From Estonia with freedom!
Eine murul, c’est l’exacte traduction en estonien de déjeuner dur l’herbe, c’est aussi le titre du dessin animé réalisé en 1987 par Priit Pärn (dont nous avons déjà présenté un de ses films la semaine dernière dans cette même rubrique). Vous dirais-je mon plaisir à voir ce genre de travail, cet humour cynique et froid, cette exaspération du dessin qui prend le pas sur la technique et la rend presqu’illusoire, un style à mille lieues des prouesses technologiques d’aujourd’hui dans ce genre cinématographique et qui met l’artiste, le dessinateur, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom, comme dirait ce cher Lafontaine, au coeur même du tournage. Ce dessin animé non seulement «a de la main», mais il mérite d’évidence sa qualification sémantique : dessin-animé ! Parfois [**Priit Pârn*] va jusqu’à utiliser la caméra en une séquence qui prend du champ et s’élève dans l’espace, c ‘est à dire directement au-dessus de la feuille de travail pour suivre les personnages dans des circonvolutions acrobatiques à donner le tournis !
C’est aussi tout un style d’écriture assez typique au demeurant de ces pays qui constituèrent le bloc de l’Est avant la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’URSS. Rappelons à cet égard que Eine murul, «le Déjeuner sur l’herbe» donc fut réalisé en 1987. Nous retrouvons et cette causticité du trait et cet humour grinçant dans les dessins animés du réalisateur russe Ivan Maximov ou de l’ineffable et délicieuse réalisatrice tchèque Michaela Pavlátová. Un petit coup d’oeil dans nos archives des films d’animation présentés dans Wukali (voir en haut de page onglet Livres, Arts, Scènes puis Films d’animation) rendra compte de cette spécificité.
Tout cela est très pictural, si jamais ce mot est le plus approprié! En effet cette façon de dessiner sous des aspects très frustres voire brutes est somme toute éminemment sophistiquée ce qui est un comble! Les similitudes avec l’expressionnisme allemand ne seraient pas fortuites, une force du dessin qui arrache, dénonce et convainc.
Quelle force donc! Car que voit on au fait dans ce film ? Des oiseaux noirs de mauvaises augures, une figure de peintre, d ‘artiste, la peinture d’une colombe sous le bras, caricature ressemblante de [**Picasso*], et plus largement et dans toutes les séquences du film dont l’histoire est présentée en tableaux comme au théâtre, un univers glauque, une société où les artistes sont malmenés et où aussi les apparatchiks et autres butors avides de pouvoir méprisent de leur suffisance et de leur arrogance tous ceux qui sont placés sous leur autorité ou qu’ils représentent (toute ressemblance avec certains candidats des élections présidentielles serait bien entendu purement fortuite!). L’on voit aussi des individus vêtus de gabardines couleur mastic, on songe aux sbires de l’état policier et autres KGB, enfin trône sur un piédestal le buste d’un moustachu despote de son état, inutile d’insister…
Ce film est un hommage à la liberté et aux artistes, l’on découvre dès la seconde séquence intitulée Georg dans un« travelling» furtif des reproductions de peintures de Rubens, Rembrandt, Frantz Hals mais aussi Picasso et Lichtenstein. Ce film est aussi une dénonciation d’un état policier qui renvoie aux descriptions que surent en donner [**Milan Kundera*] dans La Plaisanterie par exemple et tant d’autres. La musique est largement présente et le plus souvent dans l’adaptation modernisée de grands classiques. Encore un mot, l’anonymat. Oui l’individu broyé, noyé dans la masse, sans âme ni spiritualité, portant un matricule, subissant les pénuries d’un état incapable, cela est aussi présent dans ce film de [**Priit Pärn*].
Alors quand par miracle et à titre exceptionnel quelques rares individus peuvent s’échapper de ce goulag, se dévêtirent, se mettre nus dans une tenue édénique et vivre leur liberté retrouvée tels les personnages du célébrissime tableau d'[**Édouard Manet*] c’ est alors le bonheur retrouvé, quelque chose de l’ordre du Paradis terrestre !
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WUKALI 14/10/2017. Précédente mise en ligne: 11/03/2017