La peinture chinoise classique… S’il est un domaine de la peinture universelle difficile à appréhender pour un occidental, c’est bien celui-ci. Comment réagir devant ces longs rouleaux quasi-monochromes ? Sont-ce bien des peintures et non pas des dessins ? Pourquoi cette absence de personnages, ou tout au moins pourquoi sont-il si minuscules qu’il faut faire le tour de « l’œuvre regardée » pour les apercevoir ? Pourquoi ces espaces vides ? Tout cela n’est-il pas une invention d’historiens d’art en mal de découvertes ? Comment crier au génie devant certains rouleaux, alors qu’ils se ressemblent tous ? J’en passe et des meilleures…
Permettez-moi un souvenir personnel : à l’âge de 15 ans je découvris, par hasard, un livre de poche du merveilleux critique d’art qu’était Max-Pol Fouchet, opuscule consacré à la peinture chinoise classique. Surpris par les reproductions photographiques, je l’achetais. Rentré chez moi, en parcourant le fascicule, je plongeais dans un « ravissement esthétique » qui m’étonna à l’époque. Un rouleau me fascinait particulièrement, j’en ignorais la raison profonde. C’était une peinture de Fan K’uan 范寬 (990-1030) intitulée : « Voyage par-delà les fleuves et les monts »…
Bien des années plus tard François Cheng 程抱, aujourd’hui académicien français, publiait son ouvrage, absolument fondamental sur le sujet : « L’espace du rêve » sous-titré : Mille ans de peinture chinoise, éditions Phébus, Paris, 1980.
Ce fut un enrichissement de mes connaissances, une élévation spirituelle inespérée qui élargissait mon monde philosophique, alors en formation. J’avais obtenu le diplôme de l’école du Louvre peu auparavant (1977) : le sujet était donc revenu au premier plan de mes préoccupations. Il m’avait passionné et j’avais approfondi la question. Il me manquait quelque chose pour vraiment saisir l’essence des recherches picturales chinoises et une forme d’insatisfaction était restée collée en moi. Arriva le livre ci-dessus mentionné…
Monsieur Cheng, cette étude, avec mes modestes capacités, est aussi une lettre ouverte d’un admirateur inconditionnel. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître et je sais que vous n’aimez pas beaucoup que l’on vienne vous déranger dans votre travail. C’est donc avec le plus grand respect que je vous dédie cet article, en espérant ne pas trop trahir l’essence spirituelle de la pensée chinoise, en particulier la vôtre. Soyez indulgent envers l’amateur novice qui tente d’expliquer ce qu’il ressent de magique au regard de ces rouleaux…
« Si l’on demande à un Chinois de choisir une œuvre et une seule qui figure et résume la peinture des grands maîtres classiques, c’est celle-ci qu’il élira, immanquablement. ».*
Cette phrase, extraite du livre de François Cheng, aiguisa mon appétit intellectuel. Finalement, malgré la distance et les différences culturelles, un Européen peut parfaitement « respirer le même air » qu’un Chinois, et le retrouver sur des valeurs universelles…
La majorité des œuvres classiques parvenues jusqu’à nous sont conservées au musée national du Palais, à Taipei capitale de l’île fortifiée de Taïwan. Vaincus par les communistes de Mao, pendant la guerre civile chinoise qui suivit la fin du second conflit mondial, les nationalistes emportèrent avec eux la quasi-totalité des chefs d’œuvre du musée de Pékin…Une magnifique exposition, d’une partie des collections, fut montrée au Grand Palais à Paris, voici une dizaine d’années.
Regardons le « tableau ». Une formidable muraille de rochers obscurcit notre vision en se dressant, tel l’Everest, devant nous. Cette montagne occupe tout l’espace de la peinture, à l’exception d’une rivière où coule une eau au débit réduit que longe une caravane minuscule, autour desquelles le monde végétal prospère. On aperçoit aussi un bout de ciel sans nuages. Au sommet de cette masse rocheuse, quelques touffes d’herbe : rien ne peut empêcher la vie de prospérer…
La palette colorée est réduite, le rouleau (203cm) apparaissant presque monochrome : quelques ocres bruns sur un fond plus clair, quelques amas gris très foncé… La structure de l’œuvre est créée à l’encre de Chine noire…Ni trop ni trop peu quand on la regarde globalement. Une luminosité intense semble constituer le fond du « tableau ». Notre regard ne peut pas s’emparer du rouleau en une fois, la vue panoramique est impossible, sauf pour un fakir surdoué peut-être ! Nous devons donc élargir notre champ de vision pour appréhender entièrement le sujet. De ce fait les yeux et le visage bougent à l’unisson, accentuant la verticalité de « la prise de possession oculaire » que nous devons réaliser pour saisir, totalement, la peinture.
Une sérénité ressentie évidente s’empare alors du spectateur consentant. Il n’y a aucune contrainte psychologique formulée par l’artiste démiurge : il nous montre simplement le chemin à suivre pour acquérir la sagesse immanente, intrinsèque à l’œuvre créée par son génie.
Il y a fusion entre les éléments naturels au repos (montagnes, ciel, eau, végétation), la présence humaine (la caravane), la luminosité du fond du ciel ( d’origine céleste?). C’est une approche picturale inconnue de l’occidental. Comment l’expliquer ? Peut-être par cette constante de la peinture chinoise, de nombreuses fois répétées par les grands créateurs : « Regarde un bambou, approprie-le toi et il poussera en toi-même. Alors tu le peindras ».
Cette caravane de voyageurs, composée de mules ou d’ânes chargés, car les quadrupèdes paraissent vraiment petits pour être assimilés à des chevaux, d’un ou d’eux êtres humains à peine visibles, l’un devant et l’autre en arrière, avance avec lenteur dans cet Univers archaïque, primordial, où domine le minéral.
Des vides existent ici ou là dans le rouleau mais, à l’opposé du peintre occidental qui perd ses certitudes face au vide, qui en ressent une sorte d’angoisse existentiel, le peintre chinois s’en nourrit : il vit cet état au quotidien, il l’utilise dans ses créations, comme une quotité familière. Dans le cas de la peinture occidentale, on remarquera qu’il fallut attendre Cézanne pour voir des parties laissées vierges sur la surface d’un tableau. Nous serons là à l’aube du vingtième siècle…
De ce vide primordial semble issue cette masse rocheuse, cette montagne écrasante, cette nature divine ou divinisée suivant les valeurs individuelles de l’observateur. La puissance dégagée par le sujet devient gigantesque. Qu’est l’être humain dans un monde pareil ? Pour l’occidental c’est un intrus. Pour le Chinois, le membre actif d’une communauté : la vie. Elle rayonne de ce spectacle, que Victor Segalen, grand voyageur devant l’éternel, définissait par ces quelques mots : « le plus beau paysage au monde », en référence aux magnifiques perspectives du Sud de la Chine et à l’Empire des Song, apogée de l’âge d’or de la civilisation chinoise.
Cette montagne nous apparaît pesante, un vrai fardeau. Pourtant, elle monte vers le ciel, dans une ascension irrésistible. D’elle émane une noblesse naturelle contrôlée, elle devient le visage de la nature…
L’étude de la peinture occidentale, pour une fois, va nous aider à comprendre ce que nous voyons ici, dans ce chef d’œuvre de la peinture chinoise : l’aspect extérieur des choses est leur réalité, mais c’est leur essence profonde qui est leur vérité.
Ce qui signifie que, au-delà d’une succession d’exploits visuels, ce paysage devient un « autoportrait intemporel » du paysage, identique à l’autoportrait d’un peintre sous nos contrées. Le sujet représenté n’est pas exclusivement le paysage mais : « l’idée que les différents éléments du paysage manifestent »*.
Par voie de conséquence, l’impact philosophique de la peinture chinoise classique en est naturel, faisant partie de ce que doit posséder un « lettré » chinois au sens occidental du terme : un humaniste.
Article initialement paru et publié dans WUKALI le 07/05/2016
*Extrait du livre de François Cheng : « L’espace du rêve »
Illustration de l’entête: détail du rouleau et de la peinture sur soie: Fan K’uan Voyage par delà les rivières et les monts. Musée du Palais.Taipei. Taiwan.