A sound and great composer
En programmant [**Fantasio*] de [**Jacques Offenbach*] pour sa réouverture après d’importants travaux de rénovation l’Opéra Comique – délocalisé au théâtre du Châtelet en raison de retards dans l’achèvement – rend de façon posthume un hommage au compositeur puisque ce même Fantasio crée en [**1872*] avait été retiré de l’affiche de la Salle Favart par [**Camille du Locle*] après seulement 10 représentations !
Cette raison est d’autant plus fondée que la légende veut que la partition disparaisse dans l’incendie qui ravagea la Salle Favart en 1887 à cause de l’éclairage au gaz qui coûta la vie à 80 personnes.
La version que nous découvrons – car l’œuvre est, à ma connaissance, peu représentée – a été rassemblée par [**J.C.Keck*] pour l’éditeur anglais [**Boosey and Hawkes*] en 2013 à partir de documents épars mais, principalement, de l’édition viennoise où l’auteur de La Belle-Hélène jouissait d’une très envieuse réputation.
Cette version a donné lieu à une production discographique sous le prestigieux label « Opéra Rara » en 2015 sous l’impulsion du Palazzo Bru-Zane avec une distribution anglaise au premier rang de laquelle figure [**Sara Connely*], mezzo-soprano, dans le rôle travesti de Fantasio. Toutefois, cet opus discographique souffre indubitablement d’une distribution non francophone où les chanteurs vocalisent fort bien mais maîtrisent assez mal la langue et la diction françaises. Si le texte des chants y est la plupart du temps compréhensible et fort bien chanté, les récitatifs – importants dans l’œuvre elle-même – ne peuvent cacher l’accent britannique qui rompt malgré tout la dynamique, la tonalité et le rythmique du dialogue.
Comme le rappelle l’historien[** J.C. Yon*] dans le programme même de l’Opéra Comique une « longue amitié » liait le Directeur de cette institution et le compositeur. Du Locle avait rencontré J. Offenbach au moment où ce dernier créait Les Bouffes Parisiens. Il avait écrit pour ce théâtre le livret de « Monsieur Landry » une opérette mise en musique par [**Jules Duprato*] dont le succès d’alors permit au théâtre d’Offenbach d’être sacré, un an après son ouverture, de « quatrième théâtre lyrique parisien ».
La rencontre d’Offenbach et d’Alfred de Musset remonte aux années 1850 à la Comédie Française.
Musset est un auteur officiel déjà consacré –une gloire nationale – alors qu’Offenbach ronge son frein comme chef d’orchestre de cette noble institution. Il y joue les utilités en composant des musiques de scènes pour agrémenter les représentations. Nul doute que cette situation ne puisse être « que » transitoire dans l’esprit de ce jeune Rastignac qui rêve de succès et de notoriété…
Toutefois, l’expérience n’est pas vaine car l’on peut raisonnablement penser que l’observation minutieuse peut-être même répétitive du jeu de scène des comédiens, de la direction des acteurs par les metteurs en scène, de l’importance du décor et des accessoires n’ont pas été des leçons perdues. Elles ont dû contribuer à la constitution de cet art et de ces exigences scéniques parfois tyranniques qui ont été la marque du compositeur. La légende veut qu’il puisse faire et refaire un morceau, un effet de chœur, un ballet jusqu’à trouver la formule qui soit susceptible de déclencher l’adhésion et l’enthousiasme du public.
N’oublions pas que le même Musset avait offert à Offenbach son premier vrai succès « La chanson de Fortunio » en 1861. En tant que poète consacré, il était une garantie pour le compositeur d’un possible succès à l’instar du premier essai. Ce ne fut malheureusement pas le cas puisque l’œuvre est promptement retirée de l’affiche pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement aux qualités intrinsèques de l’œuvre.
Trois explications doivent être avancées pour mieux comprendre l’enchaînement des faits qui aboutissent à ce désastre :
• D’abord la concordance temporelle : les années 1870 – Fantasio est créé en 1872- sont imprégnées des conséquences de la guerre contre la [**Prusse*] et surtout de la défaite honteuse de[** Sedan*] qui signa la fin de l’empire de [**Napoléon III*]. Flotte donc un fort sentiment anti-allemand ainsi qu’un goût de revanche qui diffuse dans toute la France. Cette campagne – essentiellement médiatique – devient rapidement problématique pour le compositeur natif d’Offenbach sur le Main en Allemagne récemment naturalisé, converti au catholicisme et gardant un fort accent germanique ! Il faut y ajouter aussi l’omniprésence d’Offenbach sur les scènes parisiennes conjuguée à sa supposée position de compositeur officiel des fêtes du Second Empire. Ces divers éléments se retournent alors contre lui bien que, comme le rappelle J.C.Yon, Offenbach n’a jamais eu l’honneur d’être reconnu comme tel par les autorités officielles. Placé en position de bouc-émissaire, elles alimentent un mouvement de rejet presque patriotique à l’encontre de celui qui est alors – après la défaite de Sedan – vécu comme un « envahisseur teuton ». Des mouvements hostiles dans la troupe même voire une bronca empêcheront d’ailleurs le travail artistique de création de se passer dans de bonnes conditions.
• Mais le compositeur fût aussi accusé d’être un élément démobilisateur du sentiment patriotique des forces armées prêtes à la revanche ! Il y a dans le texte de Fantasio de forts et nets propos antimilitaristes qui sont de la plume d’Offenbach et insérés lors du remaniement de l’œuvre avec le frère de Musset. En substance : au lieu de faire la guerre et de tuer de milliers de pauvres gens, la sagesse et le bon sens conseilleraient de mettre les souverains de pays opposés en présence sur un ring pour qu’ils en décousent au long d’un combat singulier afin de déterminer un vainqueur ! Cette idéologie pacifiste trouvera tout au long de l’histoire moderne voire récente – le mouvement hippie par exemple – de nombreuses occasions de s’affirmer mais elle était à l’époque difficilement acceptable.
• Ensuite le choix de Musset est en lui-même intéressant. Non pas seulement par une sorte de sens tactique ou d’opportunisme destinés à assurer un succès à coup sûr. Mais plutôt par la nature même de l’inspiration du poète qui fût l’un des représentants les plus lus du « spleen » cher au courant romantique. N’oublions pas qu’au début de l’œuvre, Fantasio est dans une sorte d’errance teintée de nihilisme où il fuit certes ses créanciers mais surtout l’inanité de la vie qui n’a pour lui que peu d’intérêt. Sa candidature à la place de bouffon en remplacement du titulaire du poste – Saint Jean – est une sorte de fuite en avant destinée à combler le vide existentiel qu’il ressent à l’intérieur de lui-même. Errance, spleen, vide existentiel, comédie de la vie……on est loin de la gaieté, de la pétillante vivacité, du comique farcesque qui étaient la marque d’Offenbach. On peut comprendre que le public mais aussi les commanditaires aient pu être déroutés et n’aient pas applaudi ou défendu l’œuvre dans laquelle il ne reconnaissaient pas la patte habituelle du « petit Mozart des Champs Elysées ».
Mais au-delà de ces importantes raisons objectives que les historiens mettent en lumière, il est peut-être d’autres facteurs plus irrationnels et inconscients, plus intimes qui éclairent le choix d’Offenbach du texte de Musset pour cet opéra qui fût, rappelons-le, un échec.
Cet insuccès est paradoxal face à la faveur du public ainsi qu’à la renommée dont le compositeur jouissait dans toute l’Europe. Offenbach ne réussit jamais – de son vivant du moins – à s’inscrire comme un authentique compositeur d’œuvres dites sérieuses c’est-à-dire opératiques. Les Fées du Rhin, Barkouf et Fantasio furent des échecs cuisants et terriblement douloureux pour celui qui n’aspirait qu’à entrer au Saint Graâl des auteurs respectables et respectés. Si nous admirons à juste titre Les contes d’Hoffmann, les applaudissements nourris qui saluèrent la première représentation de l’œuvre durent voler …pour y être entendues…. Jusqu’au cimetière où reposait, depuis peu, le compositeur ! Hommages certes mais posthume !
Bien des airs de l’œuvre traduisent non pas un savoir-faire répétitif mais laisse émerger un « style » qui permet, dès les premières mesures, à l’auditeur d’identifier presqu’immédiatement la plume du compositeur. Si la musique d’Offenbach est surtout connue par ses œuvres légères où abondent les galops, les marches entraînantes et les couplets aux paroles satiriques chantés sur des rythmes accélérés voire saccadés ; elle comporte au moins autant de pages harmonieuses, calmes et élégiaques dont certaines sont d’une grande beauté mais d’une tristesse poignante très discrètement mais très habilement voilée comme on les retrouve dans la partition de Fantasio. Comme le dit Laurent Campellone, Fantasio est, sur le plan musical « une œuvre de transition » où Jacques Offenbach tente, sans y parvenir complètement, de s’affranchir de son rôle de compositeur d’opéra-bouffes comme finalement Fantasio tente de trouver un sens à sa vie et d’abandonner son spleen et ses désillusions. Fantasio, comme personnage, est lui-même en transition un peu à la manière des adolescents qui, dans cette période charnière, ne veulent plus tout à fait être des enfants tout en ne se sachant pas encore adulte.
En outre, cette œuvre requiert évidement des chanteurs de haut niveau car il est nécessaire de savoir alterner texte parlé et parties chantées. Les artistes doivent être capables de « jouer » la comédie ou le drame et de passer sans rupture ni artificialité au chant. C’était effectivement la loi de l’opéra comique où se conjuguent le théâtre et l’opéra. En ce sens, loin d’être un genre mineur donc facile, il requiert de nombreuses qualités…….et comporte de multiples difficultés.
La distribution proposée par cette production : [**Marianne Crebassa*] pour un Fantasio maître de cérémonie plein d’une autorité sensible, [**Marie Eve Munger*] en Princesse Elsbeth qui accomplit, sous nos yeux, sa mue de jeune fille soumise à jeune femme décidée, donne lieu à des duos magnifiques portés par une musique superbe (….à mon âge on doit voir la vie en rose) ou de beaux solos(…Etre aimé pour soi même par exemple). [**Jean-Sébastien Bou*] et [**Franck Leguérinel*] en prince de Mantoue et roi de Bavière s’adaptent et s’accordent parfaitement pour donner à l’œuvre tout le relief et le sérieux mais aussi tout l’aspect drolatique qu’un rien d’outrance, d’ironie ou d’un second degré plaqué ferait glisser vers la plus mauvaise comédie.
Ainsi mise en valeur par un plateau vocal et orchestral de qualité, se confirme l’acte de contrition d’un des plus acharnés contempteur de la musique d’Offenbach – le critique du Soir – qui reconnaissait – un peu tard ! – à l’issue de l’audition des Contes d’Hoffmann « s’être trompé » en pensant « qu’il ne sortirait rien de bon de qui avait commis les excentricités d’Orphée aux Enfers et de la Vie Parisienne .».
– Mais quels liens subtils peuvent alors être trouvés entre l’œuvre de Musset, son personnage principal Fantasio et le compositeur Jacques Offenbach ? Pourquoi, finalement, Offenbach s’est-il emparé du texte de Musset ? Ces liens permettraient de voir comment une œuvre tisse des fils ténus et sensibles mais repérables avec l’intimité de son compositeur.
J’en proposerai trois :
• D’abord le thème du bouffon et du travestissement qui en même temps qu’il exhibe – le costume chatoyant du bouffon – cache la réalité de l’homme qui l’habite. Car, pour arriver à réaliser les objectifs et le programme fixé par le père : réussir, le compositeur va progressivement devoir comme Fantasio endosser le costume du bouffon dont il va, si l’on en croit les caricaturistes, jouer très habilement pour montrer la distance voire le fossé qui existe entre lui-même et le personnage qu’il est devenu. Le travestissement est effectivement le prix à payer pour pouvoir faire jouer sa musique dès lors qu’il constate qu’il a plus de succès avec ses petites pièces récréatives et ses valses de salon qu’avec ses œuvres « sérieuses » pour violoncelle. Mais l’acquisition de ce costume le contraint aussi à des sacrifices personnels non négligeables qui l’amènent à perdre peu à peu quelques unes des caractéristiques de son identité donc de ses repères en sacrifiant entre autres sa religion (juive) et sa nationalité (allemande) ainsi que ses hauts objectifs artitiques. On est tout proche du personnage de Rigoletto, opéra de [**G.Verdi*] tiré de la pièce de [**Hugo*], où le bouffon se découvre peu à peu et est découvert par ceux la même qui veulent sa perte pour se venger de sa langue vipérine. Ce dévoilement du bouffon laisse alors poindre une humanité souffrante, tragique qui suscite plus notre empathie que notre volonté de participer à la curée de sa destruction.
• Ensuite le thème de l’errance. Il caractérise Fantasio qui, au début de l’œuvre, ne peut plus rentrer chez lui poursuivi par ses créanciers… comme le fût probablement Offenbach toute sa vie ! Mais, au-delà de ces considérations pécuniaires, c’est peut-être plus à la dimension de l’exil que peut plus profondément se rattacher cette notion d’errance. Offenbach vécut lui-même un exil qui eût probablement de profondes répercussions sur sa personnalité et sur la construction de son identité. Un exil « volontaire » décidé par son père qui le dépose à Paris à l’âge de quinze ans avec son frère en le confiant aux soins de la communauté juive de [**Paris*]. La capitale française est alors un centre artistique majeur. Le jeune musicien doit mettre tout en œuvre pour y faire carrière. Et, ne ménageant pas sa peine et sollicitant perpétuellement son extraordinaire créativité, il va gravir peu à peu toutes les marches qui le mèneront de l’anonymat vers la réussite, le succès et la célébrité. Mais cet exil ne se réduit pas linéairement à l’arrachement de la mère-patrie. Cette coupure se fait aussi avec les figures tutélaires – le père, la mère – et les êtres chers – la fratrie, les amis, la communauté- restés en [**Allemagne*] qui constituent l’environnement indispensable à la croissance de tout individu. Se dessine en contrepoint mais surtout, en secret, l’idée d’un paradis perdu à jamais inatteignable : c’est donc l’idée d’un exil de soi-même dont il est question puisque ce que l’on est devenu n’est plus relié au système générationnel dont on est issu.
• La dimension mélancolique de Fantasio derrière l’errance apparait alors peu à peu. Elle fait du héros de Musset le chantre et le porte-drapeau du romantique désespéré typique dont la figure emblématique est celle du « poète maudit » mais qui prend ici plutôt la couleur du nihilisme. La contestation, la dérision, le non conformisme sont alors de règle pour traduire ce malaise existentiel d’insatisfaction ( je suis né trop jeune dans un siècle trop vieux !) qui conduit, par réaction, à fustiger l’ordre établi, les valeurs surannées et la morale étriquée ( il faut casser les lanternes). A un destin tout tracé de carrière (réussir) ou de projet de vie (Elsbeth), il est préférable de laisser la main du hasard et du fortuit opérer (Fantasio devenant bouffon) car fondamentalement la vie n’a pas de sens. Alors, celle ci ou une autre ? Pourquoi pas celle là ! Mais dire ce que l’on ne veut pas ne dessine pas pour autant les contours de son désir propre. Cela laisse la place au vide dans lequel il n’est pas possible de trouver une place : sa place. De tels échos ne pouvaient pas ne pas entrer en résonnance avec le vécu du compositeur qui, toute sa vie souffrit de ne pas trouver sa place dans ce gotha merveilleux des composteurs sérieux et reconnus. Offenbach séduit avec succès un public pléthorique de la bonne société bourgeoise et aristocratique qui se pressait pour venir s’encanailler aux Bouffes Parisiens. Mais il porte un regard de plus en plus dédaigneux sur ces œuvres bouffes que peu à peu il déconsidère. Il fit rire des salles combles d’un public qui riait au fond de ses propres travers. Offenbach dépeint une époque en stigmatisant ses faux semblants, ses accommodements avec la morale et parfois sa double vie. Dans nombre des opéra-bouffes du compositeur, chacun joue, triche, se dérobe, manipule et les quiproquos qui en naissent s’ils nous font sourire voire rire franchement n’en dessinent pas moins une vision du monde et des relations humaines empreinte d’un pessimisme assez noir, lourd voire tragique un peu sur le modèle désabusé de l’Hoffmann des Contes ou du Fantasio de Musset.
Se dessine alors en filigrane le profil d’un musicien beaucoup plus subtil, délicat et créatif qui méritera enfin la place qui lui est due lorsque les œuvres enterrées : Barkouf, Les Fées du Rhin seront, elles aussi exhumées. Cette écriture, ce style esquissés dans Fantasio ne trouveront leur pleine maturité que dans l’œuvre suivante : Les Contes d’Hoffmann sans forcément rompre tous les fils qui le lient à ses œuvres antérieures. Cela écornera la légende facile d’un compositeur accouchant fortuitement mais très « romantiquement » d’un chef-d’œuvre posthume !
Mais surtout, [**Offenbach*] change de registre pour les sujets et les thèmes qui sont à la base des livrets. En retravaillant le texte parlé avec [**Paul de Musset*], le compositeur a pu mettre beaucoup plus de lui-même dans le synopsis qui peu à peu constitue la trame de l’œuvre. Et aborder des thèmes qui, moins axés sur la peinture sociale, vont évoluer vers des descriptions plus intimes qui sont, à n’en pas douter, à l’arrière-plan de ses préoccupations : les problèmes de l’identité, de l’antimilitarisme, du projet de vie, de l’anticonformisme où comme le dit le chœur final de Fantasio, on peut : «… célébrer en ton honneur Le triomphe de la folie. »
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WUKALI 06/04/2017