Claude Lanzmann’s new film reveals a little-known yet fundamental aspect of the Holocaust, and sheds light on the origins of the « Final Solution » like never before.
[** La chronique de Patrick KOPP*]
Professeur de philosophie en Lettres Supérieures au lycée Poincaré, Nancy.
[**Benjamin Murmelstein*], rabbin de Vienne, créateur sur ordre des nazis de « l’Office Central pour l’émigration juive à Vienne », troisième « Judenälteste » du Ghetto de Theresienstadt (et seul survivant) est mort le 27 octobre 1989 à Rome et [**Claude Lanzmann*] l’a ressuscité dans le film le Dernier des Injustes en novembre 2013.
La puissance de ce film de 3h30 (sans longueur) vient de plusieurs sources. La première est son rapport avec [**Shoah*] (paru en 1985), l’œuvre exceptionnelle de Lanzmann, diffusée sur Arte la nuit du 12 au 13 novembre dernier. Impossible au passage de ne pas revoir au moins en partie cette œuvre. Au moment où elle paraît, toute l’Europe est partagée entre la puissante volonté d’oublier ou de ne pas savoir, de ne pas juger les coupables et les relents abominables du négationnisme et du révisionnisme, un homme parcourt l’Europe centrale, avec un cameraman, un preneur de son, une traductrice, pour croiser les témoignages présents de ceux qui ont vécu au cœur de la machine de destruction des juifs d’Europe. Extraordinaire acuité des questions socratiques de Claude Lanzmann, jeunesse des protagonistes, tension entre le réalisateur et sa traductrice polonaise, qui rechigne, peine, élude. J’ai beaucoup appris à voir et revoir Shoah. Méfions nous lorsque nous entendons ou sommes tentés (pas moi) de dire « encore ! » avec lassitude. Puissions nous vivre mille vies, elles seraient bien occupées à savoir qui furent ceux que les nazis ont exterminé, comment ils ont vécu, comment ils sont morts et qui les a assassiné. Extraordinaire scandale de la solitude de Lanzmann à la recherche de ce savoir dans une Europe qui ne se soucie pas (assez) de ses juifs, ce qui a d’ailleurs facilité en son temps l’irréparable destruction.
Parmi les rushes de Shoah, le cinéaste a réuni quantité de témoignages qui forment des unités spécifiques (on se souvient du film Un vivant qui passe en 1997, conçu de la même façon). J’avais rencontré Claude Lanzmann lors de la projection de ce film à l’invitation de la communauté juive de Nancy. L’ambiance y fut électrique. Dans la salle, après le film, ceux qui avaient vécu la persécution nazie ressentaient le besoin de parler, Lanzmann leur enjoignait de le faire, mais pas là, pas ainsi, en écrivant, en filmant leurs témoignages sous peine d’être oubliés. Dureté de la raison, difficulté de la souffrance. La rencontre était mal engagée. Le film brillait alors comme celui ci aujourd’hui d’un éclat adamantin, un diamant noir.
Pendant le tournage de Shoah, le réalisateur avait rencontré en 1975 [**Benjamin Murmelstein*], vivant alors à Rome, au ban de la communauté juive. On le disait mort, ou très vieux. Murmelstein a survécu. Il a été arrêté et accusé de collaboration devant un tribunal tchèque qui juge également [**Karl Rahm*], le commandant du Ghetto de Theresienstadt (60km de Prague). Murmelstein est acquitté, Rahm est pendu. Murmelstein devient alors vendeur de meubles à Rome. Il écrit un livre en 1961 : Terezin le ghetto modèle de Eichmann. Il apparaît dans ce film, vif, intelligent, puissant, précis. Erudit, il rappelle Eurydice, suppliant Orphée de la regarder avant de disparaître. La mémoire est dangereuse. Le témoin se compare à Shéhérazade, racontant des histoires pour survivre, survivant tant qu’elle raconte, la tragique histoire du ghetto de Theresienstadt, l’histoire d’une survie partielle et difficile, un ghetto de propagande au cœur de la destruction de masse. Lanzmann raconte la mort derrière les masques nazis.
La seconde source de la puissance du film est la présence de l’écrit, dans un monde qui écrit peu désormais, qui lit encore moins. Lanzmann déroule au début de son film, dans un silence absolu, un texte présentant son projet, le rabbin Murmelstein et ses fonctions, son destin, et un lieu, Theresienstadt. Dans Le dernier des injustes, on voit Claude Lanzmann d’abord à l’époque actuelle, (du haut de ses 87 ans !), puis à l’époque où il dialoguait avec Murmelstein. Le réalisateur apparaît dans son film, en gare de Busovice, ou dans le ghetto de Theresienstadt, texte en main, debout, disant ou lisant d’une voix ferme et sûre un texte impeccable et implacable, accablant.
La troisième source de la puissance du document est donc la présence même de Lanzmann, aujourd’hui et autrefois, montant à son tour les longs escaliers qui mènent aux combles de Theresienstadt où moururent les faibles et les vieillards, universitaires, notables, quidams, couverts de poux et dans leurs excréments, les forts aussi, les femmes et enfants, les juifs… Sa voix grave, sombre, forte, son regard, sa personnalité, à la fois joyeuse et triste, obstinée et heureusement entêtée, âpre à déchiffrer, revenir, questionner. Savoir.
Puissance du film même enfin. La gare de Busovice, où les juifs déportés achevaient leur voyage en train. Le ghetto de Theresienstadt, caserne ouverte et camp de concentration « pour la montre », pour la propagande, pour montrer entre deux « liquidations » de masse vers [**Auschwitz*] comment[** Hitler*] avait « offert une ville aux juifs ». Vienne, de la nuit de Cristal à nos jours. Berlin, Prague. Le film montre les lieux, les films de propagande, le mensonge, la réalité : les martyrs (non les saints). Le titre est inspiré du chef d’œuvre Le Dernier des Justes de l’écrivain (né à Metz) [**André Schwarz-Bart*], justement récompensé par le Goncourt 1959.
La réalité est dure. Lanzmann la portera en Israël lors d’une prochaine projection du film qui fera date. Car Murmelstein n’a pas été convoqué ni entendu lors du procès **Eichmann *] à Jérusalem en 1961. Pur scandale. Faute absolue. En se privant de la présence de celui qui a travaillé sous la contrainte directe et personnelle de Eichmann, ceux qui ont fait le procès l’ont biaisé. Le dernier des injustes propose le témoignage de Murmelstein attestant la présence d’Eichmann, barre de fer en main, lors de la nuit de Cristal, à Vienne la nuit du 9 au 10 novembre 1938, aux commandes de la destruction des synagogues, des assassinats, brutalités, arrestations. Lanzmann pourra dire que le procès Eichmann aura été mené par des ignorants. [**Hannah Arendt *] (dont j’ai dit la faute) ( [lire dans Wukali) aurait été moins naïve et n’aurait pas pensé qu’Eichmann était un « nobody » (là en civil, dans sa cage de verre, face à un procureur qui lui reprochait la totalité de la seconde guerre mondiale, incapable de l’impliquer personnellement dans les assassinats dont il est pourtant le concepteur et l’artisan), un banal fonctionnaire d’un rouage qui le dépassait si elle avait pu entendre Murmelstein décrire le corrompu déporteur rançonneur de juifs, menaçant l’arme au poing pour que des milliers de juifs vendent tout, paient, partent et meurent (alors qu’on leur avait promis la Palestine). Banalité du Mal ? Bêtise de Arendt. Le mal n’est ni radical ni banal, il est en actes. Faute de Arendt lorsqu’elle écrit maladroitement la coopération sinon la collaboration des juifs à leur propre destruction en mettant en cause pour chaque communauté son « Judenrat », son conseil juif. Murmelstein explique (encore fallait il quelqu’un pour l’entendre) comment il est passé de rédacteur contraint de textes de synthèse à l’usage de Eichmann, à l’exercice d’un « non-pouvoir », comme membre du « Conseil Juif », troisième « Judenälteste » de Theresienstadt et seul survivant. Le terme même de « plus vieux des juifs » est une appellation moqueuse à consonance tribale, triste et lamentable ironie, le plus vieux, le dernier vivant, après[** Jacob Edelstein*] né en 1903, assassiné le 20 juin 1944 à Auschwitz après avoir assisté au meurtre de sa femme [**Miriam*] et son fils [**Ariel*] et [**Paul Eppstein*], né en 1902, assassiné le 27 ou 28 septembre 1944 à la petite forteresse).
La réalité est dure et parfois oubliée. Après avoir suggeré l’ « émigration » des juifs pour la Palestine (opération illégale destinée à rançonner ceux qui y croyaient) puis pour Madagascar (sans commentaire) qui sait que les Nazis ont fait construire un camp à Nisko en 1939, et y ont déplacé des Juifs, pour les abandonner et les forcer à marcher vers la frontière. Murmelstein raconte comment il a vu des vieillards, sans force, abandonner, crever… Murmelstein aurait pu déposer, témoigner et dire comment il a entendu Eichmann faire un discours aux déportés juifs. A Jérusalem, au procès, Eichmann a dit n’avoir jamais prononcé un discours à Nisko. Joie triste de Murmelstein, en effet, Nisko est le nom de la ville voisine, le lieu où le discours a été prononcé est Zarzecze. Mensonge cruel d’Eichmann (qui n’a pas strictement menti, il aurait pu satisfaire le vieux[** Kant*] comme il l’a prétendu à Jérusalem), la justice, l’histoire et même le mensonge ne souffrent aucune imprécision !
Le film décrit la « vie » à Theresienstadt, la vie à l’envers… Le ghetto modèle où on élimine tous ceux qui passent mal aux images de propagande, tous ceux qui à tort où à raison sont susceptibles d’une rébellion, tous ceux qui ne sont pas strictement nécessaires aux mensonges de façade et au pillage et au meurtre de masse. Pour finir, tous ceux qui sont juifs, tous ! Texte en main, Lanzmann nous place dans ce lieu où furent pendus les martyrs de Theresienstadt. Tout aussi poignant le lieu et le récit de l’assasinat de Paul Eppstein.
Sublime chant du kaddish, prière des morts, à la synagogue du Golem de Prague.
Le film dit ce qu’on savait à l’époque. Murmelstein rappelle (savait-il ? aurait il pu accepter ?) que depuis Theresienstadt, on savait que le départ à l’Est se faisait pour [**Treblinka*] dont on conjecturait qu’il s’agissait d’un centre de regroupement… certains Juifs déportés en savaient plus… ainsi de ces enfants à qui on voulait donner une douche et qui s’exclamèrent « le gaz ! »… La petite sœur de [** Kafka*], [**Ottla*], volontaire pour accompagner des « migrants » depuis [**Therezin*], est morte avec eux à[** Auschwitz*]. Quand a-t-elle compris qu’émigrer signifiait mourir ?
Entre le marteau et l’enclume, Murmelstein aura sauvé 120 000 juifs par une réelle émigration d’abord. Il a refusé pour lui et les siens un refuge à Londres et en Palestine. Il a accompagné son peuple à Theresienstadt. Il s’est battu pour mettre des vitres aux fenètres, du bois aux lits, soigner et protéger contre les poux et le typhus… Il s’est battu pour « l’embellissement » de Theresienstadt, seule manière selon lui de faire durer le camp, pour qu’on le montre à la Croix-Rouge. On n’a pas assassiné Murmelstein. [**Gershom Sholem*], immense érudit, avait suggeré qu’on le pende, alors qu’il a demandé qu’on gracie Eichmann… «Sholem a la pendaison capricieuse » dit Murmelstein qui reconnaît en lui un intellectuel de premier plan (dans son domaine).
Les justes ne sont pas ceux qu’on croit. Les injustes non plus. La bêtise est partout.
Magnifique accolade fraternelle de Lanzmann à Murmelstein sur le pavé romain.
« Je n’ai pas reculé devant le danger ! » dit l’ancien rabbin.
« Vous êtes un tigre », conclut [**Claude Lanzmann*].
Lorsqu’on se demande s’il y a un devoir de mémoire et en quoi il consiste, il faut bien comprendre que le souvenir et la mémoire ont leurs lois, mais que l’histoire exhume la réalité passée alors même que la justice n’a pas toujours su s’imposer.
Un grand film, deux grands hommes, face à face, pour l’éternité.
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Illustration de l’entête: Claude Lanzmann sur le quai de la gare de Busovice
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