A Freudian analysis in action about François Ozon’s last movie
Dans un récent interview,[** François Ozon*] déclare : « Si je n’avais pas été cinéaste, je serais sûrement devenu psy. J’adore fouiller les âmes ». Laissons au metteur en scène le soin de rêver librement à une toute autre vie ! Même s’il est assez incertain que François Ozon réoriente sous peu sa carrière professionnelle vers une pratique clinique classique ! De là à penser que ce souci et cet intérêt pour le « psychologique » soit d’annonce et velléitaire face à un journaliste qui, lui aussi, veut « fouiller l’âme » du cinéaste, il y a un pas que je ne franchirai pas.
Il est plus judicieux de se demander comment le metteur en scène espère et réussit à traduire concrètement cette volonté de « fouiller les âmes » – qui est probablement centrale pour lui – dans le procédé cinématographique lui-même.
Un tel choix aura forcément des conséquences sur l’optique générale de son mode d’écriture du scénario. Il agira aussi sur la manière de construire le film, de mettre en image son propos qui ne sera plus seulement de raconter une histoire voire surtout un suspense ainsi qu’il l’a fait dans d’autres de ses films à succès. Il s’agira de tenter de traduire en plans explicites adossés à un dialogue ad hoc mais subtil la complexité de l’âme aux prises avec ses démons internes, ses passions intimes et inavouées, ses pulsions secrètes afin de les rendre, au niveau de la narrativité, aussi claire que possible pour le spectateur sans pour autant éventer le suspense.
Cette question de l’écriture cinématographique mise au service de la description de la psyché humaine dans une lecture psychodynamique est ancienne et complexe.
Avant François Ozon, diverses tentatives ont eu lieu dans le domaine cinématographique. Historiquement d’abord et – sans préjuger d’autres exemples – c’est [**Alfred Hitchcock*] qui fût probablement l’un des pionniers novateurs surtout à partir du moment où le maître du suspense – déjà célèbre – vint travailler pour les studios américains. Le cinéaste s’installe effectivement aux USA avec sa famille dès mars 1939 dans la capitale du cinéma – Hollywood– non loin de Los Angeles. Et se met aussitôt au travail.
Dans un film de cette période américaine en 1945 La maison du Dr Edwards, le cinéaste fait le choix – lui aussi – de « fouiller les âmes ». Il met en scène un personnage – interprété par [**Grégory Peck*] – souffrant d’amnésie et suspecté d’avoir tué celui qu’il prétend être : le Docteur Edwards. Confronté aux troubles névrotiques du personnage qu’il veut explorer à partir de la théorie psychanalytique, Hitchcock doit infléchir sa narrativité cinématographique pour traduire le suspense qui ne naît plus seulement des rebondissements de l’histoire, de ses incohérences mais aussi des chausse-trappes qu’il y glisse. Il doit traduire en image et montrer explicitement sur l’écran ce que les troubles incriminés peuvent induire comme mouvements impulsifs voire imprévisibles directement en rapport avec les états d’âme des personnages ; mouvements qui, en retour, alimentent le suspens. Le spectateur connaît peu à peu les méandres de l’affectivité et les pensées secrètes du personnage principal que, précisément, les autres protagonistes ignorent. Ce qui, alors et mécaniquement, redouble le suspense.
Dans cette perspective, le cinéaste fit appel à [**Salvador Dali*] pour traduire visuellement une sorte de rébus censé représenter le rêve de ce patient gravement perturbé – le faux Docteur Edwards – soigné avec opiniâtreté et inventivité par une jeune psychiatre jouée par [**Ingrid Bergman*] passionnée par la psychanalyse qui peut, pense-t-elle, l’aider à découvrir la cause des troubles de cet homme imprévisible qui fait, là aussi, rebondir le suspense en raison même de cette imprévisibilité.
Cette mise en image « surréaliste » du grand peintre espagnol permettait de décrire pour les déchiffrer – et les faire ainsi comprendre au spectateur – les affres internes, les obsessions, les pulsions vécues par cet homme à l’identité troublée en évitant le piège d’une narrativité traditionnelle où le personnage dévoile son passé en l’expliquant ou en ayant recours aux flash-back. Il n’y a plus, à proprement parlé, d’explications dites ou suggérées en voix off par le personnage à l’intention du spectateur mais des plans faits d’images, de bruits, d’indices focalisés censés livrer des signes importants au spectateur qui peut alors se faire sa propre opinion.
La psychologie et ses arcanes deviennent donc – du moins dans ce film – le centre du suspens hitchcockien.
L’utilisation du mot « vécu » indique un changement d’optique dans le mode de narration. D’évènementielle elle devient comme le dit lui-même [**Hitchcock*] à [**François Truffaut*] « non plus un monologue intérieur » dit par le personnage qui traduirait de façon linéaire les angoisses du sujet. Elles seraient alors simplement racontées. Le metteur en scène va essayer, au contraire, de faire voir sur l’écran par le biais d’images significatives les obsessions, les phobies, les pulsions des personnages pour que le spectateur comprenne à mi- mots – mais beaucoup plus vite que les autres protagonistes de l’histoire – les ressorts et de l’intrigue et de la psychologie des personnages.
L’acmé de ce mode narratif se trouvera un peu plus tard dans deux films considérés comme l’un des sommets de l’art du réalisateur : Psychose (1960) et Les Oiseaux (1963). Mais surtout, peu après, Pas de printemps pour Marnie (1964) que beaucoup de critiques considèrent comme l’œuvre majeure du cinéaste.
La kleptomanie c’est-à-dire la pulsion irrépressible à voler de l’héroïne et surtout la cause énigmatique car inconsciente de cette dernière devient le thème central du film. Le suspens se déplace alors et en parts égales sur Mark Rutland, son employeur, qui a compris le trouble qu’elle cache et veut la séduire coûte que coûte. La jeune femme est, à la fois, un objet de désir excitant et une énigme à résoudre voire une névrose à soigner. C’est de la juxtaposition de ces deux points de vue – celui de Marnie et celui de Mark – et de leur confrontation douloureuse ou brutale ainsi que de leur esquive que vont naître à la fois le suspense et son dénouement.
Précisons toutefois que le livre dont est issu le scénario – Marnie de l’écrivain [**Winston Graham*] – racontait comme un thriller psychologique l’histoire d’une femme kleptomane et frigide décidée à se soigner par la psychanalyse…alors très en vogue.
Un sujet, on l’aura compris, fabuleux pour Alfred Hitchcock.
Qui rejoint sans le dupliquer les préoccupations du dernier film de [**François Ozon.*]
Je dois reconnaître humblement que je suis allé voir deux fois – à quelques jours de distance – le film de François Ozon.
La première vision m’avait donné une sensation de confusion, d’opacité voire d’étrangeté sans qu’il soit possible de référer cette impression à une raison particulière dans l’histoire elle-même. Il m’était difficile de faire des liens significatifs ou de trouver un fil conducteur vers ce qui pouvait être un sens qui relierait les images qui avait défilé devant mes yeux.
Un peu agacé, je me suis alors rendu compte après coup que cette confusion, cette désorientation voire cette incompréhension étaient au cœur même du processus du « fouiller les âmes ». Cela ne pouvait donner lieu à une explication linéaire voire littérale. Sauf à éroder, simplifier, banaliser l’extraordinaire richesse et complexité de la réalité psychique qui est la manière dont le sujet vit à l’intérieur de lui ce qui se passe dans son monde interne.
Elle est, de ce fait, différente de la réalité extérieure qu’elle supplante comme on le voit dans le dédoublement des personnages dans le film de François Ozon…auquel – comme les protagonistes – on croit alors qu’ils sont une création pure et simple du psychisme de la jeune femme. Voire également de son compagnon lorsqu’il invite son soi-disant frère jumeau à le rejoindre alors qu’il fait l’amour avec Chloé.
Je me dis qu’il fallait accepter ce « trouble de penser » et que j’étais « perdu » comme vraisemblablement l’étaient les personnages eux-mêmes. Effectivement, les choses refoulées, interdites voire plus radicalement exclues de la conscience ne se laissent pas attraper facilement et encore moins relier entre elles pour aboutir au sens. C’est de haute lutte et au prix de difficultés parfois insurmontables que l’on peut, petit à petit et avec une patience de bénédictin, reconstruire une histoire, inférer des éléments manquants et révéler les traits saillants d’un drame ou, plus modestement, d’une désillusion.
Dans son dernier film « L’amant double », assez fidèle à son souhait de « fouiller les âmes »,[** François Ozon*] explore avec une précision d’entomologiste l’âme d’êtres en souffrance dont nous allons suivre le trajet.
Et je dis volontairement « d’êtres » au pluriel car le trouble s’il est spectaculaire du côté de l’héroïne féminine – Chloé – n’en est pas moins profond chez Paul le psychiatre qui succombe avec délice et tact déontologique au charme de sa ravissante patiente. Et réalise – mais différemment – ce que son pseudo frère mettra en acte avec Chloé !
Le trouble est donc double voire triple, quadruple… et concerne chacun des personnages individuellement pour des raisons différentes.
L’une – Chloé – souffre de maux de ventre incoercibles et récalcitrants à divers traitements qui traduisent son mal-être et, peu à peu, découvre une relation à la mère hautement problématique et…pas de père!
L’autre, Paul Meyer, de la déchéance d’un père dont une faute mystérieuse l’oblige à ne plus pouvoir, par honte, porter son nom et à se cacher derrière l’anonymat du patronyme de jeune fille de sa mère.
Le supposé troisième jumeau du précédent, Louis Delord, met en acte une forme de déchéance professionnelle qui n’est que la face noire et cachée du premier.
Au fond et raisonnablement : deux êtres blessés. Deux êtres divisés. Deux êtres sans pères et sans repères.
Les maux de ventre (douleurs incoercibles et inexpliquées) tout comme ceux de la sphère sexuelle (saignements, infections…) sont indissolublement liés à la psychanalyse. Dans la [**Vienne*] de la fin du 19ème siècle, un neurologue génial construit peu à peu un dispositif thérapeutique élaboré à tâtons à partir d’un édifice théorique en rupture totale avec la doxa psychiatrique de l’époque. La souffrance de ces patients et patientes, dit-il en substance, n’est pas le résultat d’une dégénérescence ou d’une aberration de la génétique mais découle d’un conflit inavoué – qualifié d’inconscient – surtout inavouables entre des désirs sexuels et des interdits moraux.
S’il est de bon ton de jeter de nos jours un regard un peu condescendant voire franchement hostile à l’encontre de la psychanalyse, il ne faudrait toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Car la découverte de[** Freud*], en introduisant du sens là où ne règne que le non-sens mortifère de la symptomatologie, a permis à de nombreuses personnes de retrouver la possibilité d’une vie qui aurait pu se confiner aux quatre murs tristes d’une cellule asilaire. Comme ce fût le cas, entre autres personnes, pour [**Camille Claudel*].
Le film de[** François Ozon*] débute et se clôt sur deux images qui indique de façon symbolique le long trajet de Chloé.
[**Première image*]. Avant même que ne débute l’histoire, on voit Chloé d’une blancheur inquiétante presque diaphane – donc souffrante – se faire couper les cheveux répartis tout autour d’elle comme un casque qui, à la fois, l’enferme et la protège de l’extérieur. Un peu à la manière de [**Brel*] dans « L’âge idiot » elle semble « se laver le cœur rien qu’en se lavant les mains » comme si le fait de se couper les cheveux allait du même coup la débarrasser de tous les maux et en particulier de ceux localisés au ventre et qui sont incoercibles autant qu’inexpliqués. Cette blancheur livide s’estompe légèrement dès lors qu’elle consulte traduisant précisément une nuance dans la psychologie de la jeune femme que le spectateur attentif enregistre automatiquement. Elle n’a pas besoin de dire qu’elle va mieux : on le voit !
[**Deuxième image*]. A la fin du film, on voit Chloé donner un violent coup de poing dans une vitre derrière laquelle elle se trouve. Cet obstacle qui vole en éclat symbolise de façon presque littérale qu’elle rompt avec ce que la pathologie induit presqu’automatiquement : une bulle protectrice pernicieuse qui, à la fois, protège le sujet mais, en contrepartie, l’enferme dans une solitude qui le coupe des autres et de lui-même. Elle se décide à affronter ce qui était pour elle effrayant : la vie.
Entre ces deux images encadrantes, il y a le long et douloureux trajet psychologique de Chloé qui se débat à la fois sur la scène onirique et dans la dure réalité. Mais revenons au tout début du film.
Elle retrouve fort vite encore plus de couleur et renaît à la vie presque miraculeusement – sûrement trop vite – dès lors que « son » psychiatre lui avoue sans grande difficulté et avec franchise une attirance incompatible avec le travail thérapeutique qui cesse ipso facto. Si l’on salue et loue la haute tenue morale de ce praticien il joue toutefois – en tout bien tout honneur ou en subtile perversion – un bien vilain tour à celle qui va devenir sa compagne. Car il se dérobe à l’affrontement qui serait inévitablement né de son refus et se plie ainsi au désir de cette patiente qui ne trouve sur son chemin aucune résistance. Il la renforce dans le sentiment de toute puissance qui l’anime. Et pour en revenir en un mot au thème qui va suivre dans le fil : elle le bouffe ! Elle n’en fait d’ailleurs qu’une bouchée ! A l’instar de ce qu’elle va imaginer ensuite en développant un fantasme extrêmement puissant de dévoration terriblement infantile. La différence s’annule de facto au moyen de ce fantasme très archaïque.
Subtilement mais dramatiquement, c’est toute la question du manque qui est alors évacuée. Le fait de ne pas avoir de relations intimes avec son thérapeute n’obéit pas seulement à des principes moraux ou déontologiques qui se justifient, par ailleurs, pleinement et sans exceptions.
Cet interdit vient rappeler l’absence, le manque et à terme le vide auquel tout un chacun doit se confronter pour véritablement se construire. Epreuve que le patient peut s’il le veut consciencieusement évacuer ou contourner laissant efficace l’impression de toute puissance qui sourd, à peine voilée, de la position de Chloé lorsqu’elle fouille dans les papiers privés de celui qui est devenu son compagnon pour y trouver des secrets, une autre personnalité……qu’elle refuse de découvrir et d’admettre dans sa propre existence. On comprend alors en trois plans bien choisis que le psychiatre n’est pas seulement un amant mais un double d’elle-même.
En succombant au charme de sa patiente et en accédant finalement à sa demande probablement inconsciente, le thérapeute se comporte non plus comme un père qui indique la voie pour grandir mais comme une mère hyper-protectrice. Le thème du père absent est donc le lien qui, au fond, unit les deux personnages puisque si nous ferons connaissance de la mère de Chloé nulle trace de son père.
Consolant son enfant des malheurs de l’horrible monde en lui apportant toujours plus d’amour, de chaleur et d’entourage : cette figure maternelle l’encourage du même coup à rester petit sans se confronter aux inéluctables désillusions de la vie pour les affronter et, si possible, les vaincre. Est évité le manque de l’objet. De ce dernier nait le vide à partir duquel le sujet est obligé de se construire dans et par cette conflictualité.
Le second psychiatre dont elle décide qu’il est le jumeau du premier est la face noire du premier. Donc la face noire de Chloé ! Il viole les règles déontologiques, établit une relation où la violence le dispute à la manipulation et cherche à tout prix la domination par l’avilissement et l’asservissement de l’autre. Comme Chloé qui ment effrontément à son compagnon et fondamentalement le domine en se refusant à lui.
Les deux psychiatres – dont l’un représente le bon docteur Jekyll et l’autre l’affreux Mister Hyde – constituent alors le premier maillon d’une ligne qui, certes tourne autour de la gémellarité, mais qui concerne la jeune femme elle-même dans ce qu’elle sent de dualité et d’ambivalence à l‘intérieur d’elle-même qu’il faut à toute force réduire et méconnaître.
La gémellarité, lorsqu’elle est effectivement monozygote, est la forme la plus subtile mais la plus absolue d’effacement de la différence. Le différent est alors le même c’est-à-dire l’identique. En voyant des doubles partout Chloé n’est pas contrainte à assumer l’inexorabilité et la nécessité de la différence. Quelle soit d’âge, de sexe ou de génération. D’où le fantasme de dévoration qui est là aussi au service de la réduction d’une différence insoutenable. Dévorer donc pour mieux nier !
Au travers de cette mise en abyme vertigineuse c’est toute la question de l’ambivalence qui est miraculeusement effacée, atténuée…
En refusant cette ambivalence fondamentale et constitutive de l’être humain, Chloé est entraînée à se murer dans une bulle protectrice qui, à terme, se révèle comme une prison mutilante où la réalité est vue au travers de ses fantasmes.
En l’assumant et en cassant rageusement le mur de verre qui la sépare de la vie et des autres Chloé renait à la vie en connaissant une souffrance psychique cette fois. Elle pourrait de ce fait cesser de surveiller les œuvres d’art des autres et devenir elle-même créatrice.
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[**L’amant double*]
François Ozon
Avec Marine Vacth, Jérémie Renier, Jacqueline Bisset
Genre: Thriller, Érotique