A literary and musical moment born in the moment Italy became a nation


L’opéra italien est dominé par la statue de commandeur de Verdi qui règne depuis une cinquantaine d’années sur les scènes italiennes (son premier opéra, Oberto, remonte à 1839 et son premier triomphe, Nabucco, à 1842).

En 1887, il donne son dernier chef-d’oeuvre, Otello, avant de surprendre une dernière fois son public, en 1893, avec Falstaff, étonnant de jeunesse et d’inventivité chez un homme de 80 ans. Ces deux derniers opéras bénéficient de livrets écrits par le turbulent Arrigo Boito, traducteur de Shakespeare et de Wagner. Agitateur culturel, émule de Victor Hugo, tour à tour disciple et ennemi de Wagner, contempteur puis collaborateur de Verdi, son Mefistofele ne l’a pas imposé parmi les nouveaux grands compositeurs, pas plus que Ponchielli, malgré les succès de La Gioconda ou de Marion Delorme (1885). Alfredo Catalani (1854-1893), écartelé entre le romantisme germanique et le renouveau naturaliste, s’est fait remarquer par le climat de violence vocale et orchestrale de La Wally (1892), et par les tendres inflexions belcantistes de sa Loreley (1890), mais aucun de ces musiciens italiens n’arrive à s’imposer sur les scènes nationales et internationales, jusqu’en 1890.

Il faut évoquer l’influence de la Carmen de Bizet (1875) sur le réalisme musical. Le sujet traité est d’une extrême audace : jusque-là, les personnages de gitanes n’étaient que des personnages secondaires (Preziosilla dans La Force du destin, 1862, par exemple) et assez conventionnels, ou des mères effrayantes, comme Azucena (Le Trouvère, 1853). Bizet montre une femme de basse origine qui exerce, en l’assumant, toute sa force séductrice sur les hommes. Il fallut que les librettistes invente la pure Micaëla pour amadouer la censure. Verdi l’avait précédé dans cette voie avec La Traviata (1853). Le destin tragique de la courtisane s’inscrivait dans la réalité de son époque, et donc dans celle des spectateurs. Mais les autorités avaient interdit que l’on représentât l’action dans son cadre du XIXe siècle et, jusqu’aux années 1950-60 en Italie, l’opéra fut donné dans des décors et des costumes du XVIIe siècle : la distance historique adoucissait la crudité de l’action.

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[**Le vérisme théâtral*]

Edoardo Sanzogno (1836-1920), éditeur de livres, de nombreux journaux et rival de Giulio Ricordi qui avait l’exclusivité de l’édition des partitions de Verdi, avait lancé en 1883, un concours d’opéras en un acte, pour dénicher de jeunes talents. Il offrait au lauréat l’aubaine de voir son oeuvre représentée au Teatro Costanzi de Rome. Puccini avait participé à la première édition, en 1883, sans succès, avec Le Villi. En 1890, Pietro Mascagni remporte le concours devant 72 autres concurrents. Le jury remarque également le candidat arrivé 6e, auquel Sanzogno donne une seconde chance en lui commandant un opéra représenté en 1892, Mala Vita. Il s’agissait d’Umberto Giordano qui refera parler de lui.

La nouvelle génération d’artistes, déçue par le virage à droite de la jeune Italie si durement bâtie, est en quête de nouveaux thèmes dont le naturalisme français et, dans une moindre mesure, le réalisme anglais et les russes Tolstoï et Dostoïevski, lui offraient des exemples. C’est tout naturellement qu’elle pense trouver chez Verga un maître à penser italien : il vient de connaître un triomphe avec sa Cavalleria rusticana, adaptation théâtrale, en 1884, d’une nouvelle éponyme, tirée de son recueil Vita dei campi. Jouée par la Duse, sans maquillage pour ajouter à la vérité de son jeu, cette « tranche de vie » paysanne avait comblé les attentes de tout un public qui considérait que les objectifs de la scapigliatura milanaise, encore teintée de couleurs romantiques, étaient obsolètes. Avec l’adaptation musicale d’une telle oeuvre, Sanzogno pouvait espérer découvrir un nouveau génie musical à opposer à Verdi publié par son rival milanais Ricordi et qui vaudrait à la nouvelle capitale, Rome, un succès digne de ceux dont bénéficiait régulièrement la Scala de Milan. Le sujet pouvait également sembler emblématique pour un parti socialiste italien en train de se structurer précisément entre 1890 et 1892.

S’agissant de la représentation sans fard de la réalité, le vérisme italien diffère du naturalisme français en ce qu’il prend souvent ses (anti)héros dans les classes rurales plutôt que chez les ouvriers ou petits employés, étant donnée la situation sociale de la Péninsule de l’époque, et de la forte identité régionale des différents auteurs, siciliens, lombards, romains qui émergent dans le milieu intellectuel. En cela, Verga constituait la meilleure des sources et l’opéra de Mascagni venait à son heure.

[**Pietro Mascagni (1863-1945)*]

Né à Livourne, fils d’un boulanger, Pietro Mascagni fait des études musicales contre la volonté de son père et entre au Conservatoire de Milan. Il a pour professeur Amilcare Ponchielli et pour condisciple Giacomo Puccini de cinq ans son aîné. Réfractaire à la discipline imposée, Mascagni quitte le conservatoire en 1885, s’engage dans une troupe d’opérettes comme chef d’orchestre et enseigne la musique. Puccini le pousse à participer, en 1888, à la seconde édition du concours Sanzogno. Destiné à favoriser l’éclosion de nouveaux talents parmi les jeunes compositeurs italiens écrasés par les ombres de Verdi et de Wagner, il impose le format d’un opéra en un acte et le respect de la tradition italienne sans toutefois méconnaître les nouvelles perspectives de l’art lyrique. Mascagni, qui n’avait écrit jusque-là qu’une opérette, Il re a Napoli (1885), s’adresse, pour le livret, à son ami Giovanni Targioni-Tozzetti, poète et professeur de littérature à Livourne, aidé par Guido Menasci, qui choisit la pièce de Verga, Cavalleria rusticana, succès théâtral récent. Bouclée en une vingtaine de jours durant lesquels le compositeur travaille de 16 à 18 heures quotidiennes, la partition est déposée le dernier jour de validité pour être acceptée, et emporte le premier prix. La première, le 17 mai 1890, au Théâtre Costanzi de Rome obtient un véritable triomphe, l’auteur a droit à 60 rappels. C’est la première manifestation du vérisme musical. En moins d’un an, l’opéra connaît une trentaine de reprises et il est acclamé un peu partout en Italie, en Europe et en Amérique. Mascagni, célèbre dans le monde entier, séduit même Gustav Mahler qui n’appréciera guère La Bohème de Puccini. Pendant quelques années, Mascagni sera autant estimé, voire plus, que ce dernier.|left>

Seule ombre au tableau : Verga, peu satisfait des droits que lui offre Sanzogno pour l’adaptation de son oeuvre, intente un procès pour plagiat sous prétexte qu’il n’avait pas reçu de demande officielle pour céder ses droits. Il obtiendra gain de cause devant les tribunaux et touchera 25% des bénéfices sur les représentations de l’opéra, ce qui lui assura une rente confortable.

Dès l’année suivante, Mascagni donne un second opéra, L’amico Fritz (1891), sorte de pastorale bien accueillie. L’écriture s’affine mais l’inspiration réaliste semble disparaître. Tirée d’un roman d’Erckmann-Chatrian (1864), l’action se situe dans une partie de l’Alsace rattachée au Palatinat en 1815, la seule couleur locale étant celle du goût pour la bonne chère de paysans aisés dont fait partie Fritz, célibataire endurci qui se convertit par amour au mariage. Les mêmes réserves valent pour Guglielmo Ratcliff
(1895), d’inspiration romantique, tiré d’un drame allemand d’Heinrich Heine, se déroulant en Écosse. Quant à Isis (1898, la seconde version de 1899 a été créée par Arturo Toscanini), que certains considèrent comme le meilleur opéra de Mascagni – il avait été salué par Verdi -, et encore joué en Italie, c’est un conte qui se déroule dans un Japon de fantaisie et qui inaugure la mode orientale à l’opéra. Sa beauté mélodique, son harmonie raffinée, sa richesse instrumentale le distinguent du cliché vériste attaché à
Mascagni. L’Hymne du soleil, choeur qui ouvre et clôt l’opéra a été choisi comme hymne officiel des Jeux olympique de Rome en 1960.

Outre ses oeuvres lyriques, Mascagni a écrit de la musique sacrée, des oeuvres orchestrales et vocales, des pièces pour piano. Il fut parmi les premiers compositeurs à écrire de la musique de film (en 1915 et en 1934).Il a fait également une carrière appréciée de chef d’orchestre symphonique en Europe et dans les deux Amériques. Il fut choisi pour l’hommage rendu à Verdi à sa mort et il dirigea le Requiem de ce dernier à Rome, pour le quarantième anniversaire de sa disparition, comme il l’avait fait, pour le premier, en 1902 à Vienne, à la demande du gouvernement autrichien. C’est lui également qui prononça l’éloge funèbre de son ami Puccini lorsque celui-ci disparut prématurément en 1924. Enfin, il représenta l’Italie à Vienne, en 1927, pour les commémorations du centenaire de la mort de Beethoven.

Sur les dix-sept ouvrages lyriques que Mascagni écrivit entre 1890 et 1935, aucun n’a retrouvé la ferveur suscitée par Cavalleria Rusticana. Le compositeur dira lui-même : « J’ai été couronné avant d’être roi. » Deux raisons peuvent expliquer ce parcours singulier : la première est à mettre au crédit du musicien qui n’a jamais voulu s’enfermer dans un système, celui du vérisme, qui aurait bridé son inventivité. Ce que le public ne comprit peut-être pas. La seconde, moins honorable, c’est qu’il passa pour le musicien officiel du fascisme, même si son oeuvre fut essentiellement composée avant l’installation de ce régime en 1922, et s’il se réjouit de la destitution du Duce par le Roi d’Italie en juillet 1943. Mussolini l’avait, certes, nommé, par décret en 1929, parmi les premiers membres de l’Académie d’Italie, créée trois ans plus tôt et le compositeur s’était inscrit au parti en 1932. Mascagni dut son dernier triomphe à l’opéra au ministre de la Presse et de la Propagande, Galeazzo Ciano, futur ministre des Affaires étrangères et gendre de Mussolini, et au Duce lui-même. L’un et l’autre imposèrent en effet, en 1935, à la Scala de Milan, avec force publicité, la création de son Nerone refusé jusque-là par tous les théâtres. Cela lui a peut-être valu une forme de purgatoire.|left>

En tout cas, la carrière de Mascagni est le premier exemple de ce qui va se répéter avec plusieurs de ses confrères : un premier succès éclatant qui éclipse la plupart de ses oeuvres suivantes qui s’éloignent de l’esthétique vériste. Le compositeur ira jusqu’à affirmer, en 1910, que « le verismo assassine la musique ; seule la poésie, le romantisme, peuvent donner des ailes à l’inspiration. »

[**Cavalleria rusticana, entre nouveauté et recyclage*]

Plus la création de Cavalleria s’éloigne dans le temps, plus le mélomane doit faire un effort pour comprendre ce qu’elle apportait de neuf au spectateur de 1890. L’intrigue se ramène à une banale histoire de trahison et de vengeance cent fois utilisée à l’opéra : une femme (Santuzza), découvrant que celui dont elle pense être aimée (Turridu) courtise une femme mariée (Lola), à laquelle il a été fiancé autrefois, dénonce cette infidélité à l’époux trompé (Alfio). Ce dernier lave son honneur en provoquant la mort de son rival. Si on substitue à ces noms, ceux de la princesse Eboli, de Carlos, d’Élisabeth et de Philippe II, on reconnait, exception faite de sa dimension politique, l’intrigue du Don Carlos de Verdi (1867). Autrement dit, c’est moins l’histoire qui importe que son traitement. On passe du monde de la Cour espagnole – où s’imposent la rigidité protocolaire et le sens du devoir qui supplantent les sentiments personnels, emblématiques de ce milieu et de cette époque -, à l’univers plébéien de la campagne sicilienne, où dominent les pulsions individuelles. Le sens de l’honneur n’a aucune dimension transcendante mais relève de la survie au sein du milieu auquel on appartient. On passe de l’événement historique au fait-divers : loin de maîtriser sa destinée, même dans le sacrifice, le personnage vériste est emporté par la passion et il est condamné à en subir les conséquences. Cela dote ces personnages d’une personnalité assez fruste car ils ne calculent pas leurs actes, et ils sont chacun à mi-chemin entre le statut de victime et de coupable : Santuzza a doublement fauté, en cédant à Turridu et en le dénonçant ; mais elle a été trahie par celui en qui elle avait mis toute sa confiance ; son amant n’a pas une attitude glorieuse vis-à-vis d’elle, mais il prend conscience du malheur dans lequel il va plonger Santuzza s’il meurt dans le duel au couteau qui l’attend, d’où le dernier appel à sa mère pour qu’elle protège la jeune femme.


Cette humanité moyenne – l’horreur est dans le dénouement tragique, pas dans une dimension monstrueuse des personnages -, établit une proximité plus grande entre ces derniers et le public. De façon identique la musique garde une simplicité de bon aloi dans l’expression des réjouissances de la fête pascale comme dans celle de la douleur. Il n’y a aucune recherche grandiloquente, pas plus que n’apparaît une quelconque revendication sociale. Le dénouement brutal et bref accentue l’impression de vérité. Comme le duel se passe en coulisse, le spectateur partage la même angoisse que celle des personnages qui en attendent l’issue sur scène. L’action, resserrée sur une durée de 1h10, rend plus sensible la marche inéluctable vers la catastrophe. D’une façon classique, l’action tragique se développe au sein d’une atmosphère festive de célébration pascale, de même que Violetta se meurt alors que montent les chants et les cris de réjouissance de la foule dans la rue. Ce qui autorise la chanson à boire qui précède l’affrontement entre Alfio et Turridu, passage obligé de bien des opéras. De même, les numéros musicaux alternent soli, duos, ensembles, ce qui soutient l’intérêt mais restent dans la tradition de l’opéra. Alors que les écrivains véristes voudront entrer directement dans le vif du sujet,

Cavalleria rétablit le récit préliminaire exposant la situation des personnages avec le Voi lo sapete, o Mamma de Santuzza qui apprend, plus au spectateur qu’à la mère de Turridu, la situation de la jeune femme. C’est un procédé que Verdi utilise dans le prologue du Trouvère (1853) mais qu’il abandonne dans Otello (1887) qui ouvre directement sur la tempête qui doit décider du sort du Maure. Deux longues pages orchestrales (prélude et intermezzo) créent un climat de tension passionnelle, annonçant ou reprenant des thèmes, attachés notamment à Santuzza. La qualité mélodique et la simplicité de cette musique imprègnent la mémoire du public – ce qui était déjà une caractéristique des airs de Rigoletto, ce qui ne contribua pas peu à la célébrité de l’oeuvre. Bref, tous les caractères d’un opéra populaire sont réunis, et les schémas qui ont déjà fait leurs preuves sont repris.

Pour autant, la partition est-elle médiocre et vulgaire, comme on l’a souvent affirmé, et en quoi est-elle vériste ? L’orchestration ne manque pas d’habileté, sinon de subtilité, comme cette interruption aménagée au milieu du prélude pour laisser la place, rideau baissé, à la sicilienne, reprise d’un chant populaire, chantée par Turridu, avant que ne reprenne avec la force d’une vague déferlante, le thème attaché à Santuzza. L’efficacité est patente.

Le verismo, la prétention au vrai, est plus problématique : il y a certes l’utilisation partielle du dialecte sicilien, mais l’unique lieu de l’action, une place qui met face à face l’église et le débit de vin de Mamma Lucia tient du chromo assez convenu. Les personnages sont peints à grands traits, réduits à un seul élément (jalousie, coquetterie, arrogance, veulerie) et l’expression des sentiments reste assez simpliste. Le style vocal est souvent tendu, dépourvu des traits de virtuosité propre au chant romantique. Il cède souvent la place au parlando, voire au cri. C’est la naissance du chant vériste qui ira jusqu’à sa caricature jusque dans les années 1950. On reviendra ensuite à une conception plus retenue, lorsque de grands chefs d’orchestre daigneront diriger et graver l’oeuvre avec des interprètes de qualité qui ne jugeront pas indigne de leur talent d’incarner Santuzza ou Turridu. D’ailleurs les créateurs étaient d’excellents artistes, familiers du répertoire classique. Qu’une telle partition puisse se prêter à différentes lectures prouve qu’elle transcende l’assignation à une classification unique.

Deux autres compositeurs se sont inspirés de la nouvelle de Varga : Stanislao Gastaldon qui se retira du concours Sanzogno mais fit jouer son opéra sous le titre Mala Pasqua en 1890 ; Domenico Monleone qui se fit interdire pour avoir repris le titre original. Aucun des deux ouvrages n’est passé à la postérité.

[**Ruggero Leoncavallo (1857-1919)
*]

Fils d’un magistrat, né à Naples, il fit pendant huit ans des études de piano au conservatoire de sa ville natale et approfondit sa connaissance du répertoire lyrique italien grâce aux manuscrits, conservés dans cet établissement, des prestigieux compositeurs qui sont passés par cette ville (Scarlatti, Pergolèse, Cimarosa, Rossini, Donizetti, Bellini). Le jeune homme complète cette formation par des études littéraires à l’université de Bologne, tout en travaillant à un premier opéra qui ne sera créé qu’en 1896, Chatterton. Il voyage en Angleterre et en France où il mène une joyeuse vie de bohème, subsistant en jouant du piano dans les cafés-concerts. Il va même officier un certain temps à la cour d’Égypte, chassé en 1882 par la guerre anglo-égyptienne. Il retourne alors à Paris où il commence à se faire connaître par des pièces de circonstances, romances ou pièces pour piano.|left>

Leoncavallo se met également à écrire des livrets. Il rencontre Jules Massenet et Victor Maurel (1848-1923), baryton choisi par Verdi pour créer les rôles de Iago et de Falstaff. C’est le premier chanteur à avoir fait passer la psychologie des personnages au premier plan des critères d’interprétation, ce qui rejoint l’esthétique vériste. Grâce à cet ami, Leoncavallo signe un contrat avec l’éditeur Ricordi pour une trilogie lyrique consacrée au crépuscule de la Renaissance italienne, Crepusculum, et dont seul le premier volet, I Medici, sera joué en 1893, sans convaincre.

Le succès de Cavalleria incite Leoncavallo à proposer à Sanzogno un ouvrage de style vériste dont il écrit, en cinq mois, livret et partition. Voulant aller au-delà d’un mélodrame vraisemblable, il choisit de mettre en scène un fait-divers authentique, autrefois jugée par son père, alors qu’il était enfant. Du moins l’affirme-t-il. À moins qu’il ne s’agisse de désamorcer le procès pour plagiat dont le menace l’écrivain français Catulle Mendès qui l’accuse d’avoir pillé son récit, La Femme de Tabarin. Il est vrai que cette trame est relativement fréquente au théâtre. C’est aussi une façon d’affirmer que la scène se fait le miroir de la réalité. Le théâtre devient l’emblème du vérisme, même si Claude Debussy, réfractaire à cette esthétique, considérait que Cavalleria n’était pas la vie mais une « fourberie ».

Le succès de Paillasse, lors de la création au Teatro dal Verme de Milan, en 1892, sous la direction du jeune d’Arturo Toscanini, se répète sur toutes les scènes italiennes et internationales. Dès la fin de l’année, c’est Gustav Mahler qui dirige à Budapest ce drame violent dominé par la jalousie. Le grand air de Canio, enregistré par Enrico Caruso dès 1904, sera le premier disque à atteindre le million d’exemplaires vendus à travers le monde.

Leoncavallo écrivit pour ce ténor la chanson Mattinata (1904) qui devint ensuite un « tube » pour tous les ténors. Aucune autre création de Leoncavallo ne renouvellera ces réussites, même pas La Bohème créée à la Fenice de Venise en 1897, un an après celle de Puccini, qui lui avait brûlé la politesse : l’accueil fut favorable mais l’oeuvre ne rentra jamais au répertoire des théâtres, même italiens, et il fallut attendre 1970 pour qu’elle soit jouée à Londres. Le succès de Zazà, en 1900, fut éphémère. Le compositeur se tourna vers l’opérette mais sans retrouver la faveur du public

Leoncavallo mourut à 61 ans, amer de ne pas avoir pu renouveler son premier
coup d’éclat.

[**I Pagliacci, l’opéra-manifeste du vérisme*]

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L’action se passe au sein d’une petite troupe de saltimbanques, le titre original au pluriel a été traduit en français par un singulier, Paillasse. Le terme désignait autrefois un bateleur de foire vêtu d’un costume de toile écrue rappelant un sac de paille. Il était chargé d’attirer le public en contrefaisant de façon ridicule les tours de force ou d’adresse de ses camarades. C’est donc un clown risible, dont tout le monde se moque. Dans l’opéra, c’est Canio, qui tient ce rôle dans la troupe qu’il dirige, celui de l’époux de Colombine qui le trompe avec Arlequin. On comprend mieux alors sa colère, quand on suggère devant ce mari jaloux que Tonio, clown difforme de la troupe, pourrait tenter de séduire sa femme Nedda pendant son absence. Il ne faut pas confondre l’acteur et le personnage qu’il incarne : si Paillasse se laisse bafouer, Canio lui saura venger son honneur, « Le théâtre et la vie / Ne sont pas même chose ! »

La question de la relation entre théâtre et réalité est clairement posée et reçoit deux réponses différentes dans l’oeuvre. Paillasse se présente comme un véritable manifeste du mouvement vériste lancé par Cavalleria, deux ans auparavant. Il est clairement énoncé dans le célèbre prologue de Pagliacci, ajouté par le compositeur à la demande de Victor Maurel. Considéré comme le meilleur chanteur verdien de son époque, Maurel s’était enthousiasmé d’emblée à la lecture du nouvel ouvrage de Leoncavallo, devenu son ami durant le séjour parisien de ce dernier. Il lui proposa de créer le personnage de Tonio, en lui suggérant d’étoffer le rôle par une aria supplémentaire qui ouvrirait le spectacle. Ce dernier mot renvoie, par son étymologie, à une famille de mots latins qui désignent aussi bien ce qui s’offre aux yeux (spectaculum) que le fait de regarder (spectare) ou l’objet qui restitue fidèlement une image qu’il renvoie, le miroir (speculum). Or le public assis dans la salle du théâtre a son reflet sur la scène. Ce sont les villageois accourus à la représentation donnée par les comédiens ambulants. Les uns deviennent mimétique des autres, comme si les feux de la rampe ne séparaient pas deux mondes différents mais invitaient à les confondre. Phénomène qui se réalise en chacun des personnages : sous l’emprise de leurs violentes émotions, ils oublient leurs rôles dans la pièce pour se mettre à jouer, dans tous les sens du terme, leur vie. Quand il comprend que ce n’est plus Paillasse qui menace Colombine,mais Canio qui exige que sa femme lui livre le nom de son rival, Silvio, l’amant caché parmi les spectateurs du village, saute sur les tréteaux pour sauver Nedda du couteau vengeur de son mari. Arrivé trop tard, il tombe également sous les coups de ce dernier. Le rideau s’abaisse tandis que Canio prononce la phrase rituelle qui clôt toute commedia dell’arte : « la commedia è finita ». Elle sonne comme un écho ironique au dernier vers du prologue « Andiam ! Incominciate ! », « allons, commencez ». La boucle est bouclée.

La volonté de faire « vrai » n’empêche donc pas de recourir à un procédé qui appartient à une pratique théâtrale très codée, donc peu naturelle, celle du prologue. Dans l’antiquité, il servait à l’exposition du sujet ; dans le théâtre classique français, il constituait une scène lyrique souvent allégorique, située au début d’un ouvrage dramatique et dans la tragédie lyrique classique, il constituait un hommage au roi. Dans Paillasse, un personnage – habituellement le baryton qui chante le rôle de Tonio, le clown bossu, passant la tête entre les rideaux de scène restés fermés, demande au public l’autorisation de parler en ouverture du drame pour en esquisser le déroulement et surtout en révéler toute la portée. Se présentant comme une allégorie – « Je suis le Prologue » dit-il -, il vient expliquer les intentions de l’auteur : « peindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme et que c’est pour les hommes qu’il doit écrire. Et s’inspirer de la vérité », en puisant dans ses propres souffrances. Parce qu’il a versé de vraies larmes en écrivant, il peut faire entendre de vrais cris de douleur dans son oeuvre. Le rôle du compositeur est de mettre en musique la réalité de la vie quotidienne des plus humbles, comme l’avait fait Capuana et Verga en littérature, et comme le recommandait Emile Zola : « Le premier homme qui passe est un héros suffisant, fouillez en lui et vous trouverez certainement un drame simple qui met en jeu tous les rouages des sentiments et des passions ».

L’opéra de Leoncavallo est donc une défense et illustration des thèses véristes. Le sujet, développé sur deux actes en 70 minutes, a une durée proche de celle de l’action représentée. La structure de la pièce est celle d’une mise en abyme : les saltimbanques jouent un spectacle dont l’action rejoint les événements personnels qu’ils vivent au même moment. Ironiquement la farce se mue en tragédie, sous les yeux incrédule des villageois choristes accourus au spectacle. Leur effroi reflète celui qui doit saisir, au même moment, le véritable public assis dans la salle de l’opéra. Il y a donc tout un jeu intellectuel sur l’illusion théâtrale qui n’est pas nouveau. On peut évoquer L’illusion Comique de Corneille dont le héros croit voir son fils assassiné sous ses yeux, alors qu’il le surprend en train d’interpréter un rôle. Le père ignorait qu’il était devenu comédien. Le vérisme affirme l’identité entre réalité et fiction et pour cela l’artiste doit recourir à une esthétique fondée sur l’émotion immédiate. Ce qui implique des situations fortes, compréhensibles d’emblée, des protagonistes mus par des passions irrépressibles, d’autant plus violentes qu’elles s’appuient sur des sentiments légitimes : amour, honneur. En découle une partition qui parfois semble céder à des effets immédiats en se voulant accessible pour des oreilles peu exercées à l’art lyrique. En fait, cette musique joue assez subtilement sur des effets contrastés : aux accents simplistes, avec force cuivres et timbales, qui accompagnent la parade des bateleurs, au début de l’action, répond le pastiche musical, dans l’esprit léger du XVIIIe siècle, qui rend les échanges amoureux de Colombine et d’Arlequin comiques. À l’opposé, l’air de Canio, « Vesti la giubba », a des accents dramatiques qui traduisent le désespoir de l’homme trahi, contraint par son métier de se ridiculiser pour la plus grande joie d’inconnus prêts à rire d’une souffrance qu’ils croiront feinte. C’est là le « paradoxe du comédien » que soulignait Diderot au siècle précédent : l’acteur doit exprimer des sentiments qu’il n’éprouve pas personnellement. On voit combien la frontière entre art et vérité reste difficile à tracer. Le vrai ne peut pas exclure totalement l’artifice ; à l’inverse ce dernier participe à l’effet de réel. Ainsi vont les sentiments des spectateurs à la fois extérieurs à l’intrigue et submergés par l’émotion qu’elle génère.|left>

Du point de vue de l’écriture musicale, Leoncavallo se montre plus audacieux
que Mascagni, ne reculant pas devant quelques dissonances, sans pour autant rejeter un lyrisme classique dans le duo des deux amants, mais coupant net au pathos du finale. Rappelons que le compositeur a écrit le livret ce qui assure d’autant mieux la cohésion de l’oeuvre.

La proximité des dates de création entre Cavalleria et Paillasse, comme celle de leurs choix esthétiques et la brièveté de leurs durées, ont conduit les théâtres à les présenter ensemble et les Américains les désignent par le raccourci Cav’Pag. Des tentatives pour associer l’un et l’autre à d’autres opéras brefs, comme Il Tabarro, plaisent moins aux spectateurs. Les deux oeuvres continuent à faire courir les foules et leur aura fait pâlir les autres opéras véristes.

[* À suivre… ! *]

Danielle Pister

[*La suite n°3 de cette étude sera mise en ligne vendredi 17 juin 2016 *]

Déjà paru : Le Vérisme (1), Puccini, Mascagni, Leoncavallo et quelques autres


WUKALI 14/06/2016
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