Il faut bien voir à quel type de zozo on avait affaire lorsqu’il était jeune. Au lycée, son prof de français, ancien ambassadeur de France au Laos, raconte un jour à ses élèves une vieille coutume laotienne, selon laquelle, lorsque deux hommes courtisent la même femme, ils se battent à mort, le vainqueur apportant en trophée à la demoiselle les parties viriles de son adversaire. Simoncini se lève alors, et à la stupéfaction générale, entonne, imitant Brel : «J’vous ai apporté des bonbons parce que les fleurs c’est périssable...». Le prof, qui lui aussi aimait Brel, deviendra plus tard son mentor.
Marc Simoncini est né en 1963. Il habite Marseille, où son père officie comme jeune ingénieur chez France Telecom. Dans ses mémoires, Simoncini raconte (*) : «J’ai grandi dans un immeuble de Marseille, sept étages vue mer, quatorze appartements et dix nationalités. Chaque famille avait la clef de l’appartement des autres. Pas de vol, pas de violence, des odeurs de cuisine plein la cage d’escalier et des sourires dans l’ascenseur».
Ses parents déménagent à Chalôns-sur-Marne, puis à Dijon, où, coïncidence, il fréquente le lycée Carnot, celui-là même où s’était retrouvé René Han des années auparavant («Improbables destins (3) : un Chinois en Bourgogne»).
Peu intéressé par les études, il redouble sa quatrième et sa première, obtient son bac par chance et surtout «ric-rac», et se retrouve employé dans le BTP, derrière un marteau-piqueur. Il travaille ensuite comme manutentionnaire dans un entrepôt où le temps d’usage des toilettes est réglementé : « Quand le code du travail réglemente la constipation, c’est que la fin d’un monde est proche». Pour échapper à son banquier du Crédit Lyonnais qui le harcèle en raison de ses découverts à répétition, il part s’installer aux Etats-Unis, dans le Connecticut, où il exerce la profession de bûcheron dans une station de ski, puis devient jardinier chez un milliardaire, Mike, qui, avec son robinet à Coca-Cola et son waterbed, est «en avance sur tout et tellement en retard sur le reste». Comme dit Simoncini, «Mike brûle ses dollars comme d’autres vont prier, tant d’innocence, ça force le respect».
Retour en France. Avec l’aide de son père, un peu désespéré quand même, Marc Simoncini intègre une école d’informaticiens, l’Ecole supérieure d’Informatique (ESI), sise à Montreuil. Coup de chance, l’informatique le passionne. Mais, comme il le dit lui-même, «je ne suis pas un très bon programmeur, j’ai trop d’idées, je vais trop vite, je pars dans tous les sens, je ne suis pas concentré, pas efficace et pas organisé».
Donc, il ne passera pas son diplôme d’ingénieur, mais lors d’un stage dans une start-up, Energie-Videotex, qui programmait pour le Minitel (sorte d’ancêtre franco- français d’internet), il se rend compte d’un détail fascinant: Energie- Videotex avait mis au point un logiciel qui permettait de jouer aux échecs en ligne, France Telecom en était fou et voulait le vendre à British Telecom.
Lors d’une démonstration, un des soi-disant joueur d’échecs en ligne envoie le message suivant : «Michel, très bien monté, cherche jument libérée pour chevauchées sauvages…». Stupéfaction, aucun des polytechniciens présents ne capte l’importance du message. Aucun. Car, les soi-disant «joueurs d’échec» ne s’intéressaient qu’à la fonction «messagerie», dont ils se servaient pour échanger des messages torrides. Les ingénieurs de France Télécom vont alors plancher pour éviter ce genre d’usage, abusif selon eux, alors qu’il fallait au contraire l’encourager. Quelques années plus tard, pourtant, les messageries «roses» du Minitel rapporteront 40% du chiffre d’affaire; mais il fallait un esprit déjanté, étranger à tout formatage, pour penser «en dehors de la boîte» et saisir immédiatement la portée du message de Michel. Cet esprit, ce sera celui de Marc Simoncini.
Tu seras start-upper, mon fils…
Emmanuel Macron, qui voulait faire de la France une start-up nation, devrait lire, s’il ne l’a déjà fait, le chapitre qui s’intitule : «CTR, SA au capital de 250 000 francs hors taxes»; car Simoncini, à 22 ans, a trouvé sa voie, il sera entrepreneur.
Il crée donc Communication Télématique Bourgogne (CTR), avec «Bourgogne» dans le nom pour faire plaisir à son actionnaire principal.
Objet social : développement informatique pour services Minitel. Il a presque tout bon, l’informatique va «exploser». Cependant développer pour le compte des autres n’est pas la bonne idée. Ce qu’il faut c‘est avoir sa propre idée et faire développer les autres (donc l’inverse), mais ça, il ne le sait pas encore.
Il s’installe à Chevigny-Saint-Sauveur, petite bourgade bourguignonne située à 15 kilomètres seulement de Perrigny, où avait grandi René Han (autre coïncidence), obtient un prêt de 20 000 francs de son père et l’apport d’un actionnaire bienveillant.
Tout aspirant start-upper devrait aussi lire ce chapitre pour y apprendre l’enthousiasme et le courage sans faille qui sont nécessaires pour trouver l’argent, les collaborateurs, se battre avec les banques, répondre aux appels d’offres en catastrophe, mentir aux clients et aux fournisseurs, faire l’impasse sur son salaire, perdre sa petite amie, bosser 18 heures par jour, et j’en passe.
Mais ça marche, il aura comme clients Radio 2000, La Montagne, L’Yonne Républicain. Tous veulent leur Minitel, et en particulier le 3615 «rose». Mais bientôt tout le monde à son 3615, la concurrence devient féroce, un gros client ne paye pas (un grand classique), et CTR doit déposer son bilan. Première faillite. Simoncini échappe de justesse à une interdiction de gérer. Fin de partie.
Jusqu’à l’âge de 30 ans, Simoncini, sans jamais se décourager, crée des entreprises, toujours liées au Minitel, voire au Minitel «rose», des entreprises qui végètent plus ou moins et pour des raisons variées. Sans douter un seul instant, il repart, se bat comme un beau diable, cherche de l’argent, souvent auprès d’associés fortunés certes, mais farfelus et même parfois malhonnêtes (il y apprend ce qu’est une fausse facture), voire complètement dingues; l’un d’entre eux est même abattu devant son immeuble de la rue Copernic à Paris dans le XVIème d’une balle de 11.43 tirée à bout portant dans l’oeil droit.
Ce que vit Simoncini pendant ces années de vache enragée, c’est le destin de tous les créateurs d’entreprises, la plupart échouent et abandonnent (je le sais, j’ai longtemps travaillé avec des start- uppers). Mais pas Simoncini. Car lui, il n’abandonne pas, il est fêlé et il a une intuition, une intuition géniale : alors que tout le monde ne jure que par le Minitel, lui parie sur un nouvel outil qui démarre et auquel personne ne croît : Internet.
«C’est souvent le problème avec des gens qui ont fait trop d’études, ils savent, ils regardent, mais ils ne voient rien».
Crac, Boum, Hue !
Nous sommes en 1998, Marc Simoncini a maintenant 35 ans, et toujours pas de succès décisif.
Il crée iFrance, un site Internet. On est en pleine folie, en pleine bulle internet. Il faut lever de l’argent pour développer l’affaire, alors on va voir des fonds d’investissement. L’argent coule à flots, la valorisation (les «valos», ce qu’elles valent) des start-up est en plein délire.
Miracle : Viventure,du groupe Vivendi, valorise iFrance à 40 millions de francs et prend 50% du capital. Voici donc Simoncini qui, d’un coup de baguette magique, se trouve à la tête de 20 millions de francs à dépenser dans l’entreprise, voici que lui -qui possède 25% de la société- vaut, d’un coup de baguette magique, 10 millions de francs. Sur papier bien sûr, car il est payé en actions Vivendi et il peine toujours à payer son loyer. En fait, au bout de 15 ans de galère, Simoncini n’a toujours pas un rond devant lui. Mais iFrance se développe à toute vitesse. Un suédois, la société Spray, société délirante peuplée de geeks tout aussi délirants, veut à son tour acheter iFrancepour 100 millions de francs, payés en actions Spray bien sûr (cela fait quand même 25 millions de francs -en théorie- pour Simoncini). Ce dernier prend Spray pour des plus cinglés que lui, il refuse.
Pendant ce temps, iFrance commence à faire un malheur : Patrick Le Lay, patron de TF1, le reçoit, François-Henri Pinault, Serge Weinberg, patron de PPR, les grands patrons, les grosses fortunes, tous veulent le rencontrer.
C’est le délire, tout le monde veut soudain être présent sur le web. Chez iFrance, c’est la folie : Libertysurf, gros fournisseur d’accès Internet, propose de les racheter, cette fois pour…1,4 milliards de francs. C’est le délire absolu.
Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est une bulle, une bulle c’est ça ! Ernst& Young, les auditeurs de LibertySurf, sont dans les locaux de iFrancepour faire leur «due diligence», c’est à dire tout inspecter. Là- dessus, Jean-Marie Messier veut que Vivendi fasse également une offre pour racheter le tout. Il y a donc deux offres, deux équipes et deux «due diligence» en même temps chez iFrance…qui change son nom en Idoo.
Mars 2000 : c’est Vivendi qui rachète finalement Idoo, Simoncini devient comme un «zombie», il est dans les nuages, il est riche, d’un coup, il vaut 45 millions d’euros, une fortune toujours en bonne partie en actions Vivendi !!! (une fausse rumeur courra selon laquelle il avait vendu Idoo si cher parce qu’il aurait rétrocédé une partie des fonds à Jean-Marie Messier…).
Ô, Seigneur, donne-nous plus de Marc Simoncini
Si Marc Simoncini avait lu la Constitution et appliqué le «principe de précaution», il se serait retiré pour profiter sagement de ses 45 millions d’euros (avant taxes je suppose). Mais il aurait eu tort.
Selon les termes du contrat, il doit rester chez Idoo pendant 12 mois après la vente afin de faciliter la transition. Il participe par conséquent aux comités de direction de Vivendi (où il est le seul à ne pas être sur-diplômé: il n’a fait ni Sciences-po, ni HEC, ni Centrale, ni l’ENA, ni Polytechnique, ni rien du tout). Ce comité met en place la société Vizzavi, laquelle est valorisée à 20 milliards d’euros car cette société, en principe, doit détrôner Yahoo. En fin de compte, Vizzavi se plante, c’était à prévoir.
Marc Simoncini a 38 ans, et avec tout son fric, il frôle la dépression. Il s’ennuie, que faire ?
C’est alors que l’idée lui vient de créer un site de rencontres. Il réfléchit : le site doit être branché, sécurisé, payant et cher, dans un monde du web où tout est gratuit !! Il fallait oser le faire, d’autant que la bulle Internet a explosé, laissant derrière elle beaucoup de cadavres sur la route. Mais le site naît et il s’appellera Meetic.
2003 : Nouvelle catastrophe. Marc Simoncini avait en grande partie été payé des ventes de ses sociétés, comme on l’a vu, en titres Vivendi, mais Messier est viré et le titre Vivendi passe de 120 euros à 9 euros. Qui aurait pu le prévoir ? En un instant, chargé à fond de titres Vivendi, Simoncini est ruiné, il doit même 8 millions d’euros à sa banque, et en plus il subit un contrôle fiscal !!! Cata intégrale, tout lui tombe dessus en même temps, le contrôle fiscal est ubuesque, et c’est sa deuxième faillite.
Mais Meetic continue pourtant sa course et grossit à vue d’oeil. Succès foudroyant. Les Américains veulent l’acheter, même Yahoo s’y intéresse. Simoncini refuse une offre à 40 millions d’euros (qui aurait bien arrangé ses affaires, mais Simoncini est fêlé, rappelez-vous), et finalement les AGF entrent au capital !!!
Meetic a l’honneur de subir en même temps un contrôle fiscal, un contrôle URSSAF, un contrôle de la CNIL, un contrôle de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, en fait 6 contrôles à la fois…Vive la France, on se demande d’ailleurs pourquoi les GAFAS ne sont pas françaises.
La course folle de Meetic continue : à cette époque, 80 000 Français se connectent sur Meetic chaque soir. Simoncini décide de répliquer l’expérience à l’étranger.
2005 : Meetic est introduite en bourse, les actions sont sur-souscrites 12 fois (12 fois plus de demande que d’offre), et Meetic, qui vaut maintenant 350 millions d’euros, peut racheter ses concurrents dans le monde entier. Marc Simoncini s’entoure de gens bien plus compétents que lui, sauf sur un sujet où il s’estime imbattable : «les idées à la con».
Finalement, après moult péripéties, il vend à l’américain match.com ses parts dans Meetic, et, cette fois, il devient pour de bon, vraiment et définitivement…(très) riche…
Épilogue
En 2014, Marc Simoncini entre dans le bureau de Michel Sapin, énarque aux chaussettes roses, Ministre des Finances de François Hollande. Laissons parler Simoncini : « Michel Sapin…lève la tête, me regarde et s’écrie : «Oh…un riche». Je suis surpris, je pense : «Oh, un con…». Je le garde pour moi. Hélas».
Bibliographie (*) «Une vie choisie», Marc Simoncini, Grasset 2018