Beryl Markham, aima passionnément l’Afrique.
«Les armées continueront à gronder, les colonies pourront changer de maîtres mais, quoi qu’il arrive, l’Afrique restera étendue devant eux comme un grand géant dont la sage somnolence ne se laissera pas troubler par les roulements de tambour et les querelles des empires. Ce n’est pas seulement un pays, c’est une entité qui prend naissance dans les espoirs et les rêveries des hommes», raconte Beryl Markham dans ses mémoires…(*).
Histoire de chevaux
Beryl Markham est née à Ashwell en Grande-Bretagne le 26 octobre 1902. Elle est la fille de Charles Baldwin Clutterbuck, éleveur de chevaux, et de Clara Alexander, son épouse.
Elle a quatre ans quand la famille déménage au Kenya. «Je suis arrivée en Afrique orientale britannique à l’âge peu critique de quatre ans. Encore enfant, j’y ai chassé le sanglier, nu-pieds avec les Nandi Murani…Au début, on ne me permettait pas de porter une lance, mais la lance est la compagne indispensable des Murani». Beryl chasse le gnou, l’antilope, le léopard, le bubale, le phacochère, le buffle, le lion, le lièvre sauteur.
Son père, Charles Baldwin, crée près de la vallée du Grand Rift un élevage de chevaux, et Beryl devient vite une excellente cavalière. «Mon père, qui a élevé certains des meilleurs pur-sang d’Afrique, eut à une époque une pouliche du nom de Balmy…Un beau matin, alors que j’avais treize ans et que je devais faire faire un petit galop à Balmy, je lui fis monter une longue côte, au nord de notre ferme». Balmy et Beryl croisèrent alors un troupeau de zèbres, dont une femelle et son petit. Il s’ensuivit des échanges vociférants entre Balmy et la femelle zèbre, tandis que le petit zèbre, contre toute logique, suivit Balmy et Beryl, allant à l’encontre des hurlements de sa mère, et tous les trois, Balmy, Beryl et le petit zèbre, rentrèrent à la ferme. «Il était si jeune que je l’avais nourri comme un bébé avec des biberons de lait tiède. Comme un chien, il avait pris l’habitude de venir me réveiller dans ma chambre à coups de museau; il avait fait régner la terreur dans la cuisine en menaçant les serviteurs qui lui refusaient le tribu qu’il exigeait». Puis un jour le zèbre disparut…
Pour l’enfant qu’était alors Beryl, le Kenya était, c’est bien compréhensible, un paradis sur terre. Mais Clara, la mère de Beryl, ne supportait pas une vie si différente de celle qu’elle avait connue en Angleterre et rentra chez elle, laissant Beryl et son père seuls au Kenya avec leurs chevaux.
Une incarnation faite femme d’Indiana Jones
Beryl a maintenant dix-sept ans. Son père est appelé au Pérou pour entraîner des chevaux. L’accompagnera t-elle ? Il le lui propose bien sûr, pensant quelle le suivra. Mais elle décide que non, elle veut rester en Afrique, elle n’a connu que l’Afrique, l’Afrique est son domaine et elle ne veut pas la quitter : «Le Pérou était un nom -une tâche violette sur une carte d’atlas. Je pouvais poser mon doigt sur le Pérou, mais mes pieds étaient sur la terre d’Afrique».
Son père respecte sa volonté : «Va à Molo dit mon père. Il y a des écuries à Molo, tu pourras les utiliser. Rappelle-toi que tu n’est encore qu’une toute jeune fille, et ne te fais pas trop d’illusions; il y a ici et là quelques propriétaires qui te donneront des chevaux à entraîner».
Et voilà Beryl, encore toute jeune fille, livrée à elle-même, seule au coeur de l’Afrique. Pourra t-elle survivre ? Beryl se rend à Molo comme le lui a suggéré son père, et elle y devient entraîneuse de chevaux. Ecoutons-la : «Je m’étonne du prix élevé du fourrage, et mordille mon crayon. J’entraine les chevaux de course. J’ai déjà obtenu ma licence. Six semaines passées aux courses de Nairobi…Les gagnants. Les perdants. L’argent qui change de mains. Les entraineurs costauds, les entraineurs malingres, expliquant comment les choses auraient pu tourner «si seulement»…rien que des hommes. Tous plus vieux que mes dix-huit ans, tous pleins de leur importance d’hommes, sûrs d’eux, avantageux, parfois désinvoltes».
Beryl n’a donc que dix-huit ans, mais elle entraîne dix chevaux de course, elle doit s’imposer dans ce monde d’hommes, il n’est donc pas étonnant qu’elle devienne une jeune femme farouche et audacieuse, faisant fi de la bienséance. Elle se transforme en une sorte d’Indiana Jones, mais au féminin et pour de vrai. Nous sommes en 1920 !!
Un jour, au milieu de nulle part, chevauchant sa jument Pégase, Beryl rencontre un jeune homme âgé de vingt cinq ans peut-être, en panne avec son automobile. Elle pose pied à terre, demande si elle peut l’aider. Non, elle ne peut pas aider, le jeune homme, armé de tenailles essaie de réparer le gros engin capricieux.
Ils bavardent, le jeune homme lui dit que son ambition est d’acheter un aéroplane. Un aéroplane ? Beryl en avait vaguement entendu parler. «Quand vous volez, dit le jeune homme, vous avez l’impression de posséder le monde, plus que si vous étiez propriétaire de toute l’Afrique». Cet homme se nomme Tom Black, et il aura son heure de gloire en 1934 quand, avec Charles Scott, il parcourra 17.000 kilomètres dans son Comet rouge.
Tom Black réussit à faire démarrer l’automobile, Beryl remonte sur Pégase, ils se disent adieu d’un signe de la main. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que les quelques mots prononcés par le jeune homme à propos des aéroplanes allaient changer sa vie.
Out of Africa
Le hasard fit que quelque temps plus tard, elle rencontra à nouveau Tom Black à Nairobi.
Tom Black -«Et bien sûr, vous allez piloter. Je l’ai toujours su. C’était écrit dans les étoiles».
Beryl Markham -«Je crois que je vais tout laisser tomber et apprendre à piloter un avion».
Tom Black, PDG de la Wilson Airways, première ligne aérienne d’Afrique orientale ( Tom Black devint plus tard le pilote du Prince de Galles) commença l’apprentissage de Beryl sur un DH Gipsy Moth. «J’appris, dit-elle, qu’il n’existe pas d’horizon si lointain qu’on ne puisse survoler et dépasser». Beryl obtint son brevet A, puis son brevet B, diplôme suprême, qui porte la mention suivante : «Nous soussignés estimons que vous êtes désormais habilitée à transporter des passagers et du courrier».
Beryl Markham était maintenant une pilote professionnelle, courant le Soudan, le Tanganyika, la Rhodésie du Nord, bref partout où elle avait un contrat, comme ceux qui consistaient à repérer des éléphants depuis les airs ou à convoyer du courrier pour la East African Airways. Elle fit l’acquisition d’ un nouvel appareil pour convoyer des passagers, un Leopard Moth, qui vint s’ajouter à son Avian, constituant ainsi une flotte de deux appareils. Avec cette flotte à sa disposition, elle travaillait comme pilote indépendant, avec Nairobi comme base et le Country Club de Muthaiga comme quartier général.
Parmi ses contrats, Beryl Markham eut à repérer des troupeaux d’éléphants pour le Baron von Blixen, dit Blix, l’époux de Karen Blixen, auteur de La ferme africaine, dont fut tiré le film Out of Africa (Beryl Markham est d’ailleurs représentée, dans le film, par le personnage de Felicity Spurway).
«Blix ne savait jamais quand il était mort. Il lui arriva d’être chargé par un éléphant mâle et de tomber contre un arbre en l’esquivant. Blix resta couché sur le dos pendant que l’éléphant déracinait l’arbre, en enfouissant la terre juste à côté du corps de Blix, puis repartait à grands fracas, parfaitement convaincu que son chétif ennemi avait cessé de vivre».
L’ exploit
Si cette vie exceptionnelle s’était arrêtée là, ce serait déjà une existence extraordinaire. Mais il n’en est rien, le plus extraordinaire est à venir.
Septembre 1936. Le téléphone sonne chez Beryl Markham : « Si vous êtes toujours décidée, le Ministère de l’air estime que vous ne pouvez pas espérer de meilleures conditions atmosphériques plus favorables que celles qui sont prévues pour cette nuit et demain».
Beryl Markham pense alors : «pourquoi prendre un tel risque ? ».
Mais elle y réfléchissait depuis longtemps. Les ateliers de construction Persival avaient mis plus de trois mois pour lui fabriquer un avion spécial, un Vega Gull, qui n’avait qu’une autonomie de 1000 kilomètres, mais on y avait ajouté des réservoirs fixés dans les ailes, dans la partie centrale de l’appareil et dans la cabine. «Vous savez que les réservoirs dans la cabine n’ont pas de jauge, donc il vaut peut-être mieux les laisser se vider complètement avant d’ouvrir le suivant. Votre moteur s’arrêtera peut-être dans l’intervalle, mais il repartira». C’est d’ailleurs exactement ce qui se produisit.
Beryl Markham note dans ses mémoires qu’un certain Lord John Carberry lui avait demandé, lors d’un dîner entre amis : « Il y a plusieurs pilotes qui ont traversé l’Atlantique d’Ouest en Est. Il n’y a que Jim Morrison qui l’ait fait dans l’autre sens, -depuis l’Irlande. Personne ne l’a encore fait depuis l’Angleterre -homme ou femme. C’est le seul record qui m’intéresserait. Veux-tu essayer ? ». «Oui !», répondit-elle.
Voilà pourquoi le 4 septembre 1936 Beryl Makham décolle en solo d’Abington, dans le sud de l’Angleterre, à bord de son Percival Vega Gull, qui se nommait The Messenger, pour traverser l’Atlantique Nord, avec comme seuls vivres un thermos de café et un sandwich au poulet.
Le voyage de vingt et une heures et vingt cinq minutes, essentiellement de nuit, ne fut pas de tout repos. Elle traversa des tempêtes, dut faire face à une panne de carburant en raison du givrage des réservoirs, et finit par s’écraser dans un champs de boue sur l’île de Cap-Breton, en Nouvelle-Ecosse, à l’Est du Canada.
Certes, elle n’était pas arrivée à New-York comme prévu, mais elle avait traversé l’Atlantique, la première femme à réaliser cet exploit en solo. «Je sors chancelante de l’avion. J’ai traversé l’Atlantique, depuis Abington, en Angleterre, jusqu’à un marécage anonyme, sans escale…le matin suivant, quand je descendis d’un avion à l’aéroport de Floyd Bennett, je fus accueillie par une foule de gens qui étaient restés là pour m’y attendre, mais l’avion dont je descendis n’était pas le Gull; pendant les quelques jours que j’ai passés à New-York, je n’ai pas cessé d’y penser et de regretter amèrement que ce n’ait pas été le Gull».
Épilogue
Beryl Markham était belle, les hommes en étaient fous. Elle se maria trois fois, eut un fils, Gervase, eut une liaison avec le Prince Henry, duc de Gloucester, fils du roi Georges V, mais les Windsor, pour une fois mal inspirés, demandèrent au duc de renoncer à cette relation. Elle tombera follement amoureuse de Denys Finch Hatton, ancien amant de son amie la romancière Karen Blixen.
Ernest Hemingway, qui connaissait bien Beryl Markham, dira que ses Mémoires sont un livre remarquable, mais dira d’elle, malgré tout, qu’elle était une «garce de haut niveau»…
Un des cratères de Vénus, coordonnées 4,1° S, 155,6° E, porte le nom de Markham en son honneur.
Plus tard, Beryl Markham, nostalgique, retournera au Kenya en 1952, pour vivre à Nairobi, trois fois hélas oubliée et dans le dénuement. Elle mourut en 1986. Quel extraordinaire exemple de femme, libre et audacieuse.
(*) «West with the night», Beryl Markham, 1942
En traduction française : «Vers l’Ouest avec la nuit», Beryl Markham, Libretto 1983