For John Updike he was » may be France’s foremost living sculptor, … »
Ayant eu la chance d’assister à la naissance du musée d’art moderne du [**Centre Pompidou*] en 1977, ma première visite fut un choc esthétique… J’avais quelques difficultés à comprendre le processus créatif des artistes exposés. Jusqu’au moment où, au détour d’une allée, j’aperçus une phénoménale sculpture en bronze à patine noire et bleue. M’approchant je lus : Alexandre devant Ectabane, dimensions : hauteur 165 cm, longueur 400 cm, largeur 110 cm par[** Ipoustéguy*], un nom qui m’était inconnu. J’en eus le souffle coupé : une force expressive incroyable s’en dégageait. Cette puissance tellurique, totalement nouvelle dans l’art tridimensionnel contemporain, exprimait le caractère d’un authentique artiste, doué, talentueux et, plus encore, celle d’un génie… Je ne pus m’empêcher de rapprocher le tempérament de ce créateur de celui d’un autre, bien plus connu alors du grand public, inventeur d’un archétype universel avec son « Héraclès archer » : [**Antoine Bourdelle*]… Son aisance évidente, au regard de ce monolithe de métal, m’apparaissait du même type. Plus tard, j’appris que l’homme vivait isolé et solitaire, qu’il n’appartenait à aucun courant, qu’il n’eut ni suiveur, ni école. Je n’en fus pas surpris…
En 1938, on le rencontre à Paris, dans l’atelier de [**Robert Lesbounit*]. En 1941, réfractaire au STO, il travaille à la gare de [**Saintes*] où un soldat allemand lui sauve la vie au cours d’un bombardement… Ville à laquelle il fera don, en 2001, de sa célèbre création « La maison de Lénine ».
A l’origine, [**Ipousteguy*] est un peintre, un dessinateur et un écrivain. C’est seulement en 1953 qu’il décide de se consacrer essentiellement à la sculpture mais il continuera l’écriture et le dessin à l’aquarelle, malgré les avertissements de son marchand [**Kahnweiler*] : « Vous deviendrez sculpteur à vos risques et périls ».
Travailleur infatigable, l’artiste à inventé 600 sculptures et plusieurs centaines d’aquarelles, de peintures et de dessins…De nombreux musées conservent ses travaux en France ( [**Centre Pompidou Paris, Toulouse, Troyes, Lyon, Grenoble.*]..) comme à l’étranger ( [**Washington, New-York, Berlin, Londres, Pékin, Tokyo, Abu Dahbi*]…).
En [**1962*], il devient un des espoirs de la [**galerie Claude Bernard*] à Paris, qui le défendra pendant 22 ans. La même année il fait un voyage en Grèce qui le marquera à jamais, orientant son travail vers la représentation, approfondie et spiritualisée, du corps humain. En [**1971*], il invente « L’homme forçant l’unité » pour l’institut Langevin de [**Grenoble*]. En [**1975*], il réalise « Hydrophage » pour le musée de sculptures en plein air de la ville de Paris. En [**1979,*] il est chargé, par la municipalité de [**Berlin*], d’édifier le plus grand ensemble sculptural exécuté depuis la seconde guerre mondiale par un individu travaillant seul. Ce sera « L’homme construit sa ville ». En 1985, il invente son Rimbaud : « L’homme aux semelles de vent ». Désormais, son nom devient universellement célèbre. Aujourd’hui, son œuvre monumentale se rencontre dans les plus importantes collections publiques du monde.
Il est considéré par certains, à juste raison, comme le plus grand sculpteur français de la deuxième moitié du vingtième siècle. Le dictionnaire Robert des noms propres dit de lui qu’il est un créateur « d’un réalisme baroque et hallucinatoire »… Preuve qu’Ipoustéguy surprend, dérange, bouleverse. Son art crée la polémique, ne laissant quiconque indifférent. Farouchement indépendant, pas toujours compris, l’artiste continue son chemin sans dévier d’un pouce de la route qu’il s’est choisie. Et le public le ressent car le sculpteur le touche par l’universalité de ses thèmes, par le respect du travail de la matière et par la force tectonique qu’il confère à cette dernière.
Le romancier américain [**John Updike*] dira de lui (en 1989) qu’il est « le plus grand sculpteur français vivant ». Ce que le temps passé a vérifié…
Focalisons-nous sur le visage d’Alexandre : il est vu de face, la puissance de son regard est phénoménale, exprimant une volonté sans limites ainsi que la certitude inébranlable de la victoire sur l’ennemi, quel qu’en soit le prix. Les yeux durs, fixes, sans la moindre aménité, sont enfoncés dans de profondes orbites tandis que le nez droit, aux narines dilatées, formant une sorte d’arête avancée, pour ne pas dire la pointe aiguisée d’une flèche métallique, surmonte une bouche aux lèvres minces et un menton presque trapézoïdal dont l’expression volontaire est tellement forte qu’elle est une innovation dans la sculpture contemporaine. La tête paraît enserrée dans un casque épais, lourd, d’aspect « bouclier extra-terrestre ». L’ensemble tête et casque devient alors hiératique, instant « d’éternité pharaonique » si je puis m’exprimer ainsi. Les bras imposants, aux mains élargies et aux doigts brutaux de paysan macédonien, prolongent un torse musculeux, littéralement indestructible au regard du spectateur fasciné. Devant ce personnage surhumain, légendaire, mythique, nous voyons une machine de guerre, apparemment prête à balancer un projectile, où plutôt un produit inflammable qui devrait balayer les défenseurs… Alors qu’en réalité la ville ouvrit ses portes en grand au conquérant venu de si loin ! Le sujet traité devient alors l’archétype de ce que l’on pourrait nommer : « l’envahisseur vainqueur ». Dans cette veine, on n’avait jamais rien vu de pareil.
« L’homme construit sa ville » est un agrandissement du même sujet montrant Alexandre devant une machine de guerre plus sophistiquée, relevée vers le haut à l’avant, avec une sorte de réservoir vers l’arrière dont nous imaginerions bien la sortie d’un « feu grégeois » pouvant anéantir l’adversaire.
Dans « L’Agonie de la mère », sculpture en marbre blanc de Carrare (117x225x165 cm), un « Pathos expressionniste » s’empare, submerge l’esprit et la main d’Ipoustéguy. Tout est apologie du drame de la mort. Le spectateur, d’abord effrayé par cette vision d’horreur, ressent ensuite une infinie compassion pour cette « Mater dolorosa » des temps modernes : la détresse qui se lit sur ce corps décharné au squelette apparent, sur ce visage émacié, torturé, nous interroge sur la nature réelle de l’être humain. Un pessimisme quasi messianique s’extériorise de la statue, elle-même affirmation des doutes et des angoisses de l’artiste… « L’homme n’est-ce donc que ça ? »*. Pourtant, et c’est rarissime chez Ipoustéguy, cette création tend la main à l’Histoire de l’Art de la [**Lorraine*], comme à celle de l’ancien duché de Bourgogne à laquelle appartenait la première : la référence à [**Ligier Richier*] ( notamment les œuvres de [**Saint-Mihiel*]), ainsi qu’aux gisants bourguignons ( Musée du Louvre et musée de Dijon), y est transparente. Hasard ? Rapport subliminal ? Volonté délibérée ? Je ne saurais le dire mais le fait est indéniable. Que le lecteur regarde les photos correspondantes, il comprendra immédiatement ce que cela signifie. Bien entendu, l’époque est différente et l’interprétation du sculpteur très personnelle mais la proximité psychologique avec ses aînés est évidente.
L’artiste s’acharne sur le marbre, le triture, le polit, le torture, le malaxe jusqu’à obtenir l’expression corporelle adéquate, la moindre inflexion des volumes travaillés étant un combat de l’Ethos et du Pathos destiné à rendre impeccablement l’idée directrice qui motive l’artiste. Le résultat a dépassé toutes les espérances d’Ipoustéguy : aucun sculpteur du siècle passé n’a atteint un tel niveau émotionnel. Quand le spectateur intelligent capte cet instant unique, celui-ci devient moment d’éternité…L’ombre du plus puissant sculpteur de l’Histoire, [**[**Michel-Ange*]*], n’est pas loin…
Dans une veine proche, l’incroyable bronze intitulé : « Le Val de grâce »( 220x145x160cm), placé devant l’hôpital du même nom, inspire une peur panique au spectateur qui, dans un premier temps, s’identifie avec ces morceaux de chair, résidus d’une guerre apocalyptique laissant ce reste d’humanité au regard des survivants. Que voyons-nous ? De face, un personnage nu, à la jambe droite mutilée puisque des muscles informes y apparaissent, paraît avoir, partiellement, subi une irradiation atomique. Il est sculpté dans un instantané : ses bras écartés reposent-ils sur des fourches à titre de soutien ? Non, si l’on observe bien la photo montrant l’œuvre de côté, on s’aperçoit que ce sont des bras humains qui le maintiennent ! La tête porte une coiffe particulière : il s’agit d’un large bandeau médical qui la couvre entièrement car l’homme est un blessé de guerre… Fonction de cet hôpital militaire qu’est le Val de grâce. Les yeux sont inexpressifs mais pas inertes : visiblement, ce que cet individu a enduré dépasse l’imagination du témoin qu’est alors le spectateur indélicat, car devenu presque voyeur. Mais le pire n’est perceptible que sur la photo de côté : un torse surmonté d’un visage aux yeux aveugles domine… le vide : plus de jambes, plus de bassin, plus rien… Horreur suprême… Le bras gauche s’arque-boute sur une forme indéfinissable tandis que l’épaule droite tente d’accrocher un bras inexistant à l’homme qui le précède… La mort rode… Ces rebuts d’humanité, qui souffrent tant, vont bientôt rejoindre l’au-delà… L’effet désiré est atteint, paroxystique : c’est terrifiant, au sens littéral du mot…
« L’homme franchissant la porte »(200x128x125 cm) nous offre la vision d’un être humain nu en train de passer une porte. Rien d’extraordinaire dans le traitement du sujet direz-vous ? Faux : le menton et l’avant de la tête, une jambe et deux mains ont dépassé le cadre de cet obstacle, de cette barrière psychanalytique, alors que tout le reste du corps est demeurée de l’autre côté ! Serions-nous face à une représentation d’un passe-muraille ?? En tout cas, l’idée en est nouvelle et bien caractéristique de la manière d’Ipoustéguy qui crée des œuvres que le spectateur peut lire à sa guise, peut adapter à son mental… « Toutes les solutions sont bonnes »**, nous rappelait [**Edgar Poe*]… La présence physique de ce sujet est puissante, occupant tout l’espace, visuel comme psychologique, de notre œil crucifié…
Dernier exemple du travail de l’artiste : « La femme au bain » (150x200x111cm), en bronze doré miroitant tellement la lumière réfracte dessus. Il faut reconnaître que la baignoire est peu reconnaissable car présentée presque plate avec, sous elle, quelques objets du quotidien : coquetier, tétines, spatule…
D’abord, ce qui nous frappe est le cri d’effroi qui sort de la bouche de cette femme martyrisée. Un loup lui recouvre les yeux tandis qu’un masque lui cache le visage. Où est l’authentique figure ? Les mâchoires béantes laissent voir des dents blotties les unes contre les autres alors que la langue repliée hurle son exhortation douloureuse. Le corps est lisse mais fragmenté : n’aperçoit-on pas que le sein droit et la vulve sont détachables ? Mais l’énergie contenue, difficilement, par le corps de la femme explose, tant dans une pulsion érotique irrésistible que dans une force de vie torrentielle. Nous voici, enfin, au cœur de la rêverie cauchemardesque qui est le fondement de l’acte créateur du sculpteur : unir les contraires dans une synthèse unificatrice inattendue, grâce à sa puissance créatrice fusionnelle…
Finalement, [**Ipoustéguy*] est bien le digne héritier de l’art tridimensionnel créé par [**Donatello*] et [**Michel-Ange*], repris par [**Bernin*] et [**Rodin*] : il se fonde sur l’expression corporelle de l’humain. Si la vision des deux premiers est optimiste car ils ont une foi absolue dans la destinée de l’Humanité , celle d’Ipoustéguy rejoint celle du maître de Meudon dans son pessimisme excessif.
Chez le lorrain, comme chez l’inventeur du rocher dit le Balzac, le corps humain est crucifié, terrassé, blessé, meurtri mais il sort toujours vainqueur de cette lutte contre les ténèbres pour nous apparaître triomphateur, fut-il macabre comme chez Ipoustéguy.
C’est là que le génie de ce dernier nous dépasse tel un soleil éclatant : il construit dans le feu, là où le précaire et le périssable s’anéantissent pour que luisent, au fond du creuset, l’or des transmutations majeures.
Illustration de l’entête: Le Val de Grâce (détail) ©Nadine Groenecke
*Expression créée par Shakespeare dans « Le Roi Lear »
** « La chute de la Maison Usher » d'[**Edgar Poe*], traduit par [**Baudelaire.*]
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WUKALI 19/08/2017. (Précédemment publié le17/02/2017)
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