À l’époque pré-hispanique, Cuernavaca se nommait Cuauhnauac, capitale du peuple Tlahuicas. Le peuple Tlahuicas se rangera du côté d’Hernán Cortés contre Moctezuma, afin de se libérer du joug aztèque. Charmante ville d’un million d’habitants à 80 kilomètres au sud de Mexico, Cuernavaca abrite de nombreuses écoles où les Américains viennent traditionnellement apprendre l’espagnol. On peut encore y voir le palais que Cortés s’y était fait construire, et qui est aujourd’hui un musée.
Je passais quelques temps à Cuernavaca pour apprendre l’espagnol, un espagnol plus doux et agréable à l’oreille que le castillan. Mon professeur, un petit jeune homme sympathique, barbu et échevelé, était manifestement très marqué politiquement. Plutôt à l’extrême-gauche, un peu exalté et révolutionnaire à la façon du Che.
Un jour, nous parlons de la conquête espagnole. Je lui fais remarquer que les Espagnols, lorsqu’ils débarquèrent à Vera Cruz, n’étaient que quelques centaines. Il rit de bon coeur, comme si je venais de proférer une gigantesque ânerie. « Mais non, pas du tout, c’était une énorme armée. D’ailleurs, on n’en sait absolument rien ». « Si, amigo, on connait exactement le nombre d’Espagnols qui débarquèrent (508 soldats et 109 marins), et on connaît aussi le nom de tous les lieutenants de Cortés, dont certain nous ont d’ailleurs légué leurs mémoires».
Le roman historique du Mexique est compliqué, souvent manipulé
L’histoire du Mexique est multiple. On trouve à Mexico plusieurs statues de Cuauhtémoc, dernier empereur aztèque qui fut exécuté par Cortés. Mais il y a également l’ancien palais de Cortés à Cuernavaca, que l’on visite encore.
Le Mexique est un pays métissé, ce qui était la volonté de Cortés, et de nos jours l’immense majorité des Mexicains est de sang mêlé. Leur histoire est autant celle du colonisé que celle du colonisateur, et la conquête de Cortés a été largement facilitée par une femme, une femme au destin exceptionnel, une femme parfois honnie comme traîtresse, parfois considérée comme la libératrice du peuple nahua contre les Aztèques.
Elle fut parfois considérée comme la « matrice » du métissage mexicain, parfois récupérée par les féministes…mais une chose est sûre, elle est inséparable de Cortés, elle est toujours représentée aux côtés de Cortés, en particulier dans les admirables peintures murales de Diego Rivera, que l’on peut admirer dans les palais qui entourent le Zocalo, à Mexico. Ambigu et sublime, tel est de destin de la Malinche .
Une invraisemblable aventure
L’entreprise est démente. En février 1519, avec onze vaisseaux, 8 canons, 500 hommes de troupe, 30 chevaux, 100 marins, et quelques auxiliaires noirs et indiens, Fernando Cortés de Monroy Pizarro Altamirano– plus connu sous le nom d’Hernán Cortés, futur marquis de la Vallée d’Oaxaca- part de Cuba afin de conquérir un empire de 20 millions d’âmes pour le compte de l’empereur Charles Quint.
Né en 1485 en Estrémadure, dans le royaume de Castille, Hernán Cortés, cousin lointain par sa mère d’un autre conquistador, Francisco Pizzaro, est le rejeton d’une famille de petite noblesse ayant participé à la Reconquista (*). Son grand-père avait été Grand Maître de l’Ordre d’Alcántara, un ordre de chevalerie, mais son père avait choisi le mauvais camp en s’opposant à Isabelle la Catholique.
Après avoir étudié le latin et le droit, Cortés prit le large et participa à la colonisation de Saint-Domingue et de Cuba où il acquit un beau domaine d’où partira son expédition après qu’il eut vendu tous ses biens pour acheter des navires.
Avec sa petite armada, il débarqua un Vendredi Saint près de Villa Rica de Vera Cruz, l’actuelle Vera Cruz, où il se heurta aux Mayas et les vainquit.
À Vera Cruz, il apprit l’existence d’un pays qui se nommait Tenochtitlan, ou Mexico, et rencontra les ambassadeurs de l’empereur aztèque de Tenochtitlan, Moctezuma,venus à sa rencontre. Les ambassadeurs prirent Cortés pour Quetzalcoatl, ou Serpent à plumes, un dieu qui devait revenir un jour pour régner.
Cortés, dans sa progression vers Tenochtitlan, rencontra d’autres civilisations indiennes, dont il s’aperçut bien vite qu’elles détestaient les Aztèques, lesquels les maintenaient de force sous leur emprise. Il se rendit alors compte qu’il pouvait facilement diviser les Indiens, dont certains se joignirent à lui pour combattre Moctezuma.
Mais la mutinerie gronda dans le camp espagnol, certains des hommes de Cortés souhaitant rentrer à Cuba. Cortés brûla alors ses navires, rendant tout retour en arrière impossible (d’où l’expression «brûler ses vaisseaux»).
La marche de Cortés sur Tenochtitlan, la capitale de l’empire de Moctezuma, continua inexorablement et sans aucun espoir de retour. Les Espagnols gagnèrent une bataille près de Tlaxcala, en grande partie grâce aux chevaux qui firent peur aux Indiens (les Indiens croyaient qu’homme et cheval ne formaient qu’un seul animal). Les Tlaxcaltèques se joignirent alors à Cortés, et c’est une armée composée essentiellement d’Indiens qui entra dans Tenochtitlan le 9 novembre 1519.
Moctezuma était partagé et perplexe, il ne savait que faire avec ces envahisseurs espagnols, qu’il prenait au début pour des dieux. Du côté espagnol, Cortés et ses hommes furent émerveillés par la beauté de la cité lacustre, ville aux mille canaux bien plus vaste que Venise.
Passons sur les innombrables péripéties de la conquête, les Espagnols perdant certaines batailles, comme celle de la Noche Triste le 1er juillet 1520 mais, totalement acculés et désespérés et déployant l’énergie du désespoir (leurs camarades capturés avaient été sacrifiés aux dieux aztèques dans d’atroces tortures), ils finissent par gagner la bataille décisive d’Otuma le 7 juillet 1520, qui fit entre 100 000 et 200 000 morts du côté indien. Le dernier empereur des Aztèques, Cuauhtémoc, cousin de Moctezuma, sera plus tard torturé et mis à mort.
La conquête du Mexique fut donc une épopée grandiose et sanglante, et certainement un désastre pour la civilisation aztèque. Néanmoins, la vision de Cortés ne consistait pas à massacrer les Indiens, loin de là, même s’il voulait s’emparer de leur or : il rêvait de créer une civilisation métissée, en opposition d’ailleurs avec les intentions de la couronne espagnole qui considéra toujours Cortés avec une grande méfiance (voir à cet égard l’excellent livre de Christian Duverger, «Cortés», déjà cité).
L’improbable destin d’une femme
Toute cette aventure ne se serait pas passée de cette façon, et le résultat aurait pu être différent, ne fut la présence d’une femme connue sous plusieurs noms : d’abord Malinalli (du nom nahua de la déesse de l’herbe), puis Malintzin (le suffixe honorifique tzin étant l’équivalent nahua de Don/Doña espagnols) prononcé Malinche par les Espagnols, et enfin baptisée Doña Marina le 20 mars 1519 (**). Sans oublier le nom donné dans son enfance : Tenepal, celle qui parle avec vivacité.
Première pièce du puzzle : Le frère franciscain Geronimo de Aguilar
Naufragé en 1511 au sud de la Jamaïque, il dérive vers la péninsule du Yucatan avec ses compagnons qui seront tous sacrifiés à leurs dieux par les Mayas. Mais il parvient à s’échapper, est réduit en esclavage par un cacique maya, puis rejoint Cortés lorsque celui-ci débarque dans l’île de Cozumel. Cortés dispose alors d’un traducteur d’espagnol en yucatèque, la langue des Mayas.
Deuxième pièce du puzzle: La Malinche
Elle nait autour de 1505 dans la province aztèque de Coatzacoalcos (état de Vera Cruz). Ses parents sont de noble condition, son père est un cacique nahua, originaire d’un territoire à la frontière entre les Mayas et les Aztèques.
Elle est, à la suite d’une sombre histoire de remariage de sa mère, vendue à un dignitaire maya de Tabasco et passe de princesse nahua à esclave maya.
Les Mayas, constatant que les Espagnols n’avaient pas de femmes, leur firent cadeau de 20 jeunes esclaves (dont la Malinche) le 15 mars 1520; notons que Cortés n’avait pas emmené de femmes avec lui précisément dans le but de construire une société métissée, qui était, on l’a vu, son objectif.
Cortés donna ces femmes à ses compagnons, qui en firent leurs épouses, réservant la plus belle, la Malinche, à son plus proche lieutenant et ami d’enfance, Alonso Hernandez Portocarrero. «Elle était belle comme une déesse», écrira Munoz Diego Camargo, fils d’un compagnon de Cortés. «Doña Marina (comme on l’appellera plus tard) était de bel aspect, insinuante et fort alerte», selon Diaz del Castillo. Elle était certes rayonnante, mais aussi d’une intelligence remarquable.
Aguilar, parlant avec elle en yucatèque, découvre son identité. Elle est princesse nahua, fille du seigneur de Paynala, dont la langue maternelle est le nahuatl, la langue que parlaient les Indiens du centre du Mexique, et donc les Aztèques. Par conséquent, si Aguilar peut traduire de l’espagnol en maya, la Malinche pourra traduire de maya en nahuatl. Eurêka, Cortès pourra donc converser avec les Aztèques.
Portocarrero est alors envoyé en Espagne par Cortés, en mission auprès du roi. Cortés en profite pour garder la Malinche près de lui, sa beauté et sa connaissance des langues le séduisent. Avec le temps, la Malinche, qui parlait plusieurs langues indiennes, apprendra assez d’espagnol pour qu’on ait plus besoin d’Aguilar, Cortès pouvant passer directement de l’espagnol au Nahuatl, et vice versa.
Troisième pièce du puzzle
Dans la société nahua, les personnages importants ne s’adressaient jamais à leurs interlocuteurs, ils passaient par un porte-parole, c’était une obligation protocolaire. Cortés passant par la Malinche, la procédure était tout à fait compréhensible et logique aux yeux des Aztèques. D’ailleurs Moctezuma s’adressera à Cortés en l’appelant Malintzine (en nahuatl, le suffixe «e» marque la possession) donc Cortés possédait et était le «maître de la vénérable captive».
De nos jours, les Mexicains utilisent le terme péjoratif «malinchismo» à propos d’une personne qui préfère l’étranger plutôt que le national. Idée reprise par Octavio Paz dans El laberinto de la soledad.
Cortés lui doit-il son succès ?
Hernan Cortés était déjà marié à Catalina Suarez qu’il avait rencontrée à Cuba (elle mourut en 1522 et, la famille de Catalina accusant Cortés de l’avoir étranglée, un interminable procès dura jusqu’en 1529, qui se termina par le paiement d’une forte somme à la famille de Catalina pour clore la dispute). Cortés fit donc de la Malinche sa maîtresse, ne pouvant en faire sa femme. Hernan Cortés aura un fils avec la Malinche, Martin Cortés, dit El Metstizo, né en 1523.
Outre son rôle de traductrice, un rôle extrêmement important, la Malinche instruisit également Cortés sur la situation politique, sur les coutumes et les intrigues dont elle avait connaissance; en quelque sorte, sans la Malinche, la tâche de Cortés aurait été infiniment plus compliquée. Cortés dira d’ailleurs qu’elle fut la raison principale de son succès, et Diaz del Castillo écrira, avec respect, que «sans l’aide de Doña Marina, nous n’aurions pas compris la langue de Nouvelle-Espagne et du Mexique».
Doña Marina, La Malinche, a donc joué un rôle politique essentiel dans la conquête du Mexique par les Espagnols. C’est pourquoi cette femme, qui fait partie intégrante du roman historique mexicain, est souvent vue comme une traîtresse. Octavio Paz ira jusqu’à l’appeler La Chingada (la putain) mais elle est en même temps la Mère de la patrie car elle est l’incarnation vivante de la politique de métissage voulue par Cortés à travers leur fils El Metstizo, le premier mexicain métis.
En 1526, Cortés maria la Malinche à un de ses riches compagnons d’armes, le capitaine Juan Jaramillo, avec qui elle eut une fille, Maria.
La Malinche mourra dans des circonstances mystérieuses en 1528, ajoutant à l’énigme que fut son existence. Princesse, esclave, compagne de Cortés, conquistador du Mexique, toujours à ses côtés, inspiratrice de son fabuleux succès, détestée et admirée, tel fut l’incroyable destin de cette femme qui aura marqué l’histoire et la vie culturelle du Mexique:
Déjà représentée dans les codex du 16ème siècle (Tlaxcala et Azcatitlãn) qui racontent l’aventure de la conquête espagnole de l’empire aztèque, elle a donné son nom à un volcan, et continue de nos jours d’inspirer de nombreux romans, pièces de théâtre et films qui l’associent souvent à la naissance d’une nation « accouchée comme d’autres et davantage encore par le fer et par le sang ».
Épilogue
La Malinche épouse donc Juan Jaramillo en 1526 et le petit Martin rentre avec son père en Espagne où il rencontrera l’empereur Charles Quint. Martin réside alors à la cour du roi d’Espagne, et est traité comme le fils d’un grand seigneur. À la mort de son père, en 1547, Martin (El Metstizo) retournera au Mexique.
Cependant, en sa qualité d’héritier d’Hernán Cortés, il est considéré comme une menace pour le pouvoir en place en Nouvelle-Espagne. Lors d’une fête dite «Complot du Marquis», Martin Cortés est accusé à tort d’une tentative de coup d’état et d’avoir fomenté un complot. Il sera finalement arrêté, torturé et exilé en Espagne où il mourra en 1595.
Ainsi se termina tragiquement la vie de Martin Cortés, fils d’Herńan Cortés, conquistador du Mexique, et de la Malinche, tout à tour princesse amérindienne, esclave, interprète, conseillère, dont la noblesse fut reconnue par les Espagnols.
(*) «Cortés», Christian Duverger, Fayard 2001
(**) «Malinche, l’indienne. L’autre conquête du Mexique», Anna Lanyon, Payot 2004
Illustration de l’entête: Peinture murale de Diego Rivera (1886-1957)