In the vicinity of French sculptors
Antoine Bourdelle (1861-1929), élève puis chef d’atelier de Rodin, ce qui ne l’empêchait pas d’exposer individuellement, montra cette sculpture en bronze doré, de dimensions 250×240 cm, au salon de 1909 où elle fit sensation, car immédiatement reconnue comme un chef d’œuvre universel archétypal.
C’est une commande du financier-mécène Gabriel Thomas qui en voulait l’exclusivité, par contrat écrit, mais qui y renonça devant le succès recueilli au Salon.
Il y eut une deuxième version, en 1923, qui diffère de la première par l’adjonction de reliefs sur le rocher à droite. Ces saillies représentent deux autres travaux d’Héraklès : l’hydre de Lerne et le lion de Némée. Un bandeau couvrant toute la base de la sculpture et le monogramme de Bourdelle inventé en 1921 (AB en forme d’étoile de David), complètent ces apports.
D’un tempérament « grec archaïque », l’artiste avait saisi le point faible de Rodin : ses difficultés à créer des œuvres monumentales. Il insista donc sur ce genre.
Arc-bouté sur un rocher par sa jambe gauche qui donne son équilibre au personnage en un endroit bien précis, débouchant sur une stabilité irréductible du corps en totale opposition avec le bras tendant l’arc ; ces deux actes conférent au traitement du sujet toute sa puissance démonstrative : le corps en mouvement et la tension musculaire exigée par le tir à l’arc mettent en valeur la musculature du modèle, posé par le Commandant Doyen-Parigot, un ami gymnaste de l’artiste, rencontré chez Rodin.
L’Héraklès archer est une sculpture mondialement célèbre, la plus connue de l’artiste. Elle représente le sixième des douze travaux d’Héraklès, celui où il massacre les oiseaux monstrueux du lac Stymphale qui se nourrissaient de chair humaine et qui infestaient les forêts autour du lac, situé en Arcadie, usant des pointes affûtées de leurs plumes de bronze comme flèches pour tuer tout ce qui vivait dans la région, et les dévorer ensuite. Le spectateur remarque immédiatement l’absence de flèche sur l’arc, donc que le demi-dieu a DEJA tiré. Il est saisi dans l’instant d’après. D’ailleurs le geste de détente de la main droite est caractéristique d’un état de retour au repos. Ce qui suppose une notion de durée introduite par le créateur dont la vitalité explosive transparaît ici, lui faisant dépasser le cadre du mythe d’origine pour le transformer en apologie du genre humain car, il ne faut jamais l’oublier, le tempérament de Bourdelle est d’un naturel optimiste, quasi-opposé à celui de son patron : Auguste Rodin.
Prendre possession, visuelle comme physique, de la statue, nécessite de tourner autour d’elle, accentuant son aspect cinétique.
Son apparence rugueuse, brutale, pour ne pas dire barbare, saute aux yeux avec la « peau » paraissant carapace , les mains mutantes devenues des pattes énormes, le torse où domine cette musculature sous-jacente hors-du-commun. Même l’angle créé par l’écartement des jambes, pas loin de 150 degrés, participe à la transformation de cet archer en « cathédrale humaine » que rien ne semble pouvoir vaincre. La certitude de la victoire du demi-dieu s’inscrit alors dans l’esprit du spectateur. On pourrait presque parler de « triomphe suggéré » par l’artiste.
Quant au visage, où aucun sentiment ne se lit, son archaïsme puissant rend impossible toute individualisation. Sa construction est, stricto sensu, extraordinaire : dolichocéphalie appuyée, long nez à la Cyrano et aux narines dilatées, yeux lourds et globuleux de taille anormale et de position latérale accentuée, oreilles de faune, menton en galoche, cou de « taureau minoen », cheveux regroupés en masses, sourcils épais, front fuyant, bouche entrouverte sur des lèvres d’une minceur indécente et aspérités violentes de la peau…
Il n’y a pas de quoi rire, ni rien d’attrayant là-dedans ! Et pourtant : le ressenti du spectateur est un dépassement de toute forme d’harmonie dans la création de ce monolithe humain indestructible. Ce n’est sûrement pas un hasard si l’artiste a placé Héraklès sur un rocher !
Une formidable tension physique s’impose au regard ébahi du spectateur, en totale opposition avec une quelconque volonté d’idéalisation ou de spiritualisation. Ce traitement particulier du sujet devient « un moment de l’art de sculpter » se suffisant à lui-même.
Les proportions ne sont pas calculées, mais retrouvent simplement celles nécessaires à cette démonstration spectaculaire des capacités du « constructiviste Bourdelle ».
La sculpture n’est pas « révolutionnaire » certes, mais elle marque un moment particulier de l’art statuaire qui marquera la génération montante (Wlérick, Despiau…)
Le succès de l’œuvre fut tel qu’une vingtaine d’exemplaires, de grandeur nature, furent commandés à l’artiste et se trouvent de nos jours dans différents musées du monde, inclus le musée Bourdelle à Paris où sont conservées et présentées la quasi-totalité de ses travaux, pas toujours herculéens.
Cette œuvre est un jalon, un maillon de la grande chaîne de la sculpture occidentale depuis ses lointaines origines grecques. Elle amène en pleine lumière les facultés démonstratives de cet art que doit posséder un homme de talent, mais aussi la force tellurique qui doit vivre en lui pour permettre l’épanouissement de son génie.
Jacques Tcharny
WUKALI 03/06/2016
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