From now onwards a new chapter about Art history in WUKALI
Faire le choix d’une oeuvre, d’un artiste, développer une analyse dans ses différents contextes c’est la perspective que nous créons dans Wukali en développant désormais une nouvelle chronique d’histoire de l’art et en laissant la passion guider nos choix forcément arbitraires, subjectifs mais toujours sensibles.
Nous avons demandé à Jacques Tcharny d’inaugurer cette rubrique d’analyse en histoire de l’art. Il est un ami de longue date et il fut un temps où nous arpentions ensemble plusieurs fois par semaine les salles du Musée du Louvre en nous attardant plus longuement devant les Delacroix, Géricault et autres Romantiques et en saluant toujours Rembrandt, Poussin ou découvrant émerveillés tel ou tel détail d’une oeuvre que nous n’avions jusqu’alors pas remarqué. Le Pavillon de Flore et le Cabinet des dessins du musée du Louvre dirigé alors par Maurice Serrulaz, conservateur en chef, notre maître, nous était familier. La délectation du beau, la soif de savoir a guidé nos choix et nous a permis d’ingurgiter goulument cette fabuleuse histoire de l’art.
Nous inaugurons cette nouvelle rubrique avec l’étude que Jacques Tcharny consacre à l’analyse d’un des plus grands chefs d’oeuvre de la Renaissance de l’Europe du nord: La Vierge et l’Enfant au chancelier Rolin de van Eyck. Nous poursuivrons au fil des semaines à venir avec des études consacrées aux peintures de Léonard de Vinci.
Pierre-Alain Lévy
La chronique d’histoire de l’art de Jacques TCHARNY.
Analyse d’une oeuvre.
Jan van Eyck, 1390-1441.
La Vierge et l’Enfant au chancelier Rolin v.1434.
H.: 0,66M; L.: 0,62m; bois; INV.1271
Richelieu, 2ème étage, salle 4. Le Louvre
Le tableau provient de la chapelle Saint-Sébastien de l’église d’Autun. L’oeuvre quitte les lieux en 1793 au moment de la destruction des bâtiments pour rejoindre les collections du Louvre.
– Jan van Eyck est connu pour avoir été un merveilleux peintre mais ce n’était pas son unique profession : il était aussi diplomate au service de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, dont il a négocié le mariage, preuve de confiance s’il en est. Le duc l’a souvent envoyé accomplir des missions secrètes difficiles dans des pays excentrés comme le Portugal où l’Espagne, ce qui implique une connaissance des langues internationales de l’époque : outre le flamand, l’espagnol, le français, l’allemand, le latin…Sa culture devait donc être considérable et en inclure tous les aspects.
– van Eyck a d’abord été un miniaturiste comme le confirme les peintures de Turin. Cet « art de l’infiniment petit » connaît son plus vaste développement dans cette œuvre-ci, ce qui complique l’analyse.
-Son monde est celui du Moyen-Âge alors que sa technique picturale, par l’utilisation de l’huile et la mise en place de la perspective, est déjà liée à l’univers de la Renaissance. N’oublions pas que la science suprême qui couronne l’édifice de la pensée médiévale est la théologie, alors qu’à la Renaissance la dominante passe à la métaphysique. Si l’on refuse de tenir compte de cet arrière-plan, le tableau devient inexplicable.
-Sa perspective est discordante, ne devant son unité réelle qu’à la lumière divine unificatrice.
De ces observations, il résulte que le spectateur doit se déplacer et utiliser deux voire trois ou quatre positionnements différents pour pouvoir saisir l’entièreté de la vision eyckienne. En utilisant le vocabulaire du cinéma, on dira travelling, panoramique, gros plan et zoom.
Le tableau se divise en deux parties : le plan central et le fond au-delà des arcades. On y voit : à gauche le donateur agenouillé en prière implorant le salut de son âme auprès de la Vierge et de l’Enfant divin qui fait le signe de bénédiction. Cette position est celle du sauveur du monde « Salvator mundi ».
Un triangle aigu se forme du corps du chancelier et du prie-Dieu. A droite, la Vierge avec son Fils crée un autre triangle, bien plus important, ce qui est normal puisqu’ils sont d’origine divine. D’ailleurs, le triomphe de Marie est souligné par un ange qui porte une couronne, s’apprêtant à en ceindre le front de la mère du Christ. Elle est assise sur un banc de marbre.
Le pavement est un damier qui s’élance, tel une onde, jusqu’aux arcades. Le sentiment qui s’en dégage c’est que l’on a affaire à un être vivant. En réalité il s’agit de lignes de fuite multiples se rejoignant à l’infini mais le ressenti du spectateur est un bouleversement de l’équilibre psychologique de la peinture, annonçant Vlaminck dans La Baie des trépassés ou van Gogh dans Le Jardin de l’asile à St Rémy. Le positionnement des carreaux de marbre invite le spectateur à entrer dans l’espace pictural, à prendre possession visuelle de la peinture.
Le plan central laisse la vedette au fond situé derrière les colonnes au rythme ternaire qui créent l’arcature. La triple baie fait allusion à la Trinité chrétienne. Divisant l’espace pictural en raccordant l’espace mental, toute analyse doit partir du halo lumineux couvrant la partie aérienne du paysage visible dans le fond du tableau, derrière l’ouverture créée par les colonnes. Cette luminosité irréelle interroge l’esprit, voire l’âme du spectateur, obligé de se mettre à bonne distance pour réellement comprendre ce qu’il voit.
Comme toujours dans toute peinture digne d’un maître, à côté du centre géométrique existe un centre psychologique. Ici, le premier se situe derrière le plus grand des deux personnages accoudés au balcon et regardant vers l’intérieur de l’espace pictural ce qui se passe au-delà. Ce qui entraîne le spectateur à se demander quelle scène a lieu là-bas. Le second est le pont sur lequel circulent un nombre invraisemblable d’êtres humains transformés en fourmis. Il saute aux yeux que ce pont sert d’intermédiaire entre la ville des hommes à gauche et la ville de Dieu à droite : en effet dans cette dernière ne se voient que des églises plus ou moins importantes alors que dans la première un seul bâtiment cultuel est présent.
Autant le tableau du premier plan, celui du chancelier Rolin implorant la Vierge et l’Enfant divin, est statique, hiératique, solennel, silencieux, intemporel, pénétré de la vision sainte et sacrée ; autant celui du second plan est mobile, animé, populaire, bruyant, humanisé jusqu’à en devenir quotidien. Il pourrait y avoir opposition entre eux mais un des aspects du génie du peintre c’est de les avoir rendus complémentaires en les soumettant à la puissance divine rendue par la lumière unique et unificatrice.
Revenons au chancelier : son visage est incroyablement individualisé, même les rides et les veines de son cou apparaissent à l’instar du moindre poil de sa barbe, des joues rendues flasques par l’âge et de sa tonsure qui laisse apercevoir sa chevelure sur le côté droit du front. Son menton volontaire, son nez droit, ses lèvres étroites, ses arcades sourcilières enfoncées, son regard puissant ne sont pas les moindres détails soulignant l’intelligence, la volonté et le rang à la cour de Bourgogne du noble interlocuteur de la Vierge. Il est marqué par les ans : la soixantaine peut-être…
L’ample manteau d’apparat, fait de brocart, au col de fourrure nettement détaché, nous livre ses reflets chatoyants grâce au talent de coloriste du peintre : les couleurs sont à leur maximum d’intensité comme d’expressivité. Les mains jointes dans l’acte de la prière n’ont pas de relief, a contrario du reste du corps qui crée un espace à trois dimensions. Elles semblent perdues dans la masse de fourrure qui borde les manches. Le tapis de table recouvrant le prie-Dieu est une étoffe d’un bleu exquis, elle porte des décors d’entrelacs caractéristiques du style gothique international qui domine dans la peinture de ce temps-là.
Face au donateur, la Vierge. Elle est engoncée dans un immense manteau rouge, la pourpre des empereurs romains, à parements plus clairs brodés d’or et portant une inscription latine. Le visage de la mère est concentré sur le maintien de l’enfant à deux doigts de choir de ses genoux. Son faciès ne marque pas une individualisation aussi nette que celui du chancelier. Elle ressemble assez à Marguerite, la femme du peintre, mais l’épouse est ici rajeunie et transcendée, exprimant une pureté en principe inaccessible à l’être humain. Ses magnifiques cheveux blonds sont retenus par un bandeau noir qui laisse bien visible un front d’une grande perfection à l’ovale parfait. Les plis de l’exceptionnel manteau apparaissent de ci de là, souvent précisés par des ombres portées quasiment noires augmentant la profondeur, donc la sensation de perspective est bien construite même si cette impression n’est pas parfaitement vérifiée par l’analyse. Les moirés du rouge incarnat de l’étoffe sont très profonds, d’un lyrisme coloré accentué.
L’inscription latine est : « exaltata sum in Libano » qui est tirée du texte de l’Ecclésiaste : 24,13. «Quasi cedrus exaltata sum Libano » signifiant : « j’ai grandi comme le cèdre du Liban », or le Christ est parfois représenté au cœur d’un cèdre. La signification symbolique du cèdre du Liban, en raison de la taille considérable qu’il atteint, est incarnation de la grandeur, de la noblesse, de la force et de la pérennité. Mais il est plus encore, de par ses propriétés naturelles, un symbole d’incorruptibilité : le cèdre ne pourrit pas. Faire de cèdre les poutres de nos demeures c’est préserver l’âme de la corruption. En conséquence, le cèdre est un symbole d’immortalité.
Quant à l’Enfant qui bénit le donateur, son petit corps potelé de bébé grassouillet n’a rien de particulier. En revanche, son visage est presque la représentation d’une tête de vieillard : que l’on n’imagine pas que le peintre ait commis une erreur, ce qui serait impensable pour un génie comme Van Eyck. Non, il s’agit de tout autre chose : l’Enfant appartient au monde divin, il est le fils de Dieu, donc du Père éternel et de sa sagesse. Et la sagesse, au Moyen-Âge comme pour bien d’autres périodes de l’humanité, est représentée par des vieillards qui concentrent en eux la mémoire et l’expérience, acquisitions de la race humaine aux cours des siècles écoulés, d’où cette distorsion temporelle apparente.
Il tient la sphère terrestre surmonté d’une croix de Malte, la croix de Marie enrichie de diamants, dans sa main gauche. Objet dont le globe translucide, symbole de son pouvoir sur la création du monde, attire l’œil du spectateur. Une lumière irradiante semble en émaner, cristallisation de l’esprit dans la matière minérale.
Derrière et au-dessus de la Mère, un ange s’apprête à la couronner d’un diadème d’or volumineux. Son manteau bleu nuit s’ajoute au rouge profond de celui de Marie : la couleur du ciel vient épauler celle des empereurs de Rome. Rappelons au passage que les couleurs de la vierge sont le blanc et le bleu.
Les deux protagonistes de la scène se font face sur le même plan de l’espace, laissant une trouée béante bien évidente par laquelle s’engouffre le regard du spectateur. On peut dire que l’organisation de l’espace invite à entrer en profondeur dans le tableau, nouveau coup de génie du peintre.
Intéressons nous au pavement sur lequel les personnages sont situés. C’est un damier composé de carreaux de marbres décorés de motifs géométriques plus ou moins reconnaissables (carrés, losanges…) alternant trois par trois comme on peut le voir sur la seule ligne entièrement visible de ce décor. Les couleurs sourdes donnent exactement l’effet recherché d’exaltation de l’espace pictural devenu tridimensionnel et de chemin d’orientation vers le fond du tableau. Les parements de l’immense manteau de Marie s’étalent jusqu’au sol dans un labyrinthe de plis variés. Le pavement semble une onde qui oblige le regard du spectateur à bondir jusqu’au bout du décor : une marche portant les bases des colonnes et débouchant sur l’espace d’un petit jardin, en opposition avec l’espace intérieur clos.
Nous sommes là à la limite des deux mondes, frontière obligatoire non inscrite dans le marbre du sol. En réalité la triple baie ferme l’espace mental livré au spectateur lorsqu’il regarde la scène sacrée et ouvre le fond à l’inspection visuelle, à l’introspection mentale des témoins que nous devenons alors, nouveau trait du génie de Van Eyck.
Décortiquons la géométrie de l’espace : un quadrilatère ayant pour face postérieure l’arcature ouverte, pour côtés les colonnes sur la gauche et les baies vitrées sur la droite englobent et débordent la scène représentée, intègre les observateurs que nous sommes dans l’espace pictural du tableau et referme derrière nous la dernière face de la géométrie ainsi définie. Cette perspective inversée n’est pas éloignée de la construction de l’espace par les peintres chinois !
Une notion de durée est donc créée par le peintre, avancée sans lendemain qui ne sera pas comprise avant Léonard de Vinci. Nous constatons que l’on peut retourner la figure géométrique en transformant la triple baie en face avant et en repoussant à la hauteur de la lumière irradiante le fond du nouveau quadrilatère ainsi formé. Dans cette vision picturale, la notion de durée est introduite par le cheminement sinueux de la rivière qui réfracte la lumière divine.
La triple arcature est parfaite : c’est une voûte romane à arc en plein cintre, alors que les chapiteaux sont gothiques avec leurs entrelacs de motifs décoratifs élaborés à base de lignes et de palmettes. Chacun d’entre eux est différent des autres, individualisé. Les chapiteaux d’angle porte des scènes bibliques, mettant l’accent sur les fautes de l’humanité : on y reconnaît Adam et Ève chassés du Paradis Terrestre, le Sacrifice de Caïn et d’Abel, Dieu recevant l’offrande d’Abel, le meurtre de Caïn, Noé dans l’arche et Noé recouvert par un de ses fils. Ces décors sculptés sont inscrits dans l’espace des chapiteaux, il y a donc application de la loi du cadre plutôt caractéristique de l’époque romane.
La présence d’ouvertures vitrées peu visibles sur les côtés ainsi que de vitraux ouvragés au-dessus de l’arcature est de nature gothique. Il y a donc utilisation concomitante des deux styles par Van Eyck, ce qui ne peut surprendre puisque l’artiste était un homme de grande culture. Il appartient encore au monde médiéval car il ignore spirituellement les débuts de la Renaissance en Italie, ce qui est moins extravagant qu’il ne paraît car il fallait du temps pour que les idées voyagent, à défaut des hommes. N’oublions pas non plus, comme mentionné plus haut, que l’artiste était aussi un diplomate au service du duc de Bourgogne.
Observons le petit jardinet qui fait suite à la triple baie. D’abord, le symbole du jardin fermé s’inspire d’un passage du Cantique des Cantiques : « Tu es un jardin clos, ma sœur, un jardin clos, une source scellée ». Chaque brin d’herbe, chaque fleur est individualisée, caractérisée, sorte de démonstration des qualités de botaniste du peintre. Notons la magnifique éclosion de lys formant un bouquet naturel (juste à la droite des pies) symbole de pureté, de chasteté et de virginité. Existent aussi, mais éparpillés et un peu isolés, des roses et des iris.
Dans ce « jardin extraordinaire » circulent deux pies et deux paons dont la symbolique était très claire pour un homme de culture de la période médiévale : la pie est synonyme de bavarde, voire de voleuse ce qu’explique le comportement de l’oiseau. « Le symbolisme de la pie, dans le folklore occidental, est sombre et les apparitions de cet oiseau sont interprétées comme des signes néfastes ». Le paon, dans la tradition chrétienne, symbolise la roue solaire c’est donc un signe d’immortalité ; sa queue évoque le ciel étoilé. Au Moyen-Âge il est symbole de l’âme incorruptible et de la « Dualité Psychique » de l’homme. Appelé « l’animal aux cent yeux », il devient signe de béatitude éternelle, de la vision de Dieu par l’âme. Ajoutons que dans les traditions ésotériques il est « un symbole de totalité car il réunit toutes les couleurs sur l’éventail de sa queue déroulée. Il indique l’identité de nature de l’ensemble des actions humaines et leur fragilité, puisqu’elles apparaissent et disparaissent aussi vite que le paon se déploie et se replie. » La dualité évidente de la présence de ces deux oiseaux saute aux yeux et ne peut être d’origine accidentelle. Ce serait méconnaître l’exceptionnelle culture du peintre.
A propos du monde animal, revenons un instant en arrière et intéressons nous à la seule colonne entièrement visible. Logiquement, celle-ci se décompose en trois parties : l’assise, le fût et le chapiteau. Regardons le haut de l’assise portant le disque du fût : vue d’en haut, elle apparaît comme un carré approximatif alors que le diamètre du disque est ovalisé. Sur chacun des trois angles visibles du carré apparaît un petit lapin ! Que peuvent-ils bien faire là ? Un effort d’attention, en se collant le nez sur la peinture, permettra de voir, qu’à l’instar de David terrassant Goliath, ils semblent désaxer le fût dans une tentative commune, ce que souligne le léger écart du fût par rapport à l’assise. Que penser de cela ? Ne crierons-nous pas à l’imposture ?
Nous ne ferons pas l’injure au peintre de l’imaginer commettant une erreur : ce serait absurde et indigne de ce que nous savons de ses capacités de miniaturiste ! Il s’agit tout simplement d’un « private joke ». Cette plaisanterie avait-elle des implications ? Nous l’ignorons car nous ne connaissons rien de la pensée de Van Eyck dont aucune lettre n’a été conservée. En revanche, l’étude du symbole est très explicite : « Le Lièvre-Lapin hante toutes nos mythologies, nos croyances, nos folklores. Jusque dans leurs contradictions tous se ressemblent, comme se ressemblent les images de la lune. Avec elle, lièvres et lapins sont liés à la vieille divinité Terre-Mère, au symbolisme des eaux fécondantes et régénératrices, de la végétation, du renouvellement perpétuel de la vie sous toutes ses formes. Ce monde est celui du grand mystère où la vie rejaillit à travers la mort. Lièvres et lapins sont lunaires, parce qu’ils dorment le jour et gambadent la nuit, parce qu’ils savent, à l’instar de la lune, apparaître et disparaître avec le silence et l’efficacité des ombres. » Notons enfin que, dans le Deutéronome et le Lévitique, il est frappé d’un tabou : il est stigmatisé et interdit comme impur.
Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que ce jardinet n’a rien du jardin d’Éden contrairement à ce qu’ont pu dire nombre de commentateurs : on n’imagine pas de blague à propos du Paradis en plein Moyen-Âge.
Comme déjà indiqué, le pont qui enjambe la rivière sépare et unit tout à la fois deux mondes : celui de Dieu à droite et celui des hommes à gauche. Un tohu-bohu démentiel, un tintamarre bruyant, dus à une humanité grouillante, sonore, bariolée peuplent le tableau. On pourrait imaginer que des discordances en soient les conséquences mais, au contraire, il y a unification des multiples actions qui se déploient devant le regard ébahi du spectateur devenu voyeur fasciné par cet univers pictural, reflet de l’âme et de l’intelligence du créateur de l’œuvre, lui-même reflet de la puissance du créateur universel. La lumière, incarnation de la présence divine, unifie tout : la terre, le ciel, l’eau, les hommes, les villes et les champs en une symphonie colorée, chant d’amour et d’espoir à la gloire de Dieu.
On notera une seule dichotomie véritable : le chancelier Rolin, en quête de son salut, tremble de peur devant la vision de son juge suprême. C’est d’ailleurs le sujet du premier tableau alors qu’à l’intérieur le second offre au regard une humanité qui vit en accord avec les lois des livres saints. Peut-on y voir un aspect personnel à la pensée du peintre ? On ne peut que poser la question.
Attachons-nous maintenant au rendu des innombrables fourmis humaines, particulièrement aux personnages qui traversent le pont. Ils sont décrits à l’aide de minuscules taches colorées, parfois le peintre n’utilise qu’une pointe de couleur. Mais leur expression est d’un vivant insensé, stricto sensu. Le spectateur ébloui en arrive à participer à la marche des protagonistes, à leurs palabres, à leurs négociations commerciales…Il devient partie prenante, membre de cette communauté d’autrefois. C’est le jaillissement du monde médiéval dans celui du spectateur cultivé du 21ème siècle !
Aucun autre tableau de Van Eyck, aucune autre peinture d’aucune époque ne procure une telle transposition de l’âme, un tel renversement de la notion de temps et d’espace. Cette huile sur panneau est marquée à tout jamais du sceau du génie, de l’intemporalité alors qu’elle décrit un monde disparu. C’est ainsi que se reconnaissent les chefs d’œuvre : universalité dans leur époque et jouvence éternelle au regard de celles qui suivent.
On admirera la présence humaine qui occupe tout l’espace : sur les bords de la rivière transformés en halles flottantes de port de mer, sur les chemins de terre qui partent de la ville pour aller dans les campagnes alentours là où déambulent des paysans retardés par le poids des baluchons qu’ils portent, sur les barques transbordant les marchandises et les hommes d’une rive à l’autre, dans le château bâti sur un îlot en amont de la ville, sur le parvis de la cathédrale centrale de la ville de Dieu…Le foisonnement d’une humanité débordante d’activité sert de fond à une scène liée au jugement dernier : celui de l’âme du donateur. Opposition des contraires ? Certes non, mais hommage global à l’Être suprême, oui.
Par les meurtrières se voient des tours dont une cerne l’activité portuaire. Le moindre minuscule détail est décrit avec une précision « diabolique ». On comprend les deux personnages penchés, admiratifs devant ce grouillement. Voyons le paysage. Il se compose de champs, d’arbres en bosquets, de la rivière, des montagnes bleutées au loin et du ciel. Les premiers sont parfaitement décrits, à tel point qu’un cultivateur de notre temps n’aurait aucun mal à identifier ce qui pousse là. Les seconds sont également parfaitement individualisés, à l’instar des premiers. La troisième serpente en formant des lacets et des méandres vers les lointains inaccessibles au regard de l’observateur. Les reflets de la lumière dans cette eau douce, s’écoulant lentement, sont magiques tellement ils sont pleins de vie. L’intensité lumineuse qui emplit le tableau donne au fleuve un caractère descriptif de tout ce qui se passe-là. De surcroît, il agit tel un accélérateur de la vision en entraînant l’œil vers les montagnes.
Celles-ci présentent un aspect bleuté sur fond de transparences, ce qui ne peut nous surprendre : il s’agit d’une technique picturale dite à l’huile, d’un procédé par glacis où les dernières couches laissent transparaître les premières dans la peinture finie. Quant au ciel, il est d’un jaune doré uniforme sans aucun rapport avec la réalité : c’est le halo lumineux dont nous avons parlé au début de ce commentaire, incarnation de la présence immédiate de Dieu. Nous voici de retour au point de départ, ce qui nous ramène au personnage central, absent physiquement du panneau peint : Dieu.
Cette œuvre de caractère exceptionnel par l’intensité des sentiments, des sensations, des développements matériels comme psychologiques du ressenti de l’observateur est la plus difficile à analyser et à commenter de toute la peinture universelle. Le Louvre possède l’honneur suprême de la conserver dans ses collections. Elle offre énormément, nous venons de le voir, au spectateur déterminé à faire l’effort nécessaire pour approcher sa vérité. Il ne l’atteindra jamais complètement et c’est très bien ainsi. Nous espérons seulement avoir ouvert des pistes pour sa compréhension qui se confond avec son interprétation, fait rarissime en peinture. Le symbolisme des représentations réalistes proposées par l’artiste, dont l’esprit nous demeure inconnu, atteint à l’universel. On peut parler de réalisme idéalisé, sous l’influence divine omniprésente.
C’’est la lumière transcendantale, invraisemblable et impensable création humaine, qui unit tous les éléments disparates composant l’œuvre et donne sa leçon fondamentale : l’universalité de l’humain, créature de Dieu. Elle élève l’âme et l’esprit du spectateur, phénomène exceptionnel en notre temps…
Jacques Tcharny
WUKALI 08/09/2014