Jeudi 2 avril 2020, à l’aube…
« C’est le moment donné où s’enhardissent les oiseaux, où s’éteignent les ombres, où les pensées rejoignent les chants intérieurs comme de petites touches colorées à la surface de l’âme… On voudrait ne pas savoir, demeurer dans l’espérance des mots récemment prononcés. Mais les heures s’épuisent elles aussi et l’éternité tôt ou tard finit par nous étreindre… Alors le jour se lève, la lumière s’immisce et s’égalise, éclatante soudain, généreuse, « une lumière à désespérer les peintres », aurait dit Delacroix…
Et l’on apprend.
Jean-Marie, Jean-Marie Girard n’aurait pas voulu qu’on se souvînt de lui avec la gravité qui sied à ces retours sur soi, quand un proche s’éloigne… Aussi a-t-il choisi de partir un 1eravril, le jour des farces, des blagues et des malices. Peut-être sa mort n’était-elle que « pour de rire », comme disent les enfants ?!…
« Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu,
Leurs chansons courent encore dans les rues…».
Nous vivons désormais les premiers jours de ce « longtemps après »…
L’enfance était toujours demeurée bien vivace dans les yeux de Jean-Marie, lui pour qui vieillir permettait de mieux voir. Ses sourires malicieux et pourtant toujours francs, ses mots simples, colorés et précis, remplis de la sagesse qu’ont gardée en eux-mêmes ceux qui jamais n’oublient qu’ils ont été petits, témoignaient d’une acuité exacerbée des choses et des gens. Ses mains dont les saisons avaient souligné les creux et les sillons, portaient en elles des gestes très anciens par quoi il caressait des secrets et traversait ses nuits.
C’est en août 2013, à la faveur d’une des visites que j’avais coutume de leur rendre, à Rosita sa femme et à lui, que j’ai enregistré la conversation dont j’ai tenté de circonscrire l’ivraie… Je venais ce jour-là retirer l’un de ses tableaux, j’avais choisi une nature morte où, comme il se plaisait à le dire, « dans la transparence de simples pots, dans la rondeur de quelques pommes, peuvent aussi se cacher la beauté, l’équilibre et la vérité ».
Je n’avais jusqu’à un jour récent aucun souvenir de cet enregistrement, ni de son contenu, ni de son existence, tant aucune intention n’avait prévalu à sa réalisation… Jean-Marie m’avait conduit comme à l’accoutumée dans son atelier ainsi que dans d’autres pièces où s’empilent, se côtoient ou se tournent comme les pages d’un livre merveilleux, ses statuettes, ses pastels et ses huiles. L’instant s’épaississait de silence à la faveur de chaque arrêt. J’avais l’impression que mes yeux étaient comme en apnée de clignements. Il commentait d’une phrase chaque vue distinguée, chaque esquisse découverte…
Sans doute alors m’a-t-il semblé que ces mots mis bout à bout représenteraient quelque chose d’important pour qui s’intéresse au secret d’une façon, d’un élan, d’une grammaire. Aussi, tout en me maudissant de ne l’avoir fait plus tôt, ai-je enfin procédé à l’enregistrement de notre conversation…
On devrait savoir cela, que certains moments de la vie exigent plus que d’autres de s’appliquer, de s’apprêter, de se garder de l’inaboutissement …
Aucune de mes visites n’était semblable aux précédentes tant il est vrai que les tableaux vivent d’un autre éclat à mesure qu’on les regarde, et ce sont curieusement ceux que je connaissais le mieux qui me parlaient le plus, qui me disaient autre chose en tout cas que ce que j’avais pu jusque là retenir…
Voici donc quelques bribes choisis de notre dialogue de ce 12 août 2013, retranscrits et animés ou complétés par d’autres souvenirs, d’autres silences, d’autres échanges… tant chaque visite était riche d’un partage, qu’il s’agît d’un poème de Valéry, l’un de ses plus fidèles compagnons, d’une musique de Debussy dont les notes étaient pour lui autant de couleurs et d’images, ou d’un verre de ce vin de Chinon dont chaque gorgée le ramenait au bord de la Loire, « son » fleuve où s’irisa la lenteur de ses heures à la lumière de sa terre d’enfance…
« – (…) Et tu travailles toujours d’abord d’après la petite forme initiale, lui demandé-je ?
– Oui, une ou plusieurs, car il m’arrive parfois de… Je suis réaliste même quand je procède ainsi, car il y a toujours un élément qui après coup, à la réflexion, ne me convient pas. Alors parfois, je combine deux esquisses… Il y a des choses, vois-tu, qui sont insensibles comme l’idée par exemple d’accentuer l’épanouissement en coupole de cela » précise-t-il en décrivant par le geste la courbe ennuagée d’une canopée…
« C’est une façon d’aller au-delà du figuratif ?
– Oui, oui… C’est-à-dire, ce n’est pas vraiment de la figuration, car ce sont elles, les choses, qui s’imposent dans leur logique…
– D’ailleurs les traits du dessin se perdent un peu dans la superposition des couleurs…
– Oui, oui, bien sûr… ici par exemple, j’ai cette obsession de marquer… là, j’ai besoin d’horizontales… j’ai besoin de verticales aussi mais qui ne soient jamais vraiment, totalement, verticales… c’est-à-dire… j’ai des effets de verticalité… comme si… Là, tu vois, je me tiens droit et en même temps, je prends un appui, alors mon squelette et ma musculature me « commandent » la verticalité mais avec des effets de compensation… »
Nous voyageons parmi les paysages recomposés par l’œil de l’artiste où les couleurs s’individualisent…
« J’aime particulièrement le noir … Il y a bien d’autres peintres qui disent aussi que le noir est la couleur des peintres… mais parfois, là encore, les noirs ne sont pas des noirs… Il y a des noirs dans lesquels il y a des gris-vert…
– La diversité des verts… c’est extraordinaire… entre les « presque jaunes » et les « presque bruns »…
– Oui… et il y a des choses qui ont commencé par être violet… Parce que je savais qu’il y avait encore en réserve d’autres nuances possibles… »
« Ces huiles…
– Eh bien ?
– On dirait des pastels !…
– Oui oui ! C’est parce que je peins « mince, mince, mince »… Bien des peintres m’ont appris cela… Cézanne, vers la fin, peignait de plus en plus « mince » et de plus en plus… « superposé »… Et Rubens, qui n’est pas seulement le coloriste fabuleux qu’on décrit !… On ne peut pas dire que j’aie cherché à plagier Rubens, mais ce qui est extraordinaire, c’est la « minceur » de la peinture de Rubens. On parle parfois d’empâtement dans la peinture de Rubens. Mais si l’on regarde bien, on voit partout le grain de la toile… mince, mince… C’est bien simple : devant un tableau de Rubens il faudrait presque mentionner : attention peinture fraîche !… »
Un train passe au loin et décline en un long glissando descendant, le son déchirant de sa sirène. Comme en contrepoint des pastels vers lesquels nous nous dirigeons… Suivent de longs silences de contemplation…
« Tu vois », dit-il tout à coup en désignant un paysage, j’ai avant tout le goût de la construction … Là , précise-t-il, m’invitant à regarder une autre version du même « modèle », c’est l’éclairage du soir… alors que sur le premier, l’éclairage est plus franc, un éclairage « fin de matinée »
« Tu sais, nous avons été très amis avec le photographe Willy Ronnis. Nous parlions beaucoup des écarts entre la photographie et la peinture, conscients tous les deux que ce sont là deux expressions bien distinctes !…
Quelques mouches s’ébrouent au-dessus de nos têtes…
« On dirait presque une estampe japonaise » dis-je en portant mon regard sur un pastel voisin…
– J’ai des affinités avec la technique japonaise en effet, plus encore dans mes aquarelles…
– Le dessin noir de ces troncs torturés… »
Autant là, au cours de la visite, qu’assis devant son chevalet, le tracé de ses mots est silencieux… Il y a dans l’air une sorte de préoccupation : le geste est lent, précautionneux… A fleur de son… C’est le moment des confidences, des récits importants où se disent les fragilités, les fêlures, les pudeurs…
« Tu sais, on répète toujours la même chose… chacun a sa voie !… L’expression « suivre sa voie » devrait être corrigée… Parce qu’en réalité, la voie, elle n’est pas faite d’avance, à la fois on la suit et on se la fraie… Ou plutôt on se la fraie et on la suit… Il y a toujours quelque chose qui nous échappe…
Et puis, tu vois, je ne suis pas un campagnard… au sens où je ne connais pas directement le monde paysan ; je me définis davantage comme un villageois… habitué à des espaces peu vallonnés mais avec la présence du fleuve et des brumes qu’il génère…
– Et la nature est toujours changeante !… » Je me plante devant « mon tableau » … « Cela, par exemple, on ne peut pas dire que ce soit mort ! »
– Bien sûr ! Ce n’est pas mort ! D’ailleurs, en anglais on dit « still life » et en allemand « Stilleben », « vie tranquille »…
Il y a quelque chose de l’ordre du vivant, cette vibration du transparent… c’est presque le paysage. C’est à la fois du vivant et de l’architecture. Ce n’est pas pour rien qu’il y a là des reproductions : un dessin de Chardin et deux de Poussin…
Ce sont les compositions avec les personnages qui m’ont aidé à faire des natures mortes… J’ai des bouteilles et des boîtes de conserve qui sont des enfants de Nicolas Poussin ! Ah Ah Ah !!!
– C’est aussi que le rythme de ton trait a une résonance musicale… Cette façon que tu as de délimiter les choses non pas avec un trait qui trace mais avec un entrechoc de couleurs qui par leur contraste détermine un bord, c’est très musical… une sorte de « fondu enchaîné »…
On dirait une instrumentation musicale… C’est comme un timbre qui ne serait plus seulement l’association de plusieurs autres mais dont la somme ferait naître un timbre nouveau, particulier…
On ne sent pas ici l’addition d’un jaune, d’un vert et d’un bleu comme chez le bon orchestrateur celle du son d’une clarinette, d’un basson et d’un cor, c’est une autre couleur, un autre timbre, qui n’ont de nom ni l’un ni l’autre et que l’œil découvre à chaque regard, et l’oreille à chaque écoute, avec une sensation à chaque fois renouvelée…
– ça me touche beaucoup ce que tu me dis là, parce que je prête toujours un œil attentif à cela… ou une oreille ! »
Nous nous approchons des grands tableaux où la lumière et les ombres s’organisent à travers des éclaboussements de reflet, des irisations et des moirures…
« Et parle moi du quadrillage sur ce dessin !
– Je ne fais de quadrillage sur les petits tableaux (les esquisses), qu’après, jamais avant… après qu’ils sont achevés… en prévision de leur « transposition » sur le grand format… C’est pour m’aider à reporter sur le grand tableau l’esquisse que j’ai couchée sur le petit… dans les mêmes proportions… Tu vois, là par exemple, je trace dix cases horizontalement sur l’esquisse… 1,2,3,4,5 depuis la gauche jusqu’au milieu du tableau et puis 5,4,3,2,1 du milieu jusqu’à la droite, et je reproduis aussi ces dix cases verticalement, 1,2,3,4,5 du haut jusqu’au milieu, puis 5,4,3,2,1 du milieu jusqu’en bas… Puis, d’après ma nouvelle échelle, je reporte ce quadrillage sur la grande toile… C’est juste pour m’aider à la mise en page. J’esquisse de façon très légère ma composition, et après cela, je me sens libre de manœuvrer…
– C’est cette contrainte qui te rend libre…
– Oui, absolument, c’est exactement cela !… »
Un autre « petit tableau » retient mon attention… Je m’en approche et l’observe un long moment…
« Il a un grand frère, celui-là ?
– Non pas encore ! Mais il va en avoir un ! Ce sera mon prochain paysage.
– Déjà, à l’état d’esquisse, il est magnifique !…
– C’est gentil… Tu vois, je pars dans la nature avec ces petits cartons… »(il me montre le format d’une grande carte postale)
« Et le passage d’une technique à l’autre ?
– Il y a la matière et le format… Ce sont deux choses bien différentes…
– Je veux dire…le changement de matière ou de support ne te gêne pas au moment de la « transposition » ?… Quand tu passes du papier à la toile, par exemple…
– Non, non !… Au contraire ! Ça me donne d’autres idées… C’est comme si la nouvelle forme et la nouvelle matière m’apportaient un développement du regard, une fois installé dans mon atelier, loin de mon paysage… C’est pour cela que je peins avec tous mes doigts, j’utilise beaucoup d’effets frottés, je suis obsédé par les transparences… Il y a bien d’autres peintres qui ont dit cela !… Ce n’est jamais du premier coup qu’on obtient une couleur qui chante ! Il faut qu’il y ait une structure à tout cela, il faut être patient pour faire un rouge qui soit rouge !… Le rouge de Georges de La Tour par exemple n’est jamais rouge à son commencement…
– De la même façon que ce n’est pas l’autoroute qui conduit à la poésie ! C’est plutôt dans le coude d’une petite route qui prend le temps – ou la peine – de contourner un arbre, que tu trouves une couleur…
– C’est ça ! Et puis parfois, je peins un autre vert que celui que je vois… Parfois même, ce vert n’est pas vert ou pas encore… Il est peut être bleu au moment où je le vois !… Alors, que peindre ? Eh bien, je peins la couleur que j’ai ressentie, je peins le bleu… même si « objectivement » il s’agit d’un vert… Peut-être plus tard, au cours de ma composition, ce bleu deviendra vert ! Qui sait ?! C’est cela être honnête n’est-ce pas ? Quand je te dis que je suis un peintre réaliste !… »
Nous sourions ensemble… La dérision, toujours, le baume inestimable… Mon œil est un œil aveuglé par cela même qu’il est en train de voir, qui ne voit pas ce qu’il voit… tant ce qu’il voit le conduit dans un ailleurs totalement vierge où frémissent des sensations nouvelles, des saveurs inimaginées…
Je suis un peu groggy au sortir de cette visite particulière…
D’autres mots bien sûr que ceux-là y ont été échangés, à propos de poésie, de cuisine ou de vin, qui tous disent l’amitié…
Nous avons emmailloté mon tableau que j’ai placé sur le siège arrière, bien calé entre deux coussins… Et j’ai repris la route… Je me suis surpris à regarder le paysage différemment depuis le volant de ma voiture, dès après que j’ai eu quitté mes hôtes. J’avais le sentiment que les couleurs de l’été avaient acquis une puissance nouvelle, comme si quelque démiurge était intervenu, jetant dans l’air les embruns chromatiques d’un arc-en-ciel aléatoire… Les contrastes y étaient davantage soulignés, les verts surtout étaient devenus virtuoses qui parlaient, chantaient, disaient en la reflétant l’intensité de la lumière qu’ils recevaient…
Plus de six années ont passé depuis ce jour… Bien d’autres visites de l’atelier de Jean-Marie m’ont appris à regarder, à goûter le sublime tel que le définit Rilke, « quelque chose de nous qui au lieu de nous suivre prend son écart et s’habitue aux Cieux. »
Lundi, l’avant-veille de sa mort, nous parlions encore, au téléphone, de la langue de Valéry et du trait de Cézanne…
Il me semble tout à coup que l’ordre des jours a changé.
Metz, le 25 avril 2020
Jean-Pierre Pinet