When Stendhal suffered gout in Firenze


C’est au cours de son premier séjour à Florence qu’[**Henri Beyle*], le futur Stendhal, âgé alors de 28 ans, découvre la fresque du Couronnement de la Vierge par la Trinité et quatre Sibylles dans l’Église Santa Croce. Poussé par son admiration pour le dramaturge italien [**Vittorio Alfieri*] (1749-1803), et se souvenant du tombeau de l’archiduchesse Marie-Christine d’Autriche par [**Antonio Canova*], il était venu y voir le tombeau élevé l’année précédente par le sculpteur italien à son compatriote écrivain.

Dans la même église, il peut admirer la fresque réalisée entre 1652 et 1660 par Baldassarre Franceschini, dit le [**Volterrano*], et Le Christ dans les limbes de [**Bronzino*], « deux tableaux qui ont produit sur moi la plus forte impression que m’ait jamais donnée la peinture ».|center>

L’écrivain revient à[** Florence*] en 1814, du 23 septembre au 6 octobre, puis y passe encore une nuit début décembre 1816, en se rendant de Milan à Rome. C’est en 1817 qu’il fait éditer à Paris, à compte d’auteur et sous le pseudonyme de « M. de Stendhal », Rome, Naples et Florence en 1817. En juin-juillet 1819, novembre 1823 et février 1824, Stendhal fait trois autres séjours à Florence. L’année 1826 voit paraître une nouvelle édition de Rome, Naples et Florence : le texte est en grande partie réécrit, et la mention en 1817 est supprimée. C’est dans cette édition que figure l’épisode de la Sibylle.

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– [**Extrait de Rome, Naples et Florence (1826)*]

« Florence, 22 janvier 1817. – Avant-hier, en descendant l’Apennin pour arriver à Florence, mon cœur battait la chamade… Enfin, à un détour de la route, mon œil a plongé dans la plaine et j’ai aperçu de loin, comme une masse sombre, Santa Maria del Fiore et sa fameuse coupole, chef-d’œuvre de Brunelleschi. « C’est là qu’ont vécu le Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci ! me disais-je ; voilà cette noble ville, la reine du Moyen Âge ! C’est dans ces murs que la civilisation a recommencé… » Les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d’état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d’une femme qu’on aime… Au risque de perdre tous ces petits effets qu’on a autour de soi en voyageant, j’ai déserté la voiture aussitôt après la cérémonie du passeport. J’ai si souvent regardé les vues de Florence, que je la connaissais d’avance ; j’ai pu y marcher sans guide. J’ai tourné à gauche, j’ai passé devant un libraire qui m’a vendu deux descriptions de la ville (guide). Deux fois seulement j’ai demandé mon chemin à des passants qui m’ont répondu avec une politesse française et un accent singulier ; enfin, je suis arrivé à Santa Croce. Là, à droite de la porte, est le tombeau de Michel-Ange ; plus loin, voilà le tombeau d’Alfieri, par Canova : je reconnais cette grande figure de l’Italie. J’aperçois ensuite le tombeau de Machiavel ; et, vis-à-vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y joindre le Dante, Boccace et Pétrarque…|center>


Un moine s’est approché de moi… J’ai parlé à ce moine, chez qui j’ai trouvé la politesse la plus parfaite. Il a été bien aise de voir un Français. Je l’ai prié de me faire ouvrir la chapelle à l’angle nord-est, où sont les fresques du Volterrano. Il m’y conduit et m’y laisse seul1. Là, assis sur le marchepied d’un prie-Dieu, la tête renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond, les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.

– [**Retour au Journal d’Henri Beyle*]

En réalité, le 22 janvier 1817, [**Stendhal*] n’était pas à Florence, mais à Rome, s’apprêtant à fêter le lendemain son trente-quatrième anniversaire. On peut affirmer que la date du 20 janvier 1817 alléguée pour la visite de Santa Croce est complètement fictive. Le choc esthétique provoqué par les fresques du [**Volterrano*] remonte en fait au 26 septembre 1811, comme l’indique le Journal de l’écrivain. Passé sous silence dans la première édition de Rome, Naples et Florence en 1817, l’épisode de la Sibylle a pu figurer dans la version plus développée de 1826.

[**Extrait du Journal de 1811*] 2

Florence, 27 septembre 1811. – Je suis arrivé à 5 heures du matin, le 26, à la poste de Florence, et de là à l’auberge d’Angleterre… excédé de fatigue, mouillé, cahoté, obligé de retenir le devant de la voiture de poste et dormant assis dans une position gênée. D’effroyables cahots causés par une route dure, mais non entretenue et pleine de petits trous, m’avaient mis dans un état de détresse parfait. Je n’en pouvais plus, dans toute l’étendue du mot, en arrivant dans la cité de Flore. Je me couchai à 6 heures, en ordonnant de me réveiller à 8. Je ne pus presque pas dormir et ne transpirai point ; par conséquent pas de repos pour moi…
Mon premier hommage comme ma première question est pour Alfieri. « Où est la maison qu’habitait le comte Alfieri ? Où est son tombeau ? – La maison, là à gauche, le long de l’Arno ; son tombeau, à Santa Croce, loin d’ici. – Allons-y. »

J’y arrive, et je vois de suite le tombeau de Michel-Ange, celui d’Alfieri, celui de Machiavel, et, au retour, à gauche, vis-à-vis Michel-Ange, le tombeau de Galilée. Il faut avouer que peu d’églises sont honorées de tels tombeaux. Cela donne quelque envie de se faire enterrer…

Mon admiration pour la sainte Cécile, la Madone della Sedolia, la Madone du Luxembourg, la Léda du Corrège, n’est jamais allée jusqu’au ravissement. J’ai trouvé cette sensation hier devant les quatre Sibylles peintes par Volterrano dans la chapelle des Niccolini… Je n’en puis dire rien d’assez fort. C’est grandiose, c’est vivant, ça paraît la nature en relief ; l’une a cette grâce qui, jointe au grandiose, me rend sur-le-champ amoureux… Je fus tout ému pendant deux heures…|right>

Aujourd’hui 27… Je sors à 10 heures moins un quart. Je ne suis presque plus fatigué… Ma Sibylle a une figure allemande dans le genre de Minette, très noblifiée ; mais cependant elle n’a pas le nez droit des figures grecques. Elle a la figure douce, l’œil seulement est d’une grande âme (ou grandiose). Sa position est vraiment grandiose. Elle parle avec une douce confiance à Dieu.
Cette charmante figure est plus que les autres, mais n’est pas encore tout ce qu’elle pourrait être. La couleur du bras nu a un peu changé et tourné au jaune. Elle tient une tablette de marbre sur laquelle sont ces mots : aquæ elevaverunt arcam
3.

[**Stendhal, déjà bien malade en 1817*]

On pourrait penser que la date exacte de l’épisode de Santa Croce, septembre 1811 ou janvier 1817, est de peu d’importance. Cependant, l’état de santé de Stendhal, relativement satisfaisant en 1811 malgré une obésité importante (90 kg pour 1,67 m), est devenu inquiétant en 1816. L’homme est en effet un gros mangeur ; il ingurgite à chaque repas deux livres de pain, une pièce de viande, une bouteille de vin, une glace, un fruit, du rhum brûlé et du café en excès. Il est aussi gros fumeur de cigares et consommateur de réglisse, dont on connait maintenant l’effet nocif sur la tension artérielle. La maladie goutteuse l’a atteint dès 1812. Faisant l’historique de ses problèmes de santé pour un médecin de Milan, Stendhal écrit : « À la fin de février (1816), le sang lui monta brusquement à la tête et il éprouva de si fortes palpitations qu’il lui semblait s’évanouir à tout moment ». À la même époque, il signale des « engourdissements de la moitié gauche du corps » disparaissant après quelques heures, et déclare aussi : « Souvent la douleur monte à la tête ; ce n’est plus une douleur, mais le malade se sent à moitié imbécile, il perd un peu la mémoire et ne peut écrire une lettre » ; « De temps à autre, des moments de faiblesse tels que marchant dans la rue, il croyait tomber ». Malgré ces observations pour le moins inquiétantes, Stendhal reste optimiste : « Le pouls est toujours très fort et montre que nous avons affaire à une machine orgueilleuse et robuste ».

Le repos, les saignées, une tisane diurétique à la queue de cerise et les restrictions diététiques apportent des améliorations certaines mais de courte durée. Sur un diagramme retraçant l’évolution de ses symptômes de 1815 à 1818 figure une ligne ascendante “angina pectoris”, dénomination qui n’a pu lui être fournie que par un médecin, bien que l’on n’en retrouve pas les manifestations typiques dans ses écrits. |right>

Rétrospectivement, un seul diagnostic s’impose, celui d’hypertension artérielle sévère, compliquée de lésions vasculaires et responsable de céphalées, palpitations, dyspnée et accidents ischémiques cérébraux transitoires. Précisons que c’est une hémorragie cérébrale qui emportera l’écrivain en mars 1842, à 59 ans.

La position inconfortable mentionnée lors de la visite de l’église Santa Croce, tête renversée en arrière pour mieux contempler les fresques de la coupole, rappelle une autre description dans une église de Rome en 1827 : « Assis en silence sur quelque banc de bois à dossier, la tête renversée et appuyée sur ce dossier, notre âme semble se dégager de tous les liens terrestres, comme pour voir le beau face à face ». Il n’est pas impossible qu’un ralentissement circulatoire au niveau des artères vertébrales dû à l’hyperextension prolongée du cou ait contribué au malaise ressenti à Santa Croce.

[**Où Stendhal et Henry Brulard brouillent les pistes d’Henri Beyle*]

Chronique de mœurs, récit de voyages agrémenté de considérations artistiques et politiques, guide touristique pour les premiers « routards » romantiques, journal intime, [**Rome, Naples et Florence*] (1826) est aussi la dernière étape de Stendhal essayiste avant sa carrière de romancier. Dans ce grand mélange des genres, le lecteur devra se garder de prendre pour argent comptant les faits décrits et les sentiments que l’auteur s’attribue. Remarquons que l’épisode de l’église Santa Croce a été rédigé pour la postérité 15 ans après son déroulement, et qu’entretemps, l’écrivain a fait au moins cinq autres séjours à Florence. |right>

Ce que l’on a désigné comme “syndrome de Brulard” ([**Henry Brulard*] étant un autre pseudonyme d’Henri Beyle) est un trouble de la mémoire qui substitue au souvenir lui-même des images ou des informations perçues ultérieurement, sans que le patient en ait conscience 4. Et c’est l’épisode relaté en 1826 qui fera associer le nom de Stendhal à un syndrome associant à des degrés divers des manifestations neuro-végétatives et un trouble psychiatrique aigu responsable d’hospitalisations en urgence pour confusion, attaques de panique, pulsion d’agressivité, dépersonnalisation et déréalisation5.

La mise en parallèle du Journal de 1811 et de l’anamnèse médicale de 1816 avec le texte de Rome, Naples et Florence de 1826 est instructive : on constate que Stendhal a d’une part amplifié son exaltation, en bon romantique qu’il était, et d’autre part a occulté (voire oublié) ce qui était anecdotique ou prosaïque, pour ne garder que des manifestations (état de détresse, battements de cœur, vertiges, épuisement) en réalité bien plus liées à l’exténuant voyage en diligence, au manque de sommeil et à sa maladie chronique, qu’à l’émotion artistique. Puis il a superposé ces symptômes angoissants à ce degré de ravissement ressenti comme jamais auparavant, sans que le lecteur puisse faire le tri dans toutes ces informations.|right>

[**L’intervention d’Eros*]

Pour mieux comprendre cette sensation de ravissement extrême, il faut revenir à cette page du Journal du 27.09.1811 : « Quant aux quatre Sibylles, je n’en puis dire rien d’assez fort… ; l’une a cette grâce qui, jointe au grandiose, me rend sur-le-champ amoureux ». Voilà la véritable nature du trouble : l’émotion esthétique a gagné l’imaginaire érotique de Stendhal, amoureux de cette image de femme qui lui semble maintenant vivante et en relief, tandis que son visage lui rappelle une jeune fille allemande, aimée autrefois “éperdument”, mais sans retour : « Hier Minette m’a serré la main, pas davantage… Après la vie que je mène depuis six ans, c’est pour cela que j’ai été si agité ce mois-ci », écrit-il à sa sœur [**Pauline*] en mars 1807. [**Wilhelmine von Griesheim*] (l’inoubliable « Minette »), de trois ans sa cadette, mais déjà fiancée, était la fille d’un général ancien gouverneur de la capitale du Braunschweig, petit duché de la Confédération du Rhin situé à l’est de l’actuelle Basse-Saxe. Participant à la campagne de Prusse, Henri Beyle y avait été affecté comme commissaire-adjoint aux guerres, puis intendant dans l’administration du Royaume de Westphalie 6. |right>

Quatre ans plus tard, Dieu seul sait quelle félicité lui avait prédit la Sibylle florentine, réapparition céleste de l’inaccessible Mlle von Griesheim, pendant qu’il restait là, en extase, tête renversée, à contempler sa beauté sublime.
Et si l’on revient aux cas des voyageurs touchés par le “syndrome de Stendhal” lors de leur visite de Florence, on voit que le rôle de la sexualité est tout aussi primordial ; ce n’est pas un hasard si au palmarès des œuvres d’art provocatrices se trouvent le Bacchus et le Narcisse du [**Caravage*], la Vénus et le Printemps de [**Botticelli*], le David de [**Michel-Ange*] et celui de [**Donatello*], ou encore le Persée de [**Cellini*]… Mais, [**Picasso*] l’a bien dit, l’art et la sexualité, n’est-ce pas la même chose ?

[**Pierre Dambrine*]|right>

[(
[**Notes*]

1) Cette description a certainement été enjolivée. En voici une autre version : « On donne 2 gratz à un petit polisson qui vous conduit à Santa Croce où sont les tombeaux d’Alfieri par Canova, et ceux de Michel-Ange, Machiavel et Galilée ; on donne un paul à un moine qui vous ouvre la chapelle du Volterrano fermée par une grille de fer. » (Guide à l’usage d’un voyageur en Italie – Notes dictées par Stendhal en 1828, in Voyages en Italie, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1973).
2) Stendhal, Œuvres intimes I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981.
3) « Les eaux soulevèrent l’arche ».
4) Dominique Viart : Le syndrome de Brulard, in De la palette à l’écritoire, vol. 1, Nantes, Joca Seria, 1997, p. 97-110. Claude Simon : Discours de Stockholm. Éditions de Minuit, 1986, p. 25-26.
5) Graziella Magherini : Le syndrome de Stendhal (traduit de La sindrome di Stendhal). Usher, 1990.
6) C’est au cours de ce séjour en Saxe qu’il devait trouver son pseudonyme inspiré de Stendal, ville située à une centaine de kilomètres de Braunschweig.
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WUKALI 04/01/2020/ première mise en ligne le 12/06/2019

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