçoit l’écho dans ses toiles (Nu assis dans un fauteuil, Idylle).

Ces artistes ont en partage la rudesse et la modernité de l’expression. Leurs détracteurs le comprennent bien quand ils critiquent en termes similaires Béla Bartók et l’écrivain Endre Ady et qualifient l’art des Huit d' »adysme pictural« .

Bartók et les activistes

Le mouvement « activiste » s’exprime à partir de 1915, dans les revues A Tett [Action] puis MA [Aujourd’hui] dirigées par Lajos Kassák. Pour ce mouvement littéraire aux idées politiques radicales, les questions esthétiques deviennent un enjeu majeur.

Kassák découvre la musique de Bartók en 1913 : frappé par sa modernité, il donne à l’Allegro barbaro une valeur emblématique. Après sa rencontre avec le compositeur, il publie certaines de ses partitions et lui consacre un numéro spécial de MA en février 1918. Il inscrit ses créations musicales au programme des manifestations culturelles qu’il organise.

Autour de la revue gravitent des peintres inspirés par les mouvements d’avant-garde : expressionnisme (János Mattis Teutsch), cubisme (Béla Uitz, József Nemes Lampérth), constructivisme (László Moholy-Nagy). Sándor Bortnyik, le plus proche de l’univers musical de Bartók, réalise un ensemble d’oeuvres inspirées par le Prince de bois.

Après la chute de la République des Conseils (août 1919), Kassák et le « cercle MA » sont forcés d’émigrer, mais le mouvement subsiste à l’étranger et une nouvelle édition de la revue voit le jour à Vienne.


Allegro Barbaro. Béla Bartók et la modernité hongroise 1905-1920

Musée d’Orsay. Paris
jusqu’au 5 janvier 2014


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Béla Bartók. Allegro Barbaro

La prise de son est peut-être parasitée, mais le pianiste, Péter Balatoni, est très bon


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