An interesting couple in the cartoon universe: the scriptwriter and the designer
Si La Fontaine avait vécu au vingtième siècle, il n’aurait pas manqué d’écrire de nombreuses fables, féroces, sur notre temps. Celle du « scénariste et du dessinateur » de bande dessinée l’aurait interpellé car marque de fabrique du sacerdoce créatif du neuvième art.
Qui travaille sur une BD ? Qui décide de quoi ? Nous allons essayer de « déchirer le voile » qui recouvre, pudiquement, le processus inventif de ces génies industrieux. Ils fournissent le matériel réflectif indispensable au lecteur passif, comme à l’amateur pointu de ce monde en perpétuelle mutation qu’est la bande dessinée. Dans quelle optique ? Faire rêver et s’évader de sa réalité quotidienne le passionné.
Un phénomène particulier affecte la BD américaine : les « Syndicates » qui distribuent dans les journaux, quand ils n’en sont pas propriétaires, les séries. Ce qui peut pousser à une division du travail hallucinante. Ainsi [**Harold Foster*], lorsqu’il dessinait Tarzan ne connaissait même pas le nom du scénariste avec lequel il travaillait. Il n’avait aucun contact avec lui, ni de droit de regard sur le scénario, souvent complètement inepte ! Ce fut la raison de son abandon, et plus tard, de celui de son successeur, [**Burne Hogarth*].
De ce point de vue, l’étonnant [**Tardi*] en est le digne héritier : s’il pratique volontiers avec un autre, il reste d’abord un créateur solitaire dont l’univers intime est un bouillonnement permanent.
Plus complexe est l’organisation des « studios » dont le titulaire est le chef, mais où une certaine liberté, une incontestable latitude d’interprétation peut être laissée aux assistants. Existèrent le [** studio Hergé*] , le [** studio Greg*] , le [** studio Peyo*], etc… Le [**studio Walthéry*] , du nom du dessinateur de « Natacha » qui travailla chez [**Peyo*] à ses débuts, est toujours en activité. [**Hermann*] a débuté au studio Greg.
Aux États-Unis, les studios peuvent compter plusieurs personnes très spécialisées : le scénariste, le dessinateur-vedette qui crayonne, découpe, cadre, le premier assistant encreur, qui repasse les traits, le deuxième assistant faisant les fonds, le troisième assistant réalisant les voitures ou autre, ensuite viennent le lettriste puis le coloriste….En Europe, on va rarement jusque là mais la couleur est souvent abandonnée au technicien afférent, surtout par faute de temps.
Dans ces conditions, le lecteur comprendra la difficulté de toute généralisation du travail de collaboration entre scénariste et dessinateur. Mais des duos, ou plutôt des « tandems » célèbres ont existé, existent parfois encore. Ainsi [**Goscinny et Uderzo*] (Astérix), [**Goscinny et Morris*] (Lucky Luke), [**Charlier et Hubinon*] (Buck Danny), [**Charlier et Giraud*] (Lieutenant Blueberry) qui durèrent plusieurs décennies. Dans le genre, [**Christin et Mézières*] continuent la série « Valérian ». Actuellement le scénariste [**Van Ham*] est le plus polyvalent de tous les membres de son honorable profession.
Comme toujours, les relations humaines sont variables. On notera, et on ne s’en étonnera pas, que les séries qui séduisent le public provoquent un « renforcement de l’amitié » entre le protagoniste et l’antagoniste de cette fable moderne ! A contrario, celles qui ne marchent que moyennement laisse sur leur faim les fabricants. Ce type d’association ne dure pas, chacun reprenant ses billes et sa route pour passer à autre chose.
Parlons maintenant de ce que je qualifierais d’osmose associative entre nos deux phénomènes : [**Goscinny et Uderzo*] furent de ceux-là mais nous dirons quelques mots sur deux copains d’école qui travaillent ensemble depuis très longtemps ( cinquante ans) et qui peuvent se comprendre sans se parler beaucoup, malgré d’importantes différences de tempérament et de caractère : [**Christin et Mézières*], le duo créateur de « Valérian et Laureline ».
La synergie inventive de nos deux compères est telle que la moindre mimique de l’un est immédiatement remarquée par l’autre. Une difficulté apparaît ? Qu’à cela ne tienne ! On en discute trente secondes et le problème est résolu. Les empoignades n’existent pas, au grand désespoir des magazines people et des adversaires de la série. Ce tandem a fait ses preuves, il est le prototype de ce qui marche : il a traversé le temps.
Maintenant, intéressons-nous à un duo inhabituel : le père et le fils œuvrant de concert. [**Jijé et son fils Philippe*] ont travaillé ensemble sur trois aventures de Valhardi et sept de Jerry Spring. Mais cette collaboration était réduite car Philippe, alors âgé de 17/18 ans, se contentait de donner des idées à son père qui les adaptait à sa manière, sans que lui intervienne vraiment dans l’élaboration de l’histoire. Il créait donc des synopsis sans plus.
Aujourd’hui, le plus connu de ces tandems est celui formé par [**Hermann*] ( Comanche, Bernard Prince, Les tours de Bois-Maury, Jeremiah…) et son fils [**Yves.*] Ils ont créé, et créent toujours ensemble, de nombreux « one-shot »(histoire en un volume) et autres albums ( Dracula..), en tout 19 albums depuis 17 ans, et ça continue…
Si l’on devait caractériser d’une expression leur collaboration on dirait, en paraphrasant les politiciens français( le président préside et le gouvernement gouverne) : « le scénariste scénarise et le dessinateur dessine »*. Car Hermann, du fait de sa longue coopération avec Greg, a pris des habitudes qui lui conviennent et qu’il n’a aucune raison de bouleverser : on ne change pas une équipe qui gagne.
« Que chacun reste chez soi et les vaches seront bien gardées » dit le proverbe paysan. Le surnom amical que beaucoup donnent à Hermann est « le sanglier des Ardennes » en référence à ses origines campagnardes et à une monographie à lui consacrée. La solidité de son tempérament ne faisant aucun doute, sa démarche est logique et certaine. Yves et Hermann discutent ensemble avant de se lancer dans une nouvelle aventure, le fils interrogeant sur « les attentes graphiques »* de son père. Laissons parler le scénariste : « par exemple, avant station 16 , il avait émis le désir de dessiner des paysages du grand nord. Je me suis donc lancé dans diverses recherches( livres, le net). J’ai trouvé un élément qui m’a accroché, qui servit de socle à mon scénario. Quand le synopsis est assez élaboré, je lui explique la thématique de l’histoire. En général il me dit : ok, je te fais confiance ».*
Évidemment, la proximité filiale des deux hommes facilitent les choses mais ne nous y trompons pas : Yves a un impressionnant talent de scénariste, sans quoi, Hermann n’aurait jamais accepté les scénarios de son fils : l’originalité des idées d’Yves saute aux yeux. Pour s’en convaincre, il suffit de lire un album comme « Sans pardon » où tous les personnages, sans exception, sont plus immondes les uns que les autres. Le lecteur ne peut que rester ébahi devant ce déballage d’ignominie, de bassesse, de traîtrise et d’abjection. L’Univers d’Yves n’a rien d’onirique ! C’est un cauchemar permanent. Cela étant, celui d’Hermann n’est guère différent : pour le comprendre, il suffit de lire ses premiers « one-shot » dont il était le scénariste comme le dessinateur (Missié vandisandi ou Sarajevo-Tango). Comme quoi l’hérédité s’inscrit au cœur du mental…
Mais revenons à ce que nous apprend Yves sur sa collaboration avec Hermann : « il refuse d’en savoir trop avant de commencer, sinon cela gâcherait le plaisir de la découverte et, surtout, il veut garder un œil neuf au fur et à mesure qu’il découvre l’histoire et dessine les planches ».*
C’est une méthode de travail très précise qui nécessite, pour le scénariste, de s’adapter à la personnalité, au caractère et au tempérament du dessinateur. Le moindre oubli peut avoir des conséquences imprévues sur le développement de l’histoire : « je dois me montrer vigilant et n’omettre aucun détail lors de l’écriture du scénario : imaginons que j’oublie de lui préciser qu’un personnage porte une montre au poignet et que cette montre joue un rôle dans l’aventure, il pourrait dessiner ce personnage sans montre et lorsqu’il dessinera la scène où la montre doit apparaître, le personnage n’en aura pas ! »*. La démonstration est sans réplique.
Laissons Yves préciser un point : « l’autre difficulté potentielle de la compartimentation de notre coopération est que je risque de ne pas exploiter une scène qui l’aurait particulièrement inspiré puisqu’il y en a toujours plus dans deux têtes que dans une. Mais nous ne nous disputerons pas ! »*. C’est peut-être là que se situe le plus délicat de cette collaboration. Après tout, un coup de téléphone ou un entretien direct en urgence et le mal est réparé. On remarquera la simplicité de cette relation professionnelle, qui ne peut être séparée du rapport familial. Elle existe parce que le protagoniste et l’antagoniste se comprennent parfaitement et ont du talent, la vertu cardinale de nos deux artistes : l’un de l’écriture et l’autre du dessin. Et Yves de rajouter : « sur l’aspect graphique, je n’interviens pas »*. Sa conclusion : « Je consulte la documentation indispensable ici ou là sauf s’il en possède. Ce qui est le cas pour le Moyen-Age ou le western »* .
Un mot vient immédiatement à l’esprit, en commentaire de ceux d’Yves : celui de complicité. Il explique si bien cette association symbiotique. Et l’approfondissement de cette complémentarité ira en s’amplifiant avec le temps qui s’écoule, que le lecteur n’est pas d’inquiétude.
Les mondes que parcourent les héros de nos deux joyeux drilles sont tragiques, désespérés, noirs. Les plus malins, quelquefois les plus forts, y font leur loi. Mais, inévitablement, ils finissent par être broyés à leur tour par d’autres combinards plus futés qu’eux. De quoi sombrer dans la dépression ? Non: les histoires sont percutantes et le dessinateur se déchaîne.
L’argument peut paraître d’une banalité apparente incroyable, la mise en scène en sera d’une force, d’une puissance inattendue et inespérée. Les dialogues d’Yves sont sobres, parfois tellement restreints que le lecteur se pose des question mais qu’il ne se leurre pas : tout est réfléchi, mûri par notre scénariste. S’il agit ainsi c’est qu’il veut mener son spectateur là où il l’espère mais à sa façon : en le désarçonnant complètement, en le privant de recul, en l’empêchant de respirer comme de réfléchir. De ce point de vue, « Sans pardon » comme le tome 1 de« Duke» le montrent bien.
Une forme d’angoisse existentielle se cache-t-elle quelque part dans les conceptions du scénariste ? Ou, plus simplement, s’éclate-t-il dan ses œuvres ? Ce qui est certain c’est qu’Hermann a beaucoup de mépris, de colère et de dégoût pour « le bipède », comme il aime à appeler l’être humain : trop de meurtres, trop de puissances d’argent, trop de corruptions de tous ordres… Quelle confiance peut-on accorder à cette humanité marquée par la bestialité ? Aucune, répond ce tandem de la BD !
Alors comment expliquer cette fascination du passionné pour l’œuvre de nos duettistes? Le talent, toujours le talent et encore le talent : les deux possèdent ce don d’émerveiller le lecteur, quelle que soit l’horreur décrite. Yves est doué de l’imagination indispensable à l’élaboration d’histoires inconnues, sans utiliser les « ficelles du métier », Hermann possède l’ampleur du dessinateur capable de faire vibrer un brin d’herbe dans la prairie, comme celle de créer l’atmosphère la plus glauque inimaginable. Alors bravo les artistes, continuez…
* Entretien avec l’auteur du 22 mars 2017
*Contact *] : [redaction@wukali.com
WUKALI 01/09/2017. (Précédemment publié le 26/03/2017)
Illustration de l’entête: Sans pardon. Hermann,Yves H.