A cute and sharp study about pre-analysis in Yiddish language in Sigmund Freud’s first writings


Nul doute, l’apport de Sigmund Freud à la pensée et porté tant aux domaines philosophiques que cliniques est indéniable et constitue en soit tout à la fois un fait de société, de culture et aussi de civilisation. Alors que des controverses récentes universitaires ou médiatiques sur la personne et l’oeuvre de Freud ont agité, en France tout du moins, la logosphère et les conversations, et nous avons eu l’occasion d’en faire état dans WUKALI, le célèbre ouvrage de Max Kohn, Le préanalytique: Freud et le Yiddish qui fait autorité, vient d’être pour la troisième fois réédité (éditions MJW). C’est un travail conséquent et une étude poussée sur un des aspects les moins connus de l’oeuvre du célèbre médecin viennois, les écrits préanalytiques (1877-1897) qu’il n’a pas incorporé dans ses oeuvres complètes en partant de l’analyse des mots d’esprit et saillies yiddish, le witze.

Max Kohn est né en 1951 à Paris : Psychanalyste membre d’Espace analytique, maître de conférences habilité à diriger des recherches (HDR), Université Paris Diderot – Paris 7, UFR d’Études psychanalytiques. Membre du Centre de Recherches « Psychanalyse, Médecine et Société » (C.R.P.M.S.) EA 3522, lauréat du Prix Max Cukierman en 2006.

Nous avons demandé à Robert Samacher,* lui-même psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne et ancien psychologue de secteur psychiatrique, de faire la présentation du livre de Max Kohn.

Olécio partenaire de Wukali

P-A L


Ce livre présente les écrits préanalytiques de Freud (1877-1897), ceux qui n’ont pas été intégrés dans ses œuvres publiées jusqu’à ce jour. Il comporte un texte introductif de Richard Zrehen présent dans la première édition. Du point de vue de cet auteur, « Max Kohn approche les débuts de la psychanalyse de façon inédite, en mettant à jour le rôle qu’aurait joué une langue refoulée, le yiddish et le « territoire » socio-culturel qu’il métonymise. »

Le lecteur pourra se demander les raisons pour lesquelles Max Kohn propose un premier chapitre centré sur le Witz alors que Freud a fait publier en 1905 Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, huit ans après la période que Kohn propose d’étudier.

Le père de Sigmund Freud, Jacob, était yiddishophone et bien que sa mère Amalia fût essentiellement de culture germanique, le jeune Freud avait aussi été influencé par la culture biblique et le yiddish qui courait inconsciemment sous la langue allemande. Le yiddish et son rapport au vits (yiddish yivo)) étaient déjà présents dans la culture familiale, au lieu du trésor des signifiants (pour Lacan), dans les signifiants que le sujet Freud a pu prélever, les sonorités yiddish, la lalangue(Lacan) sous la langue qui traverse toute l’œuvre freudienne était en permanence présente, et on peut comprendre que le Witz ou vits en yiddish ait été le véhicule de l’esprit juif dans son rapport à l’humour et au mot d’esprit tels que Freud les transmet dans les Gesammelte Werke. Il n’est donc pas étonnant que pour cerner l’influence du yiddish dans l’œuvre freudienne, Max Kohn ait d’abord présenté les différentes formes du vits avec l’équivocité des signifiants en yiddish qui en tant que mot d’esprit, font mouche.

D’après Max Kohn, « Freud fait intervenir le Witz en tant que signifiant qui illustre une notion… » ce qui l’amène à proposer la méthodologie suivante qui consiste à porter le regard sur la structure du Witz et j’ajouterai : son rapport avec l’inconscient sans se référer à Freud (mais peut-on parler d’inconscient sans se référer à Freud ?) au lieu de s’intéresser à l’histoire de l’usage du Witz tel que Freud a pu l’utiliser dans différents temps de son œuvre. Cette approche de l’esprit du Witz propre à la tradition juive se retrouve dans la reprise que fait l’auteur d’un certain nombre de vits en en reprenant les signifiants équivoques propres au yiddish. Ils concernent :

1-Juifs, 2- Juifs et goyim 3- Les convertis- (meshumodim) 4-Les mécréants (apikorsim) 5- Les menteurs (ligners) 6- Les commerçants 7- Entremetteurs 8-Pauvres et riches, avares 9- Mendiants (shnorers) 10- Elèves de yeshivot (kloyznikes) et oisifs (batlonim). Pour bien cerner la portée des jeux de mots dans l’esprit propre au yiddish, le lecteur pourra mieux saisir la portée de ces vitsen présentées sous forme d’anecdotes ou de blagues dans le livre. En même temps, Max Kohn procède à l’analyse de ces vitsen qui sont autant de bons mots enracinés dans la tradition yiddishophone qui a influencé Freud. Richard Zrehen dans son texte d’introduction « De l’œil à l’oreille », fait remarquer qu’à travers la marque de cette tradition, c’est de langue et de bouche, c’est-à-dire de langage qui fonde le lien social. Zrehen rappelle que le langage est polysémique, et qu’un peuple se définit d’abord par la façon dont il traite cette polysémie, par la langue qu’il parle et le grand récit » je dirai que pour les juifs, ce grand récit est l’Ancien Testament. Ce que Freud nous fait entendre, c’est que derrière le transfert à la langue allemande, par le Witz c’est le transfert à la langue yiddish qui continue à produire ses effets.

Max Kohn le dit de la façon suivante : « La présence du yiddish dans la vie de Freud peut paraître insignifiante, anecdotique, et à la limite inexistante, malgré l’évidence historique. On en arrive à une conception d’un Freud qui parle et pense uniquement en allemand et où l’effacement du yiddish dans l’allemand moderne a été parfait. Cet effacement n’a pas été total, et si c’est bien l’effet langagier du yiddish que Freud retrouve dans l’allemand moderne. » Ce qui peut signifier que Freud continue à parler le yiddish dans l’allemand.

Dans le chapitre suivant qui porte sur « Freud et le préanalytique » proprement dit, Max Kohn rappelle que Freud va commencer à utiliser le terme de psychanalyse à partir de 1896. En effet, c’est dans un article écrit en français « L’hérédité et l’étiologie des névroses » qu’il utilise pour la première fois le terme de « psycho-analyse ».
L’avènement du terme psychanalyse date de 1896 et c’est en 1897 qu’il publie son dernier grand travail parlant de neurologie « Les paralysies cérébrales infantiles » en même temps qu’il annonce à W. Fliess qu’il a découvert le complexe d’Œdipe en partant de sa propre expérience : « J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants. » Il remarque aussi que ces rapports « ne sont nullement dépourvus d’éléments sexuels » et que l’enfant prend ses parents comme des « objets de désir ». La lettre 52 du 6/12/96 avec la mise en place du système perception-conscience proposait aussi une approche compréhensible du fonctionnement de l’inconscient. C’est donc en octobre 1897 que nait véritablement la psychanalyse.

Revenons au préanalytique, Max Kohn rappelle que dès 1877, dans son apprentissage de la neurologie, Freud s’est intéressé aux organes de reproduction des anguilles, par une minutieuse observation de l’organe lobé afin de déterminer le sexe, il conclut à l’indécidabilité du problème.

Du point de vue de Kohn : « C’est à partir d’une interrogation hystérique sur l’identité sexuelle de l’anguille, après l’observation d’un organe censé signifier le sexe, que Freud commence sa carrière. »

Il continuera ces mêmes travaux de recherche « A propos de l’origine(Ursprung) des racines nerveuses postérieures (Nervenwurzeln) dans la moelle épinière de l’ammocète (Petromyzon Planeri) » sous la direction d’ Ernst Brücke, toujours en 1877.

Kohn détaille les passages de Freud dans divers laboratoires dont celui de Stricker en 1878, ses différentes recherches dans le champ de la neuropathologie, en 1882, il écrit à Martha qu’il a « d’abord été zoologiste, puis physiologiste ; il travaille maintenant dans l’histologie ». Freud énumère aussi les différents domaines de la médecine auxquels il s’est intéressé ; mais c’est sa rencontre avec Charcot en 1886, et sa présence aux « leçons du Mardi » qui vont constituer un tournant, c’est alors que Freud prend conscience du poids de la suggestion, c’est-à-dire de la parole dans la présentation des hystériques. Max Kohn écrit : « Freud ne se contente pas d’être un interlocuteur parmi d’autres de Charcot. Il met en scène la production de l’interlocuteur qu’organise Charcot dans ses présentations. Avec Freud, la clinique est mise en scène comme scène se supportant du transfert à un tiers. » (p.134).

De retour à Vienne en 1887, Freud s’intéresse à la neurasthénie aigüe et à son traitement. Il reprend à son compte les traitements de l’époque qui prescrivent le repos, l’isolement, la suralimentation, les massages, la faradisation dans le cas de patients nerveux.

En 1888, un autre temps important de la recherche freudienne s’annonce grâce à sa rencontre avec Henri Bernheim. Freud écrit une préface à la première édition du livre de Bernheim «La suggestion et ses applications à la thérapeutique», ici, l’hypnose passe dans le domaine de la psychologie, et la suggestion devient la clé de l’hypnotisme. Freud reconnaît que la suggestion médicale peut provoquer des symptômes hystériques. La notion de transfert (Ubertragung) est mentionnée en tant que phénomène physiologique : « une simple exagération (eine Ubertreibung) d’une relation normale entre des parties symétriques. Malgré la suggestion, Freud reconnaît la valeur objective, real, des symptômes hystériques. » (p. 155). L’hystérie en tant qu’atteinte nerveuse fonctionnelle, devient un domaine de recherche ouvrant à une thérapie par la parole.
Les travaux de recherche sur l’aphasie dont s’est inspiré Freud sont également une voie de recherche importante. Ces recherches seront exploitées dans son propre ouvrage : Sur une conception de l’aphasie, Etude critique publié en 1891. Freud se livre ici, à une critique de l’enseignement de C. Wernicke concernant les localisations cérébrales, Freud assimile les localisations cérébrales aux zones hystérogènes. « A partir de la limite de la suggestion, il vient interroger la limite des localisations fonctionnelles» écrit Max Kohn qui étend ensuite cette hypothèse au yiddish tel que Freud l’a refoulé et qu’il assimile à un « lieu sans frontière, puisque Freud a osé dire que l’anatomie ne saurait limiter les fonctions ». La langue des origines qui a été oubliée a subi le refoulement ce qui n’a rien à voir avec l’atteinte d’une fonction physiologique avec son parcours spécifique. Pour Kohn, cet oubli est à assimiler à une aphasie qui n’est rien d’autre qu’un symptôme hystérique lié au langage. Le corps se marque des ratés du discours, ce qui ne correspond à aucune inscription ou circuit neurologique.

Pour compléter sa démonstration, Max Kohn reprend les différentes formes d’aphasies telles qu’elles sont énumérées dans l’ouvrage de Freud, il se demande dans la sixième partie de son énumération en quelle mesure les troubles de la parole peuvent être utiles à la connaissance de leur fonction. « Pour la psychologie, l’unité de la fonction de la parole est le mot (das Wort) qui se compose d’éléments acoustiques, visuels et kinesthésiques. » On se référera au schéma proposé par Freud dans son livre Sur la conception de l’aphasie qui précise l’articulation entre associations de choses (ou d’objets) aux représentations de mots en partant des différentes perceptions sensations qui aboutissent au mot, aux associations de mots puis au langage construit. Ce schéma annonce la lettre 52 déjà citée.

Max Kohn utilise le travail de Freud sur l’aphasie pour étayer l’hypothèse suivante : Freud a été dans l’impossibilité d’avoir une représentation visuelle des phonèmes d’un dialecte premier qui serait le yiddish, il a dû inventer une image visuelle neuve dans une langue apprise. « Cette nécessité se réalise tout au long des écrits préanalytiques dans l’exubérance et la diversité dans ce qu’il ne peut s’empêcher de voir de neuf. » Kohn fait l’hypothèse qu’il s’agit d’un fantasme. En fait ces sensations perceptives, visuelles, auditives, kinesthésiques se situeraient plutôt au niveau de la lettre et non du signifiant, ils ne peuvent mettre en jeu le sujet divisé dans le rapport à ses objets cause de désir. Nous ne pouvons savoir quelle place Freud pouvait donner au yiddish dans ses fantasmes. Il aurait pu en dire quelque chose dans son auto-analyse mais ce n’est pas le cas. Néanmoins, nous soulignerons le pas important que fait Freud, son étude dont les bases sont neurologiques, oriente plus particulièrement ses recherches vers le langage en reconnaissant sa primauté en dehors de toute explication neurologique lorsque l’atteinte est fonctionnelle.

<doc1706|left>Dans sa conclusion Max Kohn s’interroge sur la portée de la notion qu’il propose, le préanalytique: est-ce un concept ? </doc1706|left>

Pour l’auteur, le préanalytique désigne après-coup la place d’une articulation possible, dans une théorie de la pulsion et du langage. Il permet de « rétablir le dynamisme de la pulsion et du langage » dans l’itinéraire de Freud et aussi de comprendre ce qui a animé Freud, l’amenant à la découverte de la psychanalyse.

De mon point de vue, dans le préanalytique se trouve un grand nombre d’ingrédients qui, regroupés, réarticulés, à un moment donné du parcours freudien font sens et seront nommés « psychanalyse » : une clinique et une théorie du sujet fondée sur le fonctionnement de l’inconscient, reconnue comme telle à partir de 1896-1897. Tous ces ingrédients précurseurs picorés et assimilés dans les différents domaines cités dans ce livre, Freud en a fait une œuvre transmissible qui continue à nous faire travailler : le lecteur pourra faire son miel des différentes expériences par lesquelles Freud est passé, et que Max Kohn relate dans sa recherche particulièrement riche et approfondie qui aboutira à la création de l’œuvre freudienne. Au lecteur à assaisonner tous ces ingrédients à sa propre sauce et d’apporter ses propres questions afin de lui donner la saveur qui lui convient pour une compréhension renouvelée de l’ensemble de l’œuvre freudienne.

Robert Samacher.*


Le préanalytique : Freud et le yiddish (1877-1897),
Max Kohn

3ème édition revue et corrigée, 2013, Paris, MJW Fédition.


*Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne. Ancien psychologue de Secteur Psychiatrique.
Ancien Maître de Conférences, Université Paris 7 (SHC).


Illustration de l’entête: Sigmund Freud avec son chien Yofi, dans son appartement du 19 Berggasse à Vienne.


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