Regarded as a French Symbolist painter, but he is far more than this narrow definition


Le fameux oxymore «l’inconnu célèbre» s’applique parfaitement au peintre [**Gustave Moreau*] (1826-1898) : en effet ce dernier était reconnu comme un génie par ses pairs et admiré par la France cultivée de son temps, il était totalement ignoré par l’opinion publique. Encore aujourd’hui, l’estime que lui porte tous ceux qui aiment l’art bidimensionnel n’a d’égale que le peu d’intérêt des autres.

L’homme était admis dans les salons de l’aristocratie parisienne, y était admiré : chez la [**comtesse Greffulhe*] (la duchesse de Guermantes de Proust) ou la[** princesse Mathilde*] notamment. Dans la proximité immédiate du légendaire [**Robert de Montesquiou*], Moreau reçu les hommages de grands écrivains, tel [**Marcel Proust*] ou [**Oscar Wilde*]. Son art sera la référence picturale absolue de [**Huysmans*], écrivain symboliste, qui parlera du « magisme »  de son pinceau, ou pour un théoricien du surréalisme tel [**André Breton*] que la peinture de Gustave Moreau troublera jusqu’à bouleverser sa conception de l’art pictural. Songeons que [**Debussy*] imagina écrire un drame lyrique inspiré de son « Orphée »(1864) !

A quoi est due une telle distorsion ? Qu’est-ce qui a créé cette dichotomie? Pourquoi est-il si difficile de le comprendre ? Quelquefois, l’origine du malentendu est à rechercher dans la vie, le comportement ou le tempérament de l’artiste. Or Moreau était issu d’une famille aisée et cultivée, sa discrétion était proverbiale et son attitude en société parfaitement normale. |center>

Olécio partenaire de Wukali

Le fond du problème réside dans sa manière de peindre, dans les sujets choisis, dans sa géniale morbidesse d’expression, dans l’évident aspect psychanalytique de toutes ses interprétations. L’idée d’inconscient commençait d’être appréhendée et [**Freud*] (né en 1856) débutait sa prometteuse carrière. Mais la bourgeoisie de l’époque, ô combien conservatrice, obsédée, refoulée, ressentait effarement, peur, attirance, séduction, face aux œuvres de Moreau qui sont, notoirement, à connotation sexuelles, voire d’un sadomasochisme inavoué. Elle ne les rejetaient pas, car l’étrangeté qui en émanait avait quelque chose de mystérieux qui fascinait, aussi bien dans la composition que dans l’expression des couleurs. Mais elle les regardait de loin, les cantonnait dans la sphère privée la plus intime: celle du subconscient où les tabous n’existent pas.

Ce qui explique la réaction du public devant les tableaux de l’artiste exposés aux Salons. Moreau vendit peu de son vivant. Il s’en moquait car il était riche et ne devait rien à personne. Il continua sa route en toute connaissance de cause, s’épanouissant au fur et à mesure qu’il approfondissait sa peinture et extériorisait ses démons. Ce qui explique la dominante symboliste qu’exprime son art. Cela se ressentira, jusque dans la direction de son atelier des beaux-arts, quand il y fut nommé professeur(1892).

Homme du dix-neuvième siècle, il devrait nous être assez familier. C’est tout le contraire ! Et ce malgré la donation de son hôtel particulier et de l’ensemble de son œuvre à l’état, aujourd’hui l’extraordinaire musée Gustave Moreau situé dans le neuvième arrondissement. Ce quartier, dit de « la Nouvelle Athènes » à l’époque, était peuplé de très nombreux cafés où se réunissaient peintres novateurs, poètes en rupture de société, écrivains révolutionnaires et…dames de petite vertu, toujours dans la mouvance de cette bohème interlope : les « lorettes », du nom de l’église Notre-Dame de Lorette autour de laquelle elles exerçaient « leur coupable industrie », suivant la terminologie du temps.

Gustave Moreau fréquentait peu ce monde et il écrivait encore moins. Seules les nombreuses notes et commentaires en marge de ses dessins nous le font revivre. Sa silhouette, malgré sa proximité historique, nous est parvenue brouillée, diffuse et peu accessible. Personne ne peut affirmer qu’il s’agissait d’une volonté délibérée : le don de son œuvre à l’état le démontre. Mais sa circonspection, sa modestie et son tempérament l’expliquent.

Lorsque l’on examine son « autoportrait » de 1850, huile sur toile de dimensions 41×32 cm, conservée au musée Gustave-Moreau de Paris, on est sidéré de l’acuité extraordinaire qui émane de son regard perçant. Le spectateur a le sentiment d’être mis à nu par cette puissance irradiante, d’être soumis à une force d’analyse implacable. L’homme est vu de trois-quarts, en léger mouvement vers sa droite. Les iris de ses yeux, d’un bleu magnétique, ont des reflets superbes. Les pupilles paraissent presque translucides et les globes oculaires semblent écarquillés. L’extraordinaire rendu de la chevelure, d’une douceur, d’une légèreté, d’une précision incomparable, souligne l’individualisme forcené du modèle. Son visage très régulier surmonte un menton volontaire inattendu, tandis que ses vêtements, sa cravate, sa coiffure, sont des marques d’appartenance à la haute société, tout en se rangeant sous la bannière du dandy.
Un paragraphe de [**Marcel Brion*], parlant de l’art de [**Rembrandt*], pourrait aussi s’appliquer à Gustave Moreau : «  il construit dans le feu. Là où le précaire et le périssable s’anéantissent, pour que luise au fond du creuset l’or des transmutations majeures ». C’est dire le niveau auquel se situe notre peintre, autant mystique que symboliste.
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Nous l’avons écrit : l’artiste est issu d’un milieu cultivé. D’ailleurs, il fera son premier séjour en Italie en 1841, à l’âge de 15 ans. Il échouera deux fois au prix de Rome. Sa première exposition au Salon date de 1852. Il y participera jusqu’en 1880. Ses premiers sujets sont mythologiques ou religieux. Entre 1857 et 1859 il installe son chevalet en Italie, où il sympathise avec [**Degas*]. De retour, il rencontre [**Alexandrine Dureux*], qui sera son seul amour et qu’il installera près de lui. Elle mourra en 1890.

Sa notoriété démarre avec « [**Œdipe et le sphinx *] », toile achetée au salon de 1864 par le[** prince [**Jérôme Napoléon*]*]. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1875. Élu aux Beaux-Arts en 1888, il y est nommé professeur en 1892. |left>

Son atelier sera un moment d’histoire de l’art : en sortiront [**Matisse, Marquet*] et [**Rouault,*] pour ne citer que les plus connus. Tous, des décennies plus tard, parlaient de lui avec émotion et reconnaissance : il leur laissait beaucoup de liberté, préférant qu’ils développent leur personnalité au détriment du fatras académique. Rouault sera le premier conservateur du musée Gustave-Moreau.

Ce musée situé au 14 rue de La Rochefoucauld à Paris est une merveille, une incroyable découverte pour qui y pénètre pour la première fois : plus de 15.000 œuvres de l’artiste ! Ce qui surprend le plus c’est l’agencement : au-dessus de l’appartement, au deuxième étage, on accède à une salle immense où sont exposées ses extraordinaires peintures. C’est à couper le souffle. Dans un coin, un escalier en colimaçon grimpe jusqu’à l’étage supérieur où sont montrés d’autres tableaux du Maître.

Le choc le plus intense, pour le novice, réside dans la palette chromatique de l’artiste : c’est un festival, une féerie de couleurs chatoyantes. Le charme des lieux imprègne le visuel du spectateur, lui fait rencontrer, de visu, le monde de Gustave Moreau. C’est toujours un moment d’une fabuleuse intensité, même lorsqu’on y revient pour la centième fois. Notre inconscient individuel y fusionne avec celui de l’artiste, si proche de nous par ses préoccupations et sa manière de peindre. Nul ne peut dire qu’il ne ressent rien dans un endroit pareil : l’âme du peintre hante encore l’atelier…|right>

Ce qui le rapproche le plus de [**Léonard de Vinci*], c’est sa conviction que la peinture est, d’abord, une création intellectuelle :« una cosa mentale », qui s’adresse à l’esprit du spectateur. Le réel ne l’intéresse donc pas vraiment, c’est un substrat lointain. Nous sommes là aux antipodes de la peinture impressionniste.

En regardant attentivement, on s’aperçoit de références : [**Michel-Ange, Léonard*] déjà cité, d’innombrables gravures, un Orient éclectique…Mais, fondamentalement, l’artiste est totalement irréductible et inclassable à quelque école que ce soit. Faute de mieux on le range parmi les symbolistes, parfois chez les mystiques. Cela montre notre impuissance à le catégoriser : Moreau est unique parce que sa peinture l’est.

Il voyait en son art une sorte de syncrétisme pictural : rayonnement spirituel, élévation de l’âme, rêverie éveillée, imagination transcendantale, envolée lyrique, ferveur céleste et exploration de mondes inconnus. Mystique imprégné de la foi en Dieu, il n’était pas pratiquant. Étant donné les connaissances scientifiques du temps, et comme pour la majorité de ses contemporains, religion et spiritualité se confondaient. C’est seulement avec les découvertes récentes de la physique quantique que les deux notions se sépareront. Naturellement, il n’est pas question de commenter les nombreux tableaux de l’artiste. Nous nous contenterons de quelques uns :

– Orphée(1864)
– Les prétendants (1852-jamais fini)
– Le triomphe d’Alexandre le grand (1873-1890)
– L’apparition ou Salomé dansant (1876)
– Galathée (1880)
– Jupiter et Sémélé (1889-1895)

[**Orphée*] est une huile sur bois, de dimensions 99,5×155 cm, conservée au musée d’Orsay à Paris. Le tableau s’inscrit dans un tradition quattrocentiste issue de la Renaissance : les amas rocheux troués et ouverts sur l’inconnu, les méandres de la rivière se dirigeant vers les lointains, la démarche lente de la figure féminine, sont dans la mouvance de [**Léonard de Vinci*]. Quant à l’allongement de la figure, aussi léger soit-il, il remonte à [**Botticelli*]. |right>

Mais l’interprétation de l’artiste est celle d’un peintre académique du dix-neuvième siècle : perspective impeccable et contrôlée, modelé de la robe d’inspiration sculptural, pied droit sortant du tableau introduisant une notion de durée et une dimension de profondeur de l’espace, centre psychologique unissant les deux visages d’une infinie douceur, rendu lumineux des ciels, couleurs magnifiques et sérénité de l’ensemble.

Dans ces conditions, l’achat par Jérôme Napoléon s’explique : la peinture est « dans la ligne » de l’académie. Certes, la puissance créatrice de Moreau transparaît, mais elle est tempérée par « l’école » comme le disait les officiels. L’équilibre est parfait et l’acquisition naturelle.

[**Les prétendants*] (1862-1898) est une huile sur toile de dimensions: hauteur 343cm, largeur 385cm. Commencée en 1852, elle fut agrandie par l’artiste en 1882. Elle est conservée au musée Gustave-Moreau. Le fait qu’elle est été agrandie prouve que la vision qu’en avait l’artiste a évolué au cours des ans, et qu’il n’a jamais considéré l’œuvre comme achevée.

C’est une machine démonstrative, d’un baroque déclamatoire au rythme incroyable : dans un cadre de palais antique, où une efflorescence décorative luxuriante envahit l’espace, près d’un sol difficile à caractériser (des marbres?), les prétendants parasites se livrent à une bacchanale démentielle, tout en mourant sous les flèches d’Ulysse, que l’on aperçoit au fond du tableau sur un péristyle, en haut d’un escalier d’apparat de quelques marches. Il est d’apparence bien jeune après tant de voyages. Chose inouïe, tous ces gens lui tournent le dos et se font massacrer dans un délire orgiaque fracassant. Bien évidemment, la source de ce masochisme morbide est d’origine psychique. C’est une scène de théâtre contemporain revue et corrigée par [**Fellini*] ! |center>

On reste pantois devant cet amoncellement d’incohérences. Le spectateur n’en revient pas, se sent, brutalement au bord de l’effondrement nerveux ou de la crise de rire !
Et pourtant : quelle élégance de style, quelles vertus de composition, quel sens de l’expression et de la couleur… Soudain, le regard se fixe sur ce personnage en lévitation, ceint d’un halo lumineux brillant d’origine divine, qui constitue le centre psychologique de l’œuvre. Vite, nous identifions une femme le bras levé, entourée de serpents et la tête portant une chouette. C’est Minerve qui rassure le spectateur devenu voyeur : Ulysse va triompher et le carnage s’arrêtera… Enfin, la magie grandiose (voire grandiloquente) de cet OVNI pictural emballe l’œil de l’amateur éclairé, pour lui offrir la vision saisissante de l’entièreté de la toile.

Le maniérisme, extravagant, des personnages est particulièrement visible dans la figure en bleu sur la droite, quelque peu androgyne, remontant au [**Sodoma*] ( la villa Farnesina à Rome) plutôt qu’à Botticelli ou à l’antiquité. On remarquera que cette ambivalence sexuelle se retrouve dans la majorité des sujets proposés par l’artiste au public. Bien entendu, la psychanalyse explique beaucoup d’aspects de l’art de Gustave Moreau. Mais le problème devrait être abordé par un spécialiste qualifié.|right>

La démonstration des qualités de coloriste de l’artiste est facile dans ce tableau. Pour s’en convaincre, regardons le bleu des colonnes, en haut sur la gauche de Minerve: d’une luminosité, d’une plénitude, d’une perfection sensitive, que l’œil ressent immédiatement. C’est un bleu épanoui et souverain.

Le génie de Gustave Moreau explose dans ce tableau si difficile d’accès, où certaines analogies, de sujet, de mise en scène, d’action, le rapprochent des « [**Romains de la décadence *] » de [**Thomas Couture*] (1847). Mais on ne peut pas dire que l’esprit ou la manière de peindre est quoi que ce soit en commun. Cette profusion décorative, cette germination de l’esprit, sont typiques de Moreau. Elles lui appartiennent en propre, ne doivent rien à personne.|right>

On ne soulignera jamais assez ce que Moreau doit à la gravure, surtout à [**Piranese.*] Ici, le rapport à Piranese saute aux yeux : « Les Antiquités romaines  » et « Les Prisons  » de l’Italien sont des références absolues, sans lesquelles la conception, la composition, l’architecture, la décoration et même la mise en scène de cette toile seraient incompréhensibles.

[**Le triomphe d’Alexandre le grand*] (1873-1890) est une huile de format carré : 155×155 cm, conservée au musée Gustave Moreau. Chose curieuse, elle est signée deux fois : en bas, à droite et à gauche. Preuve que l’artiste était satisfait de sa création. D’ailleurs, il refusa de la vendre.

Cette fantaisie picturale devient fantasmagorie par l’interprétation qu’en donne l’artiste. Rien d’académique ici : pas de description analytique ou historique, pas d’évidence du sujet traité, pas de valeurs colorées traditionnelles.

Que voit-on ? Au premier plan, assez peu lisible en bas, des personnages semblent saluer un homme assis sur un trône situé au sommet d’un piédestal. La richesse et la majesté de la construction indiquent qu’il s’agit d’un roi vainqueur. C’est lui le centre psychologique de l’œuvre. Une victoire ailée couronne ce dernier, tandis que le roi vaincu l’implore du sol, le bras levé. |right>

Le doute n’existe pas : cette reconstitution rêvée, allégorique, imaginaire, est un hommage à la victoire d[**’Alexandre le grand*] sur [**Porus*], roi de l’Inde du nord, en 326 avant notre ère.

Cette « geste d’Alexandre » a fait fantasmer d’innombrables peintres et écrivains. Elle existe aussi en Orient, où elle fut célébrée par les poètes.

Derrière le piédestal, sur un monticule, se voit une sculpture gigantesque, dans les tons sombres. La vision en est imprécise. Malgré tout, il semble bien que ce soit une statue de bronze d’Alexandre. Une de celles qu’il affectionnait particulièrement pour célébrer sa gloire. Elle est, au moins, de la taille de l’ensemble de la construction dévolue au divin macédonien, ego quand tu nous tiens…

Sur la droite de la composition, on note une petite colline devant laquelle s’épanouit un arbre à fleurs blanches. Seule son extrémité se voit. Sur la gauche, la base d’une colline nettement plus importante devant laquelle trône Alexandre.

L’eau est partout présente : au niveau du piédestal elle envahit tout l’espace central du tableau. Elle s’écoule par trois fontaines qui surplombe le bassin, en provenance d’un grand réservoir (une sorte de piscine?) situé à l’arrière-plan. Le regard du spectateur, entraîné par l’élément liquide, parvient alors jusqu’à un étonnant temple hindouiste, en partie troglodyte. En effet, le bâtiment s’appuie contre un énorme amas rocheux puis s’inscrit dedans.

Un tel tohu-bohu d’éléments disparates devrait fatiguer le spectateur. Il n’en est rien : ce dernier, bien au contraire, est séduit par le syncrétisme positif de l’œuvre. C’est que l’Inde de Gustave Moreau est cohérente malgré son hétérogénéité. Le génie de l’artiste, c’est d’avoir rendu réel ce qu’il a inventé, d’avoir fait accepter au spectateur son Inde intime, de lui avoir donné l’opportunité de fantasmer à son école. Peu de peintres ont été capables d’une pareille transmutation alchimique.

[**L’apparition*] (ou [**Salomé dansant*]) est une huile sur toile de 1876, dimensions : 142×103 cm, conservée au musée Gustave-Moreau. L’action dramatique se joue entre la belle Salomé et la face du prophète en lévitation, que la magicienne désigne du doigt : elle demande la tête du saint à [**Hérode*], qui la lui accordera. Ce dernier et la tête du saint sont vus de profil, ils s’observent, alors que [**Salomé*] tourne en créant une profondeur. Hérode est représenté en vieillard sur son trône. Il semble au bord de l’écroulement physique. Il regarde l’apparition et non la danseuse, contrairement à ce qui fut souvent affirmé par les commentateurs. Ce qui indique bien qu’il est parfaitement conscient de l’horreur de sa décision et de sa faiblesse coupable. En quelques coups de pinceau, le peintre nous le fait comprendre : c’est du génie.

Le découpage de cette mise en scène est très net : au premier plan, Salomé au corps ondulant, tel le serpent tentateur de la Bible. Ce corps flexible, en mouvement, s’étend sur une longue diagonale partant du pied visible de la démone et se terminant au niveau de son pectoral, en formant un angle de 15/20 degrés sur la gauche. Le cou et la tête montrent la même inflexion sur la droite. Bras droit levé, elle désigne de l’index l’apparition.|center>

Le corps de cette courtisane-magicienne est couverts de riches parures : ceinture, cache-sexe, seins, cou, portent un déluge de joyaux où domine le bleu. Une sorte de robe ouverte au vent, lascive, cerne amoureusement l’anatomie parfaite de la tentatrice.
Au second plan, la tête du saint irradie une lumière divine d’un jaune profond. C’est lui le centre psychologique du tableau, tel que le voulait Moreau. Car pour lui, il n’y a aucun doute : si la diablesse l’emporte sur l’instant, Jean-Baptiste a l’éternité devant lui.

A l’arrière-plan, l’architecture antique classique, telle que la voyait le temps : un enchevêtrement d’éléments d’époque diverses. Ce qui frappe le plus dans ces décors, c’est l’aspect émaillé bleu dominant et la colonne avancée, d’un bleu sublime, qui sépare Hérode de la chapelle où l’on aperçoit l’autel. Tout l’espace du fond est peint, le vide n’y existe pas : l’artiste oblige l’esprit du spectateur à se concentrer sur ce qu’il voit, il n’y a pas d’échappatoire possible.

Au final, cette toile exhale un vague parfum oriental. Mais c’est un Orient factice, imaginaire. Ce que veut très consciemment l’artiste, c’est toucher l’esprit du spectateur. Mais derrière cette démonstration de ses capacités picturales, le peintre nous livre ses pulsions et ses désirs secrets : libido ouverte sur une sexualité débordante de fantasmes, rêveries morbides, attrait irrésistible pour un au-delà mystérieux lié à une spiritualité naturelle, sacralisation et plénitude de l’éternel féminin.

Dernier détail qui en dit long sur l’inventivité du peintre : les spectateurs du Salon de 1876 furent sidérés par cette tête de[** Saint Jean Baptiste*] en lévitation car c’était une invention picturale.

Gustave Moreau exposera au Salon en 1880 pour la dernière fois. La présentation de sa [**Galathée*] y créera l’événement et lui offrira le triomphe auquel il aspirait depuis toujours. Ce sera l’apogée de sa carrière officielle, car l’œuvre sera encensée par la critique. Peut-être le comprit-il ? En tout cas, il n’exposa plus.

La peinture est une huile sur bois de 85,5×66 cm, conservée au musée d’Orsay.|center>

Le sujet est issu de la mythologie gréco-romaine classique. Mais son traitement n’a strictement rien à voir avec l’anecdote. Moreau n’illustre pas un moment du récit : il s’en sert de toile de fond lointaine pour inventer le tableau qui lui convient. Son imagination est très riche, sinon débordante. L’artiste utilise l’histoire, la mythologie et la nature comme les briques constitutives de son œuvre: il les mélange, les malaxe, les transforme, pour leur donner la forme de son choix. Il va alors transférer l’idée, la vision, la mise en scène, qui coexistent dans son mental, pour créer le tableau désirée.

Au premier regard on se rend compte que la jeune femme, peinte dans des tons blancs et ocres jaunes resplendissants, se détache complètement du fond. Littéralement, elle donne vie à son espace environnant. On pourrait presque affirmer qu’il s’agit d’une statuette d’ivoire entourée d’un végétation flamboyante. La volonté du peintre est évidente : il a créé un sorte de bijou dans un écrin de verdure. Même le Polyphème du fond, constitué d’une teinte rouge bizarre, pourrait être taillé dans une pierre dure.
Au regard de la peinture, Moreau, homme très instruit et non moins cultivé, connaissait bien la Renaissance. En effet, le rapport à [**Léonard de Vinci*] est certain dans la composition et l’impression ressenti par le spectateur. Mais l’artiste admirait [**Titien*] : le tableau, tel que réalisé, eût été impossible s’il n’avait vu et apprécié la Vénus d’Urbin du Vénitien, avec ses courbes voluptueuses.

La référence à la Renaissance italienne est une donnée permanente de la peinture de [**Gustave Moreau*], qui n’avait rien d’un révolutionnaire : il concevait l’art bidimensionnel comme une longue évolution naturelle. On notera que le centre géométrique se situe dans la hanche de gauche aux superbes courbes, et de niveau avec le nombril.
La belle nymphe paraît assoupie, sa chevelure est sertie comme de l’or autour de son bras droit et de son cou. Elle ne ressent aucune crainte du géant qui l’observe par la trouée de l’amas rocheux: elle lui est inaccessible car la grotte est trop étroite pour qu’il puisse la saisir. Le voit-elle seulement ? C’est un supplice de Tantale pour lui et une apologie de ses désirs inassouvis pour l’observateur.

Avec un peu d’attention, on voit que le Cyclope semble plus mélancolique que furieux. Il n’a rien d’un monstre et la régularité de son visage avec un œil droit normal, très visible, implique que le gauche existe. Seul l’œil au milieu du front le différencie.

Le corps de Galathée suit une diagonale qui s’inscrit dans un décor végétal foisonnant. La lumière irradie de l’intérieur de ce corps d’ivoire qui, en entier, constitue donc le centre psychologique du tableau. Elle s’appuie sur un rocher vertical, à l’instar de l’eau qui s’écoule derrière sa chevelure. A ses pieds, un bassin d’eau horizontal nous sépare d’elle : le monde réel ne rejoindra jamais celui du rêve. Cet obstacle mental est une invention de Léonard de Vinci,( la Vierge aux rochers du Louvre). Ce qui prouve, s’il en était besoin, la profonde compréhension de la Renaissance par l’artiste.

Le décor dans lequel se repose la belle est d’une luxuriance paradisiaque : entrelacs de végétaux de tous ordres, myriades d’insectes lacustres…Un formidable grouillement de vie en émane. La surprenante sensation de foisonnement, que ressent le spectateur, en est la conséquence. Cette efflorescence est typique de la manière d’enrichir les décors que pratiquait Gustave Moreau. Ce tableau est une totale réussite et c’est ainsi que l’ont ressenti les critiques artistiques et le public du salon. L’histoire leur a donné raison.

[**Jupiter et Sémélé*] (1189-1895), huile sur toile de dimensions : 213×118 cm, est conservée au musée Gustave Moreau. Une particularité s’y fait jour : l’artiste va pratiquer de si nombreux frottages et grattages de la toile qu’un aspect lustré émaillé apparaîtra . |right>

C’est un choc visuel pour l’observateur, dont la rétine connaît des difficultés à se centrer sur un élément précis du tableau. De chaque côté, d’immenses colonnes, d’un bleu nuit très fort, portent un enchevêtrement végétal. Un ciel bleu clair sans nuages occupe l’espace de l’arrière-plan. Assis dans un trône d’apparat vaguement moghol, Jupiter est droit, presque rigide. On remarque la frontalité du visage, l’axe de symétrie partageant sa face et les yeux exorbités, à la manière d’une icône byzantine. Sa peau apparaît ocre. Il tient une lyre tarabiscotée d’invraisemblables décors et complètement saturée d’ornements divers. Il est douteux qu’elle puisse fonctionner.

Sur la gauche une minuscule jeune femme effarée, bouche bée, le regarde avec effroi. Elle se démène dans tous les sens, effrayée, avant de mourir en tombant. Elle est vue à 45 degrés. Ses bras s’agitent, sa bouche s’ouvre, peut-être hurle-t-elle, c’est d’un déclamatoire de théâtre tel que l’adorait cette époque.

D’un blanc immaculé, sa peau et le drap la couvrant forment des contrepoints attirant l’œil de l’observateur. C’est donc le centre psychologique de la toile, très éloigné de son centre géométrique : le pectoral de Jupiter. De la tête duquel un halo rouge sang, violent, émane : le dieu est furieux mais il doit tenir sa parole car il a juré par le Styx.

L’immense trône est digne des périodes les plus folles : celle des satrapes de Perse, des nababs de l’Inde ou des émirs orientaux actuels. C’est un délire peint titanesque.
Le nombre, élevé, de personnages montrés au bas de ce mausolée décadent en appelle à la mythologie classique, à l’art byzantin, aux enluminures médiévales et indiennes, à Piranese, au néo-classicisme et à l’académisme d’Ingres, pour qu’un semblant d’ordre puisse permettre une interprétation quelconque : rien de ce genre n’a existé pendant la Renaissance, ni à l’époque Baroque.

Stricto sensu, ça coupe le souffle : la surabondance décorative de l’œuvre est démentielle car on n’y voit plus grand chose. Il n’existe pas le moindre espace où reposer l’œil. Le regard se perd dans ce maelstrom d’images, démontrant une forme d’impuissance à finir de Moreau, qui mourra trois ans plus tard.

Mais, malgré tous ses défauts, cette toile, bien composée, montre d’excellents moments picturaux : le corps de Sémélé, les colonnes somptueuses, les personnages ailés situés aux extrémités du trône, Hécate que l’on reconnaît à son croissant de lune et dont le dessin fait penser à [**Mucha*] … C’est la structure d’ensemble qui a cédé : comme beaucoup d’artistes à la fin de leur vie, la verve créatrice du peintre commençait à décliner.

Quelques remarques sur les couleurs de Moreau : elles sont, systématiquement, à leur maximum d’expressivité et d’intensité, ce qui est caractéristique du génie. Autre détail qui devrait avoir son importance dans une étude sur le psychisme de l’artiste : le bleu est la couleur qu’il maîtrise le mieux, nous l’avons suffisamment expliqué. 
Nous avons centré notre étude sur quelques œuvres spécifiques. Notre choix fut partial et partiel. Il n’en demeure pas moins que nous avons montré l’ampleur de sa puissance créatrice.

[**Gustave Moreau*] est passé, très doucement, du statut de peintre talentueux reconnu à celui de génie inventeur de mondes, de créateur d’images et de formes qui correspondent aux errements de notre temps, dans lequel les hommes sont étreints par des problèmes et des événements qui les dépassent. Il a vécu, par sa peinture, ces doutes, ces incertitudes qui nous angoissent au quotidien.

Stricto sensu, il n’y a rien de prémonitoire dans cet état de fait. Simplement ( si l’on peut dire) Gustave Moreau se posait des questions et des problèmes que son temps ne comprenait pas et ne voulait pas entendre. C’est notre époque qui se trouve en adéquation avec les recherches et les expérimentations de l’artiste surdoué qu’était Moreau. C’est la raison profonde de cette admiration de toute personne un peu éduquée et cultivée, aujourd’hui.

[**Jacques Tcharny*]|right>


Illustration de l’entête : Les Prétendants (détail)


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WUKALI Article mis en ligne le 10/05/2019

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