First novel written by Tupelo Hassman. This is a must. What a style !


La chronique littéraire d’Émile COUGUT


« Bonne nuit, la fille, bonne nuit » disait sa mère à Rory Dawn Hendrix quand elle couchait sa petite fille. Rory Dawn, la narratrice, nous raconte de façon très originale son enfance dans un mobile home, dans un trailer park, à La Calle de Las Flores dans la banlieue de Reno (Nevada). Cet endroit, prévu pour être un quartier huppé est devenu un vrai bidonville où se retrouvent les rebuts du rêve américain. Nous sommes bien loin des images de l’Amérique de la côte ouest ou du bouillonnement de New York. C’est l’Amérique du Midwest, un endroit plus ou moins improbable au milieu d’un désert. Rien ne pousse, il n’y a que de la poussière et au loin les lumières de Reno, où il est si facile de se marier et de divorcer, où la principale activité est le jeu sous toutes ses formes, le jeu dans lequel passe la majorité des aides sociales de la population de La Calle.

Olécio partenaire de Wukali

Cet endroit n’est pas loin de faire penser à certaines de nos banlieues : les pauvres, ceux qui ont eu des accidents de vie sont repoussés à l’extérieur, les aides sociales ne sont là que pour leur permettre de survivre. La seule solution c’est de partir comme le firent les 4 demi-frères de Rory pour essayer d’avoir une meilleure vie. Mais Jo préfère rester seule avec sa fille née de père inconnu. Elle travaille comme barmaid de nuit dans un des bars de l’endroit, ayant renoncé à tous ses rêves, à sa volonté de sortir de ce milieu. Nous sommes en Amérique, l’assistance sociale qui s’occupait d’elle n’a pas jugé utile de lui payer une formation supérieure alors qu’elle pouvait avoir des « petits boulots » sans que cela ne coûte rien à la société. Alors elle essaie autant que faire se peut de survivre, d’élever et surtout de protéger sa fille. Dans cet endroit, où tout le monde se connait plus ou moins, règne une grande solidarité, une solidarité naturelle sans passer par les mots. Seuls les gestes, l’action prédomine, et quand un de ses membres est victime d’un entre eux, ce dernier est rejeté et doit partir.

Roman sur l’exclusion, mais aussi roman sur la pédophilie et ses ravages. Rory, malgré les craintes de sa mère est victime d’une agression sexuelle, tout comme Jo le fut de la part de son père. Rory Dawn est toujours en jeans, les jupes pouvant exciter les hommes. Après son agression, elle passa des mois sans parler, ne faisant que renforcer sa solitude. Rory est une solitaire, elle n’a pas d’amis à l’école, elle n’en a qu’une éphémère hors du lieu scolaire. Mais elle est une lectrice assidue du Manuel de la parfaite scoute dans lequel elle apprend la vie. Enfin une vie rêvée qui lui permet de sortir de son univers quotidien, qui lui permet de ne pas faire ce que la société attend d’elle là où elle est. Elle est le seul membre de sa troupe, le scoutisme ne concernant pas les pauvres.

La fille est aussi (surtout ?) un roman sur la bien-pensanse des nantis. Une philosophie de l’exclusion anglo-saxonne qui fait peser sur chaque individu la responsabilité de ce qu’il est. Peu importe son histoire, peu importe s’il est une victime : s’il est là où il est c’est qu’il a fait une faute. Et si la société pense qu’il peut représenter un danger suivant des critères élaborés exclusivement par les « bien-pensants », alors elle doit sévir pour se défendre. Jusque dans les années soixante dix, il a eu des milliers de femmes américaines qui ont été stérilisées, souvent à leur insu, car jugées « débiles » par des magistrats à qui elles faisaient peur. L’eugénisme a sévi partout sous couvert de morale, de protection de la société, d’amélioration de l’homme. Et comme le fait remarquer Tupelo Hassman, les Etats-Unis d’Amérique ne se sont pas encore interrogés sur ce passé et sur ces victimes.

Rory Dawn sait qu’elle est « la troisième génération de filles illégitimes forcément prête à faire les putes » et que ce « péché » la poursuivra toute sa vie. Bien sûr elle est une écolière brillante, douée en orthographe, mais elle s’aperçoit très vite qu’elle est de fait instrumentalisée par le corps enseignant et refuse de devenir un symbole, le symbole que même chez les pauvres, certains peuvent réussir.

Rory Dawn fait montre d’une rare lucidité sur la société et ses codes, sur la place que chacun doit occuper, sur les normes qu’il faut suivre si on ne veut pas que l’Etat ou le Comté nous rattrape pour nous remettre à notre place ou nous exclure de la société. Elle sait qu’elle fait partie de ce que certains appellent « une classe dangereuse » et que pour vivre libre il est nécessaire d’en sortir, la sortie commençant par partir de La Calle de Florès.

Tupelo Hassman nous offre un roman original sur plus d’un aspect. Le thème qu’elle aborde : la pauvreté, la pauvreté aux Etats-Unis d’Amérique, pas celle du sud durant la crise de 1929 décrite par Faulkner, mais la pauvreté qui y sévit en ce début de millénaire. Elle porte dessus un regard plein d’empathie et formule une critique virulente sur l’idéologie dominante de ce pays qui procède à un vrai eugénisme social. Originalité aussi dans la façon de construire ce récit à partir de rapports rédigés par une assistance sociale, de souvenirs, de pages du journal intime de Rory Dawn, des lettres de sa grand-mère, d’une décision de justice. Une sorte de collage particulièrement réussi.
Il en résulte un roman très agréable à lire autour d’une héroïne très attachante.

Émile Cougut


La Fille

Tupelo Hassman

Éditions Christian Bourgois. 20€

Titre en anglais: Girlchild


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