[**Jacques Tardi*] est né le 30 août 1946 à Valence. Il a donc 70 ans aujourd’hui. Fils de sous-officier de carrière, il passe son enfance en Allemagne occupée mais c’est à [**Lyon*] qu’il étudiera aux Beaux-Arts, avant de monter à [**Paris*] où il suivra le cursus complet de l’École des Arts Décoratifs. Sa formation artistique est donc solide. Il a reçu le Grand Prix de la bande dessinée, à lui décerné par la ville d'[**Angoulême*] en 1985.
Esprit curieux, fan de toujours de [**E-P Jacobs*] ( la série Blake et Mortimer, notamment « La Marque jaune » qui imprimera son mental ), admirateur passionné du dessin de [**Paul Cuvelier*] ( Corentin, Line, Flamme d’argent), porteur d’un univers bien à lui, angoissé comme le sont les vrais créateurs, doté d’une main qui obéit aux moindres inflexions de sa pensée, il se présentera au rédacteur en chef de pilote : [**René Goscinny*], homme réputé difficile d’accès, qui l’engagera immédiatement. Pour cet hebdomadaire, il réalisera quelques histoires courtes avant de dessiner « Rumeurs sur le Rouergue » sur un scénario de [**Christin*] (1972), son premier « long récit ». L’année 1974 sera celle de l’explosion de son talent et de la reconnaissance de son génie avec trois albums majeurs : « Adieu Brindavoine », « La véritable histoire du soldat inconnu » et « Le démon des glaces ».
« Le démon des glaces », édité par [**Casterman,*] fut très bien reçu par le public comme par la critique. C’est un essai, une tentative de l’artiste pour s’approprier certains aspects particuliers du langage de l’édition couvrant, plus ou moins, la seconde moitié du XIXème siècle, tout en utilisant un idiome parodique dans sa manière de raconter.
Le créateur se range sous les parrainages de [**Jules Verne*] pour l’écriture de cette fable et de [**Gustave Doré*] pour la composition du dessin des planches qui rendent, à la perfection, l’aspect de la gravure. L’artiste a utilisé la carte à gratter pour obtenir cet effet.
Mais Tardi ne copie personne : l’histoire évoque celle de « Vingt milles lieues sous les mers », le dessin aussi avec la pieuvre gigantesque aux tentacules monstrueuses, mais la dérision cruelle avec laquelle l’auteur traite le sujet est aux antipodes de l’esprit Jules Verne, notamment par l’utilisation du « style pompier » dans les dialogues, lié aux rebondissements nécessaires à relancer l’intérêt du lecteur, en vue de la lecture du chapitre suivant dans la prochaine édition de tel ou tel journal de l’époque concernée ( 1840/1910). Que l’on se souvienne des « Mystères de Paris » ou du « Comte de Monte-Cristo » et l’on saisira le propos.
Sept chapitres divisent l’album. Chacun possède un titre individuel, humoristique, caractéristique de la période brocardée : « le clipper fantôme », « les obsèques de Louis-Ferdinand Chapoutier », « l’inconnue du Paris-Brest », « une amie qui vous veut du bien », « la fin d’une expédition scientifique française », « dans l’antre du démon », « Simone Pouffiot intervient ». Pour le deuxième, on remarquera les prénoms de l’oncle de notre « héros » : Louis-Ferdinand Chapoutier, ce sont les mêmes que ceux de l’écrivain [**Céline*] dont Tardi illustrera les textes de divers romans : « Voyage au bout de la nuit », « Mort à crédit », etc…
L’argument de l’album est d’une grande simplicité apparente mais d’une redoutable complication…Perverse : en 1889, un jeune étudiant en médecine, Jérôme Plumier, revient de Mourmansk (Russie) par bateau…Apparaît un « vaisseau fantôme » au sommet d’un iceberg. Un canot de sauvetage, avec Jérôme et quelques marins à son bord, se rend sur place….Le vaisseau d’où ils viennent explose….Sauvé par un bâtiment de guerre, notre héros, « un jeune crétin », va se mettre à la recherche de son oncle, suite à divers événements incongrus…
Le dessinateur se lâche dans ses descriptions, toujours réalistes, d’engins rétro-futuristes qu’il crée. Mais il ne s’arrête pas au descriptif d’un machinisme triomphant: tous ces appareils portent en eux quelque chose de satanique, de démoniaque, qui influence le regard du lecteur, détourne sa psychologie et l’oriente dans le sens voulu par l’auteur…Le monde de Tardi est sans pitié, l’humanité est corrompue… « Métropolis » n’est pas loin.
Le fantastique affleure tout au long de ce récit, sans s’emparer vraiment de l’aventure…L’auteur hésiterait-il entre des dominantes différentes( réalisme, humour..) ? Absolument pas : le jeune dessinateur se laisse emporter par son tempérament joueur et il s’amuse avec ses personnages, jouant au « seigneur et maître » en se payant leur tête.
S’il est un composant évident de toutes ces machines étranges c’est bien le métal, qui est au centre de cet outillage hétéroclite, aux engrenages broyeurs qui fonctionnent si bien. Tous les métaux participent à ce ballet d’apprenti-sorcier…Nous sommes très loin de notre temps…
Mais c’est dans les quatre dernières planches, où nous découvrons la fuite de Jérôme, de son oncle et du complice de ce dernier, l’affreux nabot boiteux Carlo Gelati, que Tardi atteint la plus grande expressivité de ses recherches, ainsi que dans les deux vignettes qui clôturent l’album : dominante de blanc, démonstration de travail du rapidograph pour rendre la végétation tropicale variée et luxuriante, variation du trait du plus épais au plus fin, ombres délicates d’animaux et de végétaux inquiétants, l’abominable Carlo Gelati aux mains difformes accrochées à la boule terrestre, le verso de l’album montrant les éléments principaux de ce qui se passe dans l’histoire…
Les transpositions graphiques des inventions des deux savants fous ( la tour métallique flottante devenue iceberg artificiel, les torpilles tueuses, le sous-marin de poche appelé « l’obus », « l’ichtyornis à hélice », le repaire dans la pyramide Maya…), sont à la fois très précises, réalistes et délirantes !
On remarquera que que pinceau et plume sont remplacés par le « rapidograph » (stylo technique inventé par Rotling), plus à la main de l’artiste. Cette réussite totale fut sans lendemain : Tardi ne reviendra jamais à cette technique, à cette manière de faire. Aucun autre créateur de BD ne s’y intéressera…Même si certaines de ses innovations structurelles se retrouveront chez d’autres ( [**Moebius*] : Arzach)
Pourtant, « [**Le démon des glaces*] » a marqué un moment de l’évolution du neuvième art. Tout amateur l’ayant lu, à l’époque, en fut sidéré. Un grand artiste était né. Les lecteurs ne s’y trompèrent pas et suivirent le dessinateur dans son cheminement personnel qui devait le conduire à cauchemarder longtemps sur la « Der des Der », comme on appelait alors la Première Guerre mondiale : « Adieu Brindavoine », « La véritable histoire du soldat inconnu », «Le trou d’obus », « C’était la guerre des tranchées »… avant d’aborder la Deuxième : « Moi, René Tardi, prisonnier au Stalag II-b » en 2012, mais il s’attachera aussi à la Commune et à son écrasement, et à bien d’autres sujets….Il adaptera le personnage de [**Léo Malet,*] Nestor Burma, en bande dessinée, avec le succès que l’on connaît.
Il n’y a pratiquement pas d’aspect politique dans « Le démon des glaces » qui nous occupe ici, seulement une distorsion du réel, le doute permanent sur la valeur de l’être humain et l’idée que nous sommes « tous des monstres »…
Pourquoi ne reprit-il jamais les « anti-héros » qu’il avait créé dans « Le démon des glaces » ? En vérité ils réapparaîtront, une dernière fois, au final du tome quatre des aventures de sa plus célèbre héroïne, Adèle Blanc-Sec : « Momies en folies », 1978, pour… Se faire tuer en compagnie d’autres personnages récurrents et, enfin, disparaître…
Aujourd’hui, étant donné que les préoccupations du dessinateur sont très différentes de celles de l’époque où il créa cette histoire, il est probable que Tardi regarde de loin « Le démon des glaces ». Il n’en demeure pas moins que cet album fut un moment de qualité et de créativité remarquable de son œuvre. C’est, de nos jours, un classique du neuvième art…
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WUKALI 24/02/2017