Yehudi Menuhin aurait eu 104 ans aujourd’hui. Il naquit en effet à New York le 22 avril 1916 de parents venus de l’Empire russe, après avoir transité par ce qui n’était encore que la Palestine ottomane. En effet, Moshe et Marutha Menuhin étaient originaires des confins de la Biélorussie et des Pays baltes où la population juive était assez nombreuse, bien que cantonnée dans des zones territoriales réservées. Les spécialistes parlent de « Yiddishland » pour désigner ces terres d’Europe centrale et orientale où vivait alors la majorité des Juifs ashkénazes. En ce début du XXe siècle, et notamment au lendemain des événements révolutionnaires de 1905, la Russie connaissait une nouvelle vague de violences antisémites, encouragées par le gouvernement de Stolypine, le principal ministre du Tsar Nicolas II, de 1906 à 1911. Moshe et Marutha ne rechignaient pas devant l’aventure et ils partirent, comme nombre de jeunes gens, vers la Palestine, quelques années après que Théodore Herzl eût lancé le projet du Sionisme. Ils se rencontrèrent sur les quais de Jaffa au moment où la cité de Tel-Aviv sortait à peine de terre.
Mais les contraintes de la vie quotidienne les incitèrent, comme beaucoup de leurs compatriotes et coreligionnaires, à tenter l’aventure américaine. Ils débarquèrent donc à New York où naquit le jeune Yehudi dont le prénom exprime de façon parfaitement transparente l’attachement de ses parents à la judéité. Moshe Menuhin appartenait en effet à une famille de rabbins et était, lui-même, étudiant en Sciences rabbiniques. Mais, déçu par son expérience malheureuse en Palestine, il rejeta le projet de Herzl et, tout au long de sa longue existence, il exprimera un antisionisme qui prêtera à débat.
Dès 1917, le couple Menuhin s’installa à San Francisco et c’est là que naquirent les deux sœurs cadettes de Yehudi, Hepzibah et Yaltah, qui deviendront pianistes et seront, fréquemment, les partenaires de leur frère aîné dans des séances de sonates et de musique de chambre. Le jeune garçon manifesta très tôt des dons exceptionnels, ce qui incita ses parents à assurer sa propre formation sur le plan scolaire et à le confier au maître Louis Persinger pour l’apprentissage du violon. Persinger était un héritier de la fameuse école de violon franco-belge puisqu’il avait étudié en Europe avec Eugène Isaÿe et Jacques Thibaud. Il était alors le super soliste de l’Orchestre symphonique de San Francisco.
Les progrès de son élève furent particulièrement rapides à tel point que l’on parlât bientôt d’enfant prodige. Ainsi, dès 1927, l’adolescent pouvait se produire dans la fameuse salle du Carnegie Hall de New York sous la direction de Fritz Busch dans le Concerto de Beethoven. Sur les conseils de Persinger, une tournée fut organisée en Europe grâce à des fonds réunis par quelques généreux mécènes. Le jeune Menuhin put ainsi interpréter la Symphonie espagnole de Lalo à Paris, aux Concerts Lamoureux, sous la direction de Paul Paray. Puis ce fut le fameux concert de Berlin, sous la direction du grand Bruno Walter, avec lequel le violoniste interpréta dans la même soirée les Concertos de Bach, Beethoven et Brahms. À la fin, dans les coulisses, Albert Einstein devait lui déclarer : « Ce soir, vous m’avez prouvé l’existence de Dieu ! ». Les parents du jeune virtuose décidèrent alors de s’installer en Europe afin que Yehudi puisse recevoir l’enseignement de maîtres prestigieux tels qu’Adolphe Busch, le frère du chef d’orchestre et surtout Georges Enesco, symbole musical vivant de la Roumanie, lui-même compositeur, violoniste et chef d’orchestre, qui vivait le plus souvent à Paris.
La famille se fixa à Ville-d’Avray dans une ville louée aux parents de Boris Vian qui avait à peu près le même âge que Yehudi. Les deux adolescents devinrent des camarades, partageant des jeux et des parties de campagne près des étangs de la localité. La réputation de Menuhin ne tarda pas à prendre des dimensions internationales avec des tournées de concerts et les premiers enregistrements discographiques en 78 tours. C’est ainsi que furent gravés, outre de courtes pièces arrangées pour le violon, les Concertos de Bach sous la direction d’Enesco et de Pierre Monteux ainsi qu’une première version des fameuses Six Sonates et Partitas.
Autre événement important en 1932 : la rencontre avec Sir Edward Elgar, le plus grand compositeur britannique alors encore en vie, auteur d’un long et redoutable Concerto pour violon dans lequel il dirigea Yehudi Menuhin pour un enregistrement qui deviendra historique et reste encore une référence incontournable. Bien des années plus tard, Menuhin pourra écrire qu’Edward Elgar fut son « grand-père en musique ».
Après un premier mariage bien précoce et qui sera rompu au bout de quelques années, Menuhin s’engagea avec ses moyens d’artiste dans la Seconde Guerre mondiale au service des Forces américaines et de l’ensemble des Armées alliées. Pour améliorer le quotidien des combattants, il se rendit sur tous les fronts importants du Pacifique à l’Afrique du Nord et en Europe occidentale, donnant en quelques années des centaines de concerts, ce qui contribua peut-être à fatiguer de façon prématurée son bras droit. Dans le même temps, il vint en aide à des musiciens démunis, réfugiés aux États-Unis après avoir fui l’Europe en raison des persécutions politiques ou raciales. Il porta ainsi secours à Béla Bartók qui, malade, menait une existence très précaire dans la région de New York. Le compositeur hongrois écrivit ainsi, à la demande de Menuhin une Sonate pour violon seul qui est sans doute, dans cette catégorie, l’œuvre la plus importante du XXe siècle.
Lors d’un passage à Londres, le violoniste eut l’occasion de rencontrer le général De Gaulle et de soutenir la France libre en promettant d’être le premier artiste issu d’un pays allié à se produire à Paris dès que la France serait libérée. Cette promesse fut remplie le 7 octobre 1944 lorsque Menuhin donna un concert de gala à l’Opéra Garnier sous la direction de Charles Munch, précédé par une Marseillaise particulièrement émouvante et agrémentée, en conclusion, d’une courte allocution de l’artiste prononcée dans un français impeccable.
A partir de 1945, la carrière internationale de Menuhin reprit de plus belle, soutenue par l’extraordinaire développement de la musique enregistrée grâce à la diffusion du microsillon, dès 1948. L’artiste enregistra ainsi la totalité de son répertoire, souvent à plusieurs reprises pour les œuvres les plus importantes, avec les chefs les plus prestigieux, essentiellement pour le label EMI. Il grava ainsi le concerto de Beethoven à cinq reprises, deux fois sous la baguette de Furtwängler, une fois avec Constantin Silvestri, plus tardivement avec Otto Klemperer, puis Kurt Masur.
Dans les années de l’immédiat après-guerre, il multiplia les concerts dans les camps de prisonniers et de personnes déplacées sans tenir compte le moins du monde du passé politique de ses auditeurs. Il se rendit ainsi en Union soviétique dès 1945 et eut le privilège de rencontrer son éminent collègue David Oïstrakh, alors peu connu en Occident. Les deux virtuoses ne tardèrent pas à éprouver, l’un pour l’autre, une immense admiration et devinrent des amis proches.
Une des causes pour lesquelles Menuhin s’investit particulièrement fut la réhabilitation du chef d’orchestre allemand Wilhelm Furtwängler auquel on reprochait, à tort ou à raison, sa faiblesse, voire sa compromission avec le régime national-socialiste. Dès 1947, Menuhin se produisit avec ce dernier au festival de Lucerne. Il enregistrera sous la direction de Furtwängler les concertos de Beethoven, Brahms, Mendelssohn et Bartók. Ce soutien affiché au musicien allemand lui valut bien des inimitiés, notamment de la part de certains de ses collègues violonistes ainsi que du monde musical américain. Il fut ainsi boycotté pendant plusieurs années, par l’Orchestre symphonique de Chicago et par d’autres formatons importantes d’Outre-atlantique. Mais son attitude resta inflexible.
En revanche, il se montra toujours très réservé à l’égard de Karajan, beaucoup plus compromis que Furtwängler avec le nazisme. La collaboration entre le deux musiciens s’est ainsi limitée à l’interprétation du Quatrième concerto pour violon de Mozart, K 218, filmé à Vienne, dans les années 60, par Henri-Georges Clouzot.
En 1947, Menuhin conclut un second mariage avec la danseuse britannique Diana Gould qui avait, naguère, rencontré Diaghilev. Menuhin ne dissimula jamais son attrait pour la danse et pour la musique de ballet, n’hésitant pas à mettre son talent à l’épreuve dans les parties écrites pour violon seul qui figurent dans le Lac des Cygnes et La Belle au bois dormant. Ce second mariage fut une totale réussite, Yehudi et Diana eurent deux fils dont Jérémy qui embrassa une carrière de pianiste.
On a pu dire et écrire que la technique et le jeu de Yehudi Menuhin s’étaient quelque peu altérés à partir des années 50 et certains considèrent, aujourd’hui, que sa grande époque correspond à ses jeunes années. Le violoniste était largement conscient de ce problème et en a souffert. Sa main gauche restait d’une agilité remarquable mais son bras droit a pu souffrir d’un excès de concerts donnés dans des conditions difficiles pendant la guerre. Menuhin avait alors des collègues d’un prestige considérable qui, techniquement, peuvent apparaître supérieurs : David Oïstrakh, Isaac Stern, Jasha Heifetz, Arthur Grumiaux, plus tardivement, Isaac Perlman, pour lesquels Menuhin n’a jamais dissimulé sa grande admiration.
Il s’investit avec passion dans des séances de musique de chambre avec des partenaires de la classe de Pablo Casals, Wilhelm Kempf, Pierre Fournier, Mstislav Rostropovitch. Avec ses sœurs, il multiplia les concerts de sonates pour violon et piano, enregistrant avec Hepzibah plusieurs versions des Dix Sonates de Beethoven. Il continua de manifester un grand intérêt pour les œuvres du XXe siècle et grava ainsi le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, sous la direction de Pierre Boulez.
À partir de la fin des années 1950, il se lança dans une carrière de chef d’orchestre, dans un premier temps dans le cadre des festivals dont il assura la fondation, à Gstaad en Suisse et à Bath, en Grande-Bretagne. Cette nouvelle activité s’exerça rapidement à l’échelle européenne et mondiale. Elle accaparera de plus en plus l’artiste dans la dernière partie de sa carrière, dans les genres les plus variés. Cela nous vaut aujourd’hui des enregistrements de grande valeur des Neuf Symphonies de Beethoven, des Concertos brandebourgeois de Bach, du Messie de Haendel, de l’Enlèvement au sérail de Mozart.
L’enseignement de la musique fut une occupation majeure de Yehudi Menuhin. Dès les années 60, une première école portant son nom fut ainsi créée en Angleterre. Fondée sur des méthodes pédagogiques nouvelles, elle atteint rapidement un haut degré de notoriété. Dès 1980, était mise en place une Fondation Yehudi Menuhin qui prit une dimension européenne et dont les héritiers de l’artiste assurent la pérennité.
Attiré par les sagesses orientales, Yehudi Menuhin noua des relations d’amitié avec le premier ministre indien Jawaharlal Nehru avec lequel il partageait une addiction pour le yoga. Il se lia avec le musicien Ravi Shankar avec lequel il enregistra quelques morceaux de musique traditionnelle indienne. Une telle attitude exprime une rare ouverture d’esprit. Ainsi, dans un tout autre domaine, on verra Menuhin interpréter avec Stéphane Grappelli des morceaux de style jazzy.
Menuhin eut toujours à cœur de venir en aide aux artistes persécutés. Il fit ainsi campagne pour la libération du pianiste uruguayen Miguel-Angel Estrella. Il s’engagea dans des polémiques particulièrement vives avec le gouvernement soviétique sous Brejnev et engagea une partie de bras de fer avec Elena Fourtseva, ministre soviétique de la culture, au début des années 70. L’enjeu était de venir en aide à Rostropovitch afin que celui-ci puisse voyager librement en Occident. En effet, le grand violoncelliste était alors retenu dans son pays, accusé d’avoir apporté son soutien au prix Nobel de littérature Soljenitsyne. Menuhin sortit vainqueur de ce conflit en obtenant que Rostropovitch puisse venir librement à Paris en janvier 1974, pour un concert organisé par l’Unesco. Hélas, il ne put éviter que son ami soit privé, quelque temps plus tard, de sa nationalité.
Au fil des années, la dimension humaniste de la personnalité de Menuhin prit une dimension universelle. On a pu dire ainsi que le grand violoniste, ancien enfant prodige, était devenu « un citoyen du monde ». Il se produisit ainsi devant le pape Jean-Paul II à Castel Gandolfo en 1983. En 1992, il fut nommé Ambassadeur de bonne volonté par l’Unesco. L’année suivante, depuis longtemps citoyen britannique, il fut anobli par la Reine d’Angleterre et, devenu Lord Yehudi Menuhin, il put siéger, non sans une légitime fierté, à la Chambre haute du Parlement britannique.
En dépit de la grande notoriété dont bénéficiait le musicien, il y eut des polémiques à propos de son attitude face aux conflits du Moyen-Orient. Cela nous amène à évoquer de nouveau ses parents qui vécurent très âgés, sa mère dépassant les 100 ans. Nous avons déjà évoqué la forte personnalité de son père et ses prises de position antisionistes. Moshe Menuhin vécut assez longtemps pour rencontrer le leader palestinien Yasser Arafat et se laisser instrumentaliser par ce dernier, cela est nettement perceptible dans un livre de souvenirs qu’il publia sous le titre La saga des Menuhin (éditions Payot. 1984).
Son fils, Yehudi, ne pouvait pas rester insensible à la fondation de l’État d’Israël en 1948. Il ne tarda pas à donner des concerts dans ce pays. Il était lié d’amitié avec Chaim Weizmann, ce savant britannique qui avait été le destinataire de la déclaration Balfour en 1917. Dès le mois de mai 1948, Weizmann devint président du conseil d’état provisoire puis, en 1949, chef de l’État d’Israël. Il le restera jusqu’à son décès en 1952. Menuhin lui rendit visite à plusieurs reprises pour des concerts à caractère privé, y compris dans les dernières semaines de son existence. Le violoniste reversa plusieurs de ses cachets pour la construction du nouvel État.
Mais son soutien à Furtwängler lui valut, nous en avons parlé, de nombreux malentendus dans différents milieux juifs américains puis israéliens. Après la Guerre des Six jours, Menuhin se montra réservé quant à l’occupation de la Cisjordanie et ses relations avec Israël devinrent ambivalentes. Au lendemain du Traité de paix signé entre l’Egypte et Israël le 26 mars 1979, à la suite des Accords de Camp David, Menuhin se rendit à Jérusalem, au Mur des Lamentations, avec son violon et couvert d’une kippa, pour interpréter quelques fragments d’une Partita de Bach. Geste ô combien symbolique que renouvellera, dix années plus tard, son ami Rostropovitch, lors de la chute du Mur de Berlin.
Yehudi Menuhin resta particulièrement actif jusqu’à la fin. Il trouva le temps de rédiger plusieurs ouvrages dont une autobiographie intitulée Voyage inachevé (éditions du Seuil. 1979). Ses tournées de concerts le menèrent à plusieurs reprises à Metz, à l’époque glorieuse de l’Association Lorraine des Amis de la musique (ALAM) et les mélomanes messins se souviennent de ces soirées consacrées à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach dans une cathédrale noire de monde, en décembre 1982, puis en octobre 1987.
Menuhin disparut brutalement à Berlin, d’une crise cardiaque, à la veille d’un concert, le 12 mars 1999. Au mois de janvier précédent, il était apparu une dernière fois à la tête de l’ensemble Sinfonia Varsovia, dirigeant le pianiste François-René Duchable dans la transcription pour piano du Concerto pour violon de Beethoven. Il est inhumé dans la propriété de la fondation Menuhin en Grande-Bretagne.
A l’occasion de son centenaire, le label Warner, qui a repris le fond EMI, a produit un magnifique coffret comportant plus d’une centaine d’enregistrements audio et un nombre important de documents vidéo consacrés au grand artiste. Cette édition magistrale, accompagnée d’un bel ouvrage relatant la carrière de musicien, a été réalisée par Bruno Monsaingeon, réalisateur de films musicaux et ami personnel de Menuhin, avec lequel il fit plusieurs interviews : un juste et légitime hommage rendu à l’une des personnalités artistiques majeures du XXe siècle.
Article publié initialement dans WUKALI le 11/01/2017