La chronique d’Armel Job
La période que nous vivons restera sans doute comme une des plus singulières de l’histoire de l’humanité. Brusquement, aux quatre coins du monde, toutes les préoccupations habituelles ont cédé le pas à une seule : préserver coûte que coûte des vies humaines menacées par un virus incontrôlable.
Toutes les vies n’étaient pas en jeu. Aucun épidémiologiste n’a prétendu que l’humanité entière était menacée de disparition. Les victimes, principalement des personnes âgées et de santé fragile, ne représentent qu’un faible pourcentage de la population. Si massivement les gens ont été confinés et les activités économiques suspendues, c’était dans le but d’éviter que les hôpitaux soient débordés et obligés de refuser des soins – fussent-ils désespérés – aux malheureux contaminés.
Certains ont parlé de guerre, mais ce n’est pas la guerre, c’est presque son inversion. Dans la guerre, en effet, la vie n’est pas le bien à préserver à tout prix. Au contraire, la guerre ouvre une parenthèse où la vie passe au second plan. Il devient tout à coup légitime de l’ôter à nos adversaires et glorieux de sacrifier la nôtre. L’essentiel, en temps de guerre, c’est ce pour quoi on se bat au péril de sa vie, qu’il s’agisse de la gloire de la conquête ou de l’honneur de la résistance. Dans la lutte contre le coronavirus, l’objectif stratégique s’est recroquevillé sur ce qui devient subalterne dans les conflits armés – la conservation de la vie –, sans qu’on sache pour quel idéal on se bat.
Plus les sacrifices imposés à la population se prolongent, plus la question du sens du combat se pose. Est-ce qu’on va continuer à se battre pour la vie à tout prix et rien d’autre ? Un certain nombre de personnes âgées ont déjà répondu à la question. Privées de contacts avec leurs proches, elles se sont laissé mourir. Le message de nos vieux parents est clair : vivre pour vivre n’a aucun intérêt.
C’est bien sûr ce que le confinement nous a fait tous redécouvrir par le moyen cruel de la privation. Jamais les relations avec les autres ne nous ont tant manqué. Si la présence des autres se raréfie autour de nous, notre propre être décline, car c’est dans une relation variée à autrui que nous le ressourçons en permanence. Le regard de l’autre, ses paroles, les gestes qu’il nous adresse, en nous sollicitant, nous incitent à maintenir notre être en éveil. Ce que je suis est la réponse permanente à la question que les autres ne cessent de représenter.
Non seulement les autres créent notre être en continu, mais ils sont indispensables à son équilibre. C’est par les autres, en effet, depuis notre enfance protégée par nos parents, que nous nous sentons en sécurité. Toute notre vie, nous comptons sur eux. Comme l’a montré Paul Seabright[1]la société humaine fonctionne par la confiance que nous mettons non seulement dans nos proches, mais dans des personnes que nous ne connaissons même pas. Sinon qui monterait dans un avion, qui s’allongerait sur une table d’opération ? Et c’est aussi auprès des autres que nous cherchons l’estime, l’amitié, l’affection qui sont les nourritures indispensables de notre âme. Nous comptons sur les autres et nous voulons compter pour les autres.
Notre relation à autrui ne saurait être indéfiniment virtuelle. Nous avons soif de contacts physiques au moins autant que les célèbres bébés singes de Harlow. Privés de mère, au robot métallique muni d’un biberon, ils préféraient le robot couvert d’une fourrure contre laquelle ils se blottissaient, même s’il donnait moins à boire. Les succédanés à la relation directe, téléphone, ordinateurs, Skype, Whatsapp, télétravail ne sont que des emplâtres sur des jambes de bois. Nous brûlons d’être à nouveau ensemble.
La période de confinement loin de notre société habituelle a durement restreint ce qui donne son essence et sa signification à notre vie. Elle risque désormais d’insinuer un sentiment de défiance entre les humains. L’autre, dans la contagion, est devenu dangereux. Il faut s’en garder, le tenir à distance. Ne pas respecter cette défiance est devenu, dans certains pays, une infraction à la loi. Le déconfinement lui-même est refusé par des personnes qui versent dans la paranoïa.
Il va falloir reconstruire peu à peu un climat de confiance entre nous. Après un traumatisme, on peut toujours tabler sur la résilience qui a permis à l’humanité de surmonter bien des crises. Il suffit parfois d’un bonjour, d’un sourire, d’un bout de causette sur la pluie et le beau temps pour inspirer la bienveillance. Nous aurons besoin des apaisements qu’on utilise pour les convalescents afin de reprendre un élan nouveau, au coude à coude, main dans la main, vers un monde riche d’une nouvelle expérience qui le rendra peut-être un peu meilleur.
Dernière parution d’Armel Job: « La disparue de l’île Monsin », éditions Robert Laffont
[1]Paul Seabright, The Company of Strangers, Princeton University Press ; en français, La société des inconnus, Hallier.