A provocative female character who inspired generations of artists all over art history

[**Salomé*], Salomé méprisée, conspuée, condamnée ! Mais Salomé adorée… ! Une phrase qui pourrait résumer quinze siècles d’iconographie, de la Salomé diabolique du Moyen Âge à la muse des symbolistes et déesse des décadents. Parmi ces (dizaines de ?) milliers d’images, quelques centaines sont citées dans cette étude. Avec parfois un commentaire. « On doit toujours s’excuser de parler peinture », déclarait [**Paul Valéry*]… Quelle frustration en effet d’entendre dire et ne pas voir ! Valéry ajoutait cependant : «mais il y a de grandes raisons de ne pas s’en taire». Le sujet est si vaste aussi nous y consacrerons quatre articles*.


– [**Le Moyen Âge*]

Depuis [**François Truffaut,*] on sait que le papier brûle à 451° Fahrenheit, mais même au Moyen Âge, les iconoclastes n’avaient pas besoin de ce renseignement pour commettre leurs forfaits. Il ne nous reste probablement qu’une infime partie des manuscrits de cette époque, et parmi ceux-ci, l’Évangile de Sinope (Asie mineure) du VIe siècle, maintenant conservé à la Bibliothèque nationale de France. La représentation du banquet d’Hérode y est assez grossière, mais l’enlumineur a quand même réussi à suggérer la légèreté de la tunique de la jeune princesse.

Olécio partenaire de Wukali

Le style est également assez fruste pour la danse orientale de Salomé des Évangiles de Chartres . Plus étonnante est la Salomé de l’Évangéliaire d’Othon III (fin Xe – début XIe, abbaye de Reichenau) qui danse bras levés et poitrine dénudée, une vision rarissime au Moyen Âge, mais que l’on retrouvera tout à fait banalisée neuf siècles plus tard.

Le bronze et la pierre ont un peu mieux résisté aux outrages du temps et des hommes. L’imposante colonne de bronze Christus-Saüle d’Hildesheim (1020) nous offre une belle représentation de Salomé en danseuse byzantine, accompagnée par un joueur de chalumeau. Remarquons à ce propos que la corporation des musiciens est plutôt négligée par les artistes de l’image, et la danse se fait le plus souvent sans musique apparente. Une première exception notable est quand même visible dans la fresque de [**Giotto*] de l’Église Santa Croce de Florence (1320) où le personnage du premier plan le plus immédiatement identifiable est un joueur de vièle. Parfois, c’est Salomé elle même qui rythme sa danse au tambourin ([**Jean Le Noir*], enluminure des Petites heures de [**Jean de Berry*], 1375-1380 ; Sano di Pietro, XVe) ou avec des tabletes, ancêtres des castagnettes (chapiteau de la Cathédrale de Tudela en Navarre, XIIe). Enfin, mais il s’agit d’un exemple unique, et à l’âge baroque, c’est non pas en dansant, mais en jouant du luth, que Salomé envoûte Hérode ([**Antonio Mariani della Cornia*], Hérodias jouant du luth, c. 1635).

Le tympan de la Basilique Saint-Martin d’Ainay à[** Lyon*] (XIIe) est exceptionnel en ce sens qu’il raconte, telle une bande dessinée avant l’heure, toute l’histoire du martyre de [**Jean Baptiste*] : sa sortie du cachot, le banquet, la danse de Salomé, la décapitation, la présentation de la tête à Hérodiade, la mise au tombeau du Saint par ses disciples et le recueil de son âme par un ange qui la confie à la main de Dieu ; même le diable, placé en bas et à gauche, n’a pas été oublié, et un figuier symbolise le paradis. Mais c’est principalement en Pays d’Oc que se situent les Salomé en pierre, sculptées sur les chapiteaux des cloîtres du début du XIIe siècle 1. Le plus remarquable provient de la Cathédrale Saint-Étienne de Toulouse (1120-1140), sculpté par le [**Maître Gilabertus*] (Maître Gilabert) avec une admirable finesse de détails, notamment dans la chevelure et sur la robe de Salomé, qui souligne le galbe de ses jambes. De quoi émouvoir bien des moinillons au cours des siècles…

D’autres figures doivent être signalées pour leur caractère inhabituel : sur un chapiteau de l’abbaye Saint-Martin du Canigou (1009), une inquiétante danseuse garde tout son mystère : Salomé, si c’est bien elle, y apparaît poitrine dénudée et brandissant deux cimeterres 2. À Parme, un démon ailé entraine la danseuse vers l’Enfer en la tirant par les cheveux (Baptistère, sculpture de[** Benedetto Antelami*], début du XIIIe). Sur un vitrail de la Cathédrale Notre-Dame de Coutances (XIIIe), la fille d’Hérodiade pratique la danse du voile comme une orientale (mais elle n’est pas dénudée pour autant). En revanche, c’est bien une danse italienne que la jeune fille en relief exécute sur la fine orfèvrerie de l’autel d’argent du Baptistère de Florence (fin XIVe).

Dans une mosaïque de la cathédrale San Marco de Venise (XIVe), une Salomé à la jambe bien dessinée sous sa longue robe étroite ornée d’or et d’hermine brandit son macabre trophée, tandis qu’une inscription explique « Puellae saltanti imperavit mater : nihil aliud petas, nisi caput Ioannis » (« La mère ordonna à la jeune fille qui dansait : ne demande rien d’autre que la tête de Jean »). La jambe d’une gracieuse Salomé est également bien mise en valeur sur le retable d’os sculpté par les [**Embriachi*] (Italie du nord, c. 1400) du Musée des Beaux-Arts de Lyon.

J’en viens à deux représentations de Salomé caractéristiques du milieu du Moyen Âge, la contorsionniste et la saltimbanque. Ce sont en réalité la conséquence de la diabolisation de Salomé voulue par les Pères de l’Eglise au IVe siècle. [**Saint Jean Chrysostome*] (347-407), pour qui Salomé n’était plus simplement l’instrument de la vengeance d’Hérodiade, mais une créature perverse consciente de son pouvoir de séduction et responsable de ses actes, avait défini ses deux crimes : la danse, qui est un signe de dépravation, et le prix de cette danse, un homicide. Au Moyen Âge central (XIe-XIIIe), la corporation de ceux qu’on nomme aujourd’hui « artistes de rue » — acrobates, jongleurs, funambules, ménestrels, histrions, montreurs d’ours et de singes, etc. — est non seulement située au plus bas de la société laïque, mais elle est aussi exclue de l’église catholique ; comme l’Esmeralda de [**Victor Hugo*], la danseuse est l’incarnation du vice, et sa séduction est d’origine diabolique. Pour les artistes de cette époque devant illustrer la vie des Saints, comment mieux signifier aux fidèles la turpitude de la princesse de Judée qu’en la représentant en acrobate et en saltimbanque ? Dans ses sermons, [**Saint Augustin*] (354-430) avait déjà imaginé sa danse lubrique : « Elle se tord pour décrire des circuits insensés… On la voit parfois se pencher d’un côté jusqu’à terre, et parfois renverser sa tête et se pencher en arrière, et, à l’aide de son léger vêtement, trahir ainsi ses formes voluptueuses»… « Sous sa tunique légère, elle apparaît dans une sorte de nudité : car pour exécuter sa danse, elle s’est inspirée d’une pensée diabolique : elle a voulu que la couleur de son vêtement simulât parfaitement la teinte de ses chairs… En présence de ces hommes, elle fait parade de ses seins... »

Sur le plan purement chorégraphique, [**Saint Augustin*], évêque d’[**Hippone*] en [**Numidie*], s’inspire sans doute de danses vues en Afrique, à l’exemple de celle figurant sur un ostracon égyptien conservé au Musée de Turin. Les représentations moyenâgeuses de Salomé penchée en arrière, faisant parfois jusqu’à un cercle complet avec le corps, sont nombreuses 3. La plus ancienne peut-être est celle figurant sur les panneaux de bronze du portail de l’Eglise San Zeno de [**Vérone*] (fin XIe, inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000). Mais la Salomé la plus contorsionniste semble être celle du manuscrit du Missel de fête d’Amiens de 1323 enluminé par[** Pierre de Raimbaucourt*] ou celle de la chapelle de Lugaut (Landes)12ème-13ème siècle. Pourrait-on voir dans ces Salomé circulaires une image de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue, qu’on interprète parfois comme s’injectant son propre venin ?

Encore plus spectaculaire est la position renversée, en équilibre sur les mains. Cette Salomé acrobate apparaît souvent au XIIIe siècle 4, tout en restant très pudique, car, malgré la loi de la gravité, sa longue robe ne se retourne pas sur elle. Pratiquée depuis l’Antiquité dans les spectacles et les fêtes 5, et de nos jours dans la breakdance et le hip-hop , cette figure acrobatique apparaît sur le tympan de la cathédrale de Rouen consacré à Jean Baptiste (XIIIe), celui-là même que[** Flaubert*] a vu dans sa jeunesse et qui l’a incité à écrire son conte Hérodias en 1877. À la suite de Flaubert, les orientalistes fascinés par Salomé se sont un peu cassé la tête pour savoir de quelle contrée inconnue pouvait bien venir cette bizarre danse acrobatique, sans penser qu’il s’agissait d’un fantasme du Moyen Âge français. Dans La fille d’Hérodiade dansant, une des illustrations de [**James Tissot*] pour La Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ (1896), on voit dans un décor oriental antique la danse renversée de Salomé telle que l’artiste l’a observée sur le tympan de la cathédrale de Rouen.

Une variante plus périlleuse figure sur un vitrail de la cathédrale de Clermont (XIIIe), avec Salomé en équilibre sur deux poignards. Mais cet exploit est encore inférieur à celui de l’acrobate jonglant avec quatre épées illustré dans Le livre des méditations et prières de Saint Anselme de Canterbury (XIIe siècle, Dorchester, conservé à Oxford), où cette fois la robe ne cache plus les jambes de la pécheresse. 1) Cloîtres du Prieuré de la Daurade de Toulouse, de l’Abbaye Saint-Pierre de Moissac, de l’Église Sainte-Radégonde de Talmont-sur-Gironde, de la Cathédrale de Lescar en Béarn, de la Collégiale-forteresse d’Alquézar en Aragon, de l’Église San Miguel d’Estella en Navarre…

2) Salomé n’est jamais représentée avec une épée avant le XIXe siècle (ce qui la différencie de [**Judith*]). Mais la danse ou l’acrobatie féminine avec des épées était pratiquée au Moyen Âge ; Victor Hugo s’en souviendra dans Notre-Dame de Paris, en décrivant la danse de la bohémienne Esmeralda avec deux épées.

3) En France, il y a notamment un chapiteau de l’Abbatiale de la Sauve-Majeure (XIIe), un autre à l’Abbatiale de Saint-Sever (Landes), un vitrail de la Primatiale Saint-Jean-Baptiste de Lyon (XIIIe), un autre en l’église Saint-Pierre de Chartres (début XIVe). En Angleterre, le Psautier doré d’Oxford (1201) conservé à la Bayerische Staatsbibliothek. En Aragon, plusieurs édifices religieux romans comportent des sculptures de bailarinas contorsionnistes, mais sans le contexte explicite du banquet d’Hérode.

4) Peinture murale de l’Abbaye bénédictine Saint-Jean de Müstair, Suisse (c. 1200) ; vitrail de la Cathédrale de Bourges (1215) ; vitrail de la Sainte-Chapelle de Paris (XIIIe) ; une illustration de la Bible de Holkham (Angleterre) du début du XIVe.

5) Cette performance réalisée par des acrobates hommes ou femmes, les kubistétères, est visible sur des vases grecs et étrusques des IIIe et IIe siècles avant JC.

– [**La Renaissance*]

Bien qu’appartenant encore au Moyen Âge, dont la fin est fixée par les historiens tantôt à [**1453*] (Prise de Constantinople par les Ottomans), tantôt à [**1492*] (découverte du Nouveau Monde), l’art de [**Donatello*] s’inscrit à l’évidence dans le mouvement de la Renaissance.

Le sculpteur florentin a laissé deux représentations du banquet d’Hérode, l’une sur un panneau de bronze au Baptistère de Sienne (1427), l’autre sur une plaque de marbre conservée à Lille (1435). La richesse de ces deux chefs-d’œuvre pourrait inspirer des commentaires sans fin ; remarquons seulement le mélange d’Antiquité et de modernité dans les décors, les vêtements et la danse de Salomé, ainsi que la simultanéité des actions dans la perspective, comparable au travail d’un metteur en scène et d’un décorateur sur une grande scène d’opéra.

Sur le plan pictural, le milieu du XVe siècle correspond à un perfectionnement de la technique a tempera et à l’apparition de la peinture à l’huile. Dans ce premier Âge d’or de la peinture du Quattrocento, les sujets religieux restent prépondérants, avec une multiplication de représentations de scènes bibliques ; même en se limitant à la mort de Jean Baptiste, il serait impensable de vouloir tout recenser…

Réduit jusque-là à une petite table et quelques personnages souvent debout, le Repas d’Hérode devient un banquet de plus en plus riche en convives et en mets, jusqu’à un festin somptueux d’une centaine de personnes avec [**Bartholomeus Strobel*] (immense toile de 9,52×2,8m, c. 1640, Musée du Prado).

Portant le plat sur lequel le bourreau pose la tête du Saint, Salomé détourne la tête, son visage affichant une expression de tristesse, sinon de dégoût ([**Rogier van der Weyden,*] 1455-60), ou peut-être d’indifférence ([**Hans Memling*], 1479). Dans une fresque de [**Filippo Lippi (*]1452-64), Salomé à genoux devant sa mère se tourne vers le spectateur, comme le prenant à témoin pour affirmer : « Ce n’est pas moi qui ai voulu cela » ; à gauche, Hérode regarde aussi le spectateur et, debout, semble nous défier. La Légende dorée, une histoire de la vie des Saints écrite au XIIIe siècle par l’archevêque de Gênes [**Jacques de Voragine*], est certainement à l’origine de ce revirement de l’iconographie de Salomé. Écrit en latin et d’abord diffusé en Italie du nord, cet ouvrage a connu un succès considérable et une diffusion très large ; c’est notamment le premier livre imprimé en langue française, en 1476 à Lyon. Dans le chapitre La Décollation de Saint Jean-Baptiste, la danseuse fille d’Hérodiade est présentée comme l’instrument d’une diabolique machination d’Hérode pour se débarrasser du prophète 2.

La Salomé des peintres du primo Rinascimento est une jeune fille aux longs cheveux blonds ou châtain roux, au teint clair et au visage angélique, à l’image de la bella [**Simonetta Vespucci*] qui a hanté les tableaux de [**Sandro Botticelli*] (Salomé avec la tête de Jean le Baptiste, 1488). Ni acrobatique ni contorsionnée, sa danse est un saltarello, qu’elle exécute dans une robe longue et large 3 ; toute trace d’excentricité et de diabolisation a disparu. Très rapidement d’ailleurs, la danse ne sera plus traitée par les peintres, et il faudra attendre les XIXe-XXe siècles pour revoir des Salomé danseuses et fortement érotisées.

Alors que les artistes du Moyen Âge et du début de la Renaissance représentaient sur un seul ouvrage l’ensemble du drame (la prison, le banquet, la danse de Salomé, la décollation et l’offrande de la tête à Hérodias), l’intérêt des peintres se concentre à partir du XVIe sur les deux scènes ayant la plus forte charge émotionnelle : la décapitation de Jean Baptiste, et Salomé avec sa tête sur un plateau.

L’expression du visage de la Salomé du [**Giampietrino*] (c. 1510-30) par exemple, est d’une tristesse infinie, tandis que le sourire des Salomé de [**Bernardino Luini*] (1525-1530) est aussi énigmatique que celui de la Joconde. Quant aux autres personnages, Hérode, Hérodiade et le bourreau, ils sont relégués à l’arrière plan ou même supprimés.

Une représentation d’Hérodiade mérite néanmoins d’être signalée, celle de [**Quentin Metsys*] dans son Tryptique de la déploration de 1511 : Hérodiade assise à table plante un couteau dans la tête qu’on lui présente ; ce geste n’est cependant pas une invention du peintre anversois, puisqu’il figure déjà sur des enluminures parisiennes du premier quart du XVe siècle 5, ainsi que sur un vitrail de Notre-Dame d’Orbec, Calvados (1470-1480). Il fait partie de la Légende dorée de Jacques de Voragine. On le retrouvera plus tard dans le remarquable ensemble de statues polychromes de la clôture du chœur de la Cathédrale d’Amiens (1530). Et à y regarder de près, les Hérodiade de cette époque peuvent avoir un couteau à la main même s’il n’y a encore rien sur la table 6 : pour Hérodiade, la vengeance est un plat qui se mange encore tiède et sanguinolent… Mais il y a pire : sur un dessin conservé au département des Arts graphiques du Louvre, Hérodiade perçant la langue de saint Jean-Baptiste, le copiste anonyme du tableau de Metsys en a mieux défini la cible : la langue . Remarquons que le geste d’Hérodiade a été précédé en 43 av. JC par celui de [**Fulvie*], qui, dit-on, avait percé la langue de [**Cicéron*] décapité avec son épingle à cheveux en or. Qui mieux qu’[**Oscar Wilde*] dans Salomé pouvait exprimer la fureur et l’hystérie de ces deux femmes :

And thy
tongue, that was like a red snake darting poison,
it moves no more, it says nothing now, Jokanaan,
that scarlet viper that spat its venom upon me.
It is strange, is it not ? How is it that the red
viper stirs no longer ?

« … Et ta langue… cette vipère rouge qui a vomi son venin sur moi… Comment se fait-il que la vipère rouge ne remue plus ? »

Que devient Salomé après avoir livré la tête du Prophète à Hérodiade ? Personne ne s’en soucie, sauf le sculpteur de la clôture du chœur de la Cathédrale d’Amiens : elle s’évanouit.

En 1515, [**Titien*] peint sa première Salomé 7 que certains voudraient maintenant identifier à Judith. En principe, Judith tient une épée, est accompagnée d’une servante et transporte la tête du général Holopherne dans un sac, tandis que Salomé n’a ni servante ni épée, et porte la tête de Jean sur un plateau. Mais plusieurs peintres ont superposé les deux mythes 8. Ce qui frappe tout d’abord dans ce tableau de Titien, c’est le regard en coin de Salomé pour le décapité, et la petite mèche de cheveux barrant son visage – dichotomie reflétant son trouble intérieur ? L’éminent historien d’art [**Erwin Panofsky*] nous indique que la tête de Jean-Baptiste est un autoportrait du peintre 9. Quant au visage de Salomé, qui ressemble à celui de toutes les belle donne peintes par Titien à cette époque 10, il appartiendrait à la fille du peintre vénitien [**Palma il Vecchio*], [**Violante*], dont Titien aurait été l’amant 11… Dans ce tableau, on remarque aussi le regard d’adoration de la jeune servante pour sa maîtresse 12. Grâce à la présence d’un putto amorino en haut à droite, on devine que ce sont des sentiments amoureux ne pouvant être avoués que le peintre a illustrés là. Pure intuition de l’artiste, ou connaissance d’une rumeur ancienne 13, quasi officialisée plus tard en Allemagne par [**Grimm*] 14, faisant de Salomé l’amoureuse passionnée de Jean Baptiste ? Quoi qu’il en soit, ce tableau préfigure la Salomé d’Oscar Wilde, avec l’attirance homosexuelle du page pour le capitaine syrien[** Narraboth*], l’amour sans espoir de celui-ci pour la princesse, et le désir insensé de Salomé pour le Prophète ; « The mystery of love is greater than the mystery of death, (Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort. Il ne faut regarder que l’amour »), a écrit Oscar Wilde. Une copie de ce tableau de Titien réalisée au XVIIe par [**Zampieri*] dit [**Le Dominiquin*] en supprime tout ce qui regarde l’amour : plus de putto ni de servante, et les yeux de Salomé sont vides….

Parmi les artistes germaniques inspirés par Salomé 15, nettement moins nombreux que les Italiens, et utilisant plus souvent la gravure, il faut distinguer [**Niklaus Manuel Deutsch*] pour son goût du fantastique peu commun à cette époque ; entre autres bizarreries de son tableau Enthöptung Joannis mit Blitz und Tonder (1517), une étoile indiquant le lieu où la tête de Jean fut enterrée, comme cela est mentionné dans La Légende dorée 16.

Les tableaux de ce début de la Renaissance sont innombrables, et après la descente aux enfers du Moyen Âge, Salomé trouve un nouveau prestige. En 1540, [**Alessandro Bomvicino*] fait le portrait de la plus célèbre courtisane de l’époque, [**Tullia d’Aragona*], avec l’inscription Quae sacri Ioanis caput saltando obtinuit (« celle qui obtint la tête de Saint Jean en dansant »). Le style maniériste est à son zénith dans les tableaux de [**Cesare da Sesto*] (1510-1520), [**Andrea Solari*] (1520-24), [**Bernardino Licinio*] (c. 1546) et [**Lucas Cranach l’Ancien*], avec le goût du morbide, un érotisme trouble, le soin extrême porté aux détails accessoires, la position improbable des doigts et la totale inexpressivité des visages. Contrastant avec la plaie béante du cou et les yeux révulsés de la tête du Saint, la Salomé peinte par Cranach en 1530 a le visage d’une poupée de porcelaine.

À suivre…!

[**Pierre Dambrine*]

[(
[**Prochaines mises en ligne des articles consacrés à Salomé* *]

Mardi 28 janvier: 2. Salomé, le Baroque.
Vendredi 31 janvier: 3. Salomé, des Lumières, des romantiques, aux symbolistes et décadents
Mardi 4 février: 4. Salomé statufiée)]


lllustration de l’entête : Andrea Solari (1460-1524). Salomé recevant la tête de Saint-Jean Baptiste. 1520-1524, huile sur panneau de bois, 59cm x 58cm. Kunsthistorisches Museum, Vienne.


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[([**Notes*]

1) [**Giovanni di Paolo*], 1455 ; [**Benozzo Gozzoli,*] 1461 (fig. 9) ; [**Francesco Botticini*] ; [**Israhel van Meckenem le Jeune*], c. 1500 (fig. 18) ; [**Nikolaus Kirberger,*] 1521 ; [**Cranach l’Ancien*], 1531 ; [**Cranach le Jeune*], 1537 ; [**Frans Francken l’Ancien*] ; [**Francken le Jeune,*] début du XVIIe ;[** Rubens*], 1633 ; [**Stephan Kessler*] (1660)

2) « Hérodiade et Hérode désiraient trouver une occasion quelconque pour pouvoir tuer Jean. Il paraît qu’ils convinrent secrètement ensemble qu’Hérode donnerait une fête aux principaux de la Galilée et à ses officiers le jour anniversaire de sa naissance ; qu’il promettrait avec serment de donner à la fille d’Hérodiade, quand elle danserait, tout ce qu’elle demanderait ; que cette jeune personne demandant la tête de Jean, il serait de toute nécessité de la lui accorder à raison de son serment, dont il ferait semblant d’être contristé… Saint Jérôme est du même sentiment dans la glose : Hérode jura probablement, afin d’avoir le moyen de tuer Jean ; car si cette fille eût demandé la mort d’un père ou d’une mère, Hérode n’y eût certainement pas consenti. Le repas est prêt, la jeune fille est là présente ; elle danse devant tous les convives, elle ravit le monde ; le roi jure de lui donner tout ce qu’elle demandera. Prévenue par sa mère, elle demande la tête de Jean, mais l’astucieux Hérode, à cause de son serment, simula la tristesse. Or, sa tristesse était seulement sur sa figure, tandis qu’il avait la joie dans le cœur. Il s’excuse sur son serment afin de pouvoir être impie sous l’apparence de la piété. Le bourreau est donc envoyé, la tête de Jean est tranchée, elle est donnée à la jeune fille, et celle-ci la présente à sa mère adultère. » La Légende dorée, [**Jacques de Voragine*], XIIIe siècle.

3) [**Giovanni di Paolo*], 1454, National Gallery ; [**Filippo Lippi*], 1452-64 ;[** Benozzo Gozzoli,*] 1461 (fig. 9) ; [**Cristoforo de Predis*], Codex de Turin, 1476 ; [**Ghirlandajo*], 1486-90 (fig. 10) ; [**Matteo di Giovanni di Bartolo*]…

4) Loin d’être les plus érotiques, mais peut-être chronologiquement les premières (1868), Salomé dansant devant Hérode, aquarelle d’[**Henry Corbould*] (1815-1905), et la Salomé de Herod’s Birthday Feast d’[**Edward Armitage*] (1817-1896).

5) Bréviaire à l’usage de Paris par le [**Maître de Boucicaut*] (1414) ; enluminure pour Le roman de Dieu et de sa mère d’[**Herman de Valenciennes*] (première moitié du XVe).

6) [**Juan de Flandes*], 1496 ; vitrail d’Engrand le Prince, Église Sainte-Jeanne-d’Arc de Rouen, 1525-1526.

7) Entre 1550 et 1570, [**Titien*] a peint deux autres Salomé, en prenant sa fille [**Lavinia*] comme modèle (fig. 19).

8) Voir notamment le paragraphe traitant de Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste de [**Francisco Maffei*], dans[** Erwin Panofsky*], Essais d’iconologie – Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, pp 17-23, Gallimard, 1967.

9)[** Erwin Panofsky*], Le Titien, questions d’iconologie – II : Quelques problèmes bibliques et hagiologiques, p 63, Hazan, 1990.

10) Donna allo specchio (1513-1514), Amor sacro e amor profano (1514), Violante – La bella gatta (attribution discutée entre [**Palma il Vecchio*] et [**Titien*], 1515), Vanità (1515), Giovane donna con veste nera (1515), Flora (1516-1517)…

11) Selon le peintre et historien de l’art [**Marco Boschini*] (1613-1678), élève de[** Palma il Giovane*] (petit-neveu de [**Palma il Vecchio*]), lui-même élève de [**Titien*]. Largement acceptée à l’époque romantique, où le tableau Donna allo specchio – La femme au miroir était intitulé Titien et sa maîtresse, cette belle histoire n’a jamais pu être confirmée officiellement. Mais y a-t-il de la fumée sans feu, et Boschini n’était-il pas bien placé pour recueillir ces informations ?

12)[** E. Panofsky*] (opus cité, p 63) le décrit comme « des yeux de chien fidèle » ; pour ma part, en plus de la fidélité inconditionnelle, j’y vois admiration et adoration, ou en un seul mot : l’amour.

13) Rumeur reprise entre autres par [**Serapion*], patriarche d’Antioche (✝ 211), dans son homélie pour la consécration de l’Église de Saint Jean à Alexandrie, par Ibn Jarir al-Tabari dans son Histoire des Prophètes et des Rois (838-923) et par [**Nivard de Gand*] dans Ysengrimus (1148).

14)[** Jacob Grimm,*] Herodias ; chapitre X, Göttinnen (Déesses), pp 174-176, Deutsche Mythologie, Göttingen, 1835.

15)[** Israhel van Meckenem le Jeune*] (Danse à la cour d’Hérode, c. 1500) ; [**Albrecht Dürer*], 1511 ; [**Hans Baldung Grien,*] 1512 ; [**Albrecht Altdorfer*], 1517 ; [**Lucas Cranach l’Ancien,*] 1510 à 1530…

16) « Une autre nuit qu’il (le moine Marcel) dormait, quelqu’un vint le réveiller ; après quoi, il vit une étoile brillante arrêtée sur la porte de sa petite cellule. Il se leva et voulut la toucher, mais elle se posa ailleurs. Alors il suivit l’étoile jusqu’à ce qu’elle se fût arrêtée à l’endroit où se trouvait la tête de Jean-Baptiste. Il y fouilla, trouva une urne contenant ce saint trésor. » La Légende dorée, [**Jacques de Voragine*] (c. 1261-1266). )]


*Contact *] : [redaction@wukali.com
WUKALI 23/01/2020, publication initiale 16/09/2017

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