Avec cette étude, et sous la plume de Jacques Trauman, nous débutons dans WUKALI une série de 6 articles consacrés à l’Empire romain. Rome nous fascine encore. Au travers de six livres cultes, socles d’une réflexion et d’une mise à jour historiques, pour comprendre et imager ce monde politique et global de l’Antiquité qui peut servir à nourrir et enrichir notre réflexion contemporaine sur nos fragilités conceptuelles et qui peuvent nous inspirer dans l’action
Une question nous taraude : comment Rome a-t-elle pu contrôler un empire aussi vaste avec seulement 29 légions composées de 6000 hommes chacune, soit un total, avec les auxiliaires, de 300.000 hommes tout au plus. À titre de comparaison autant que Georges W. Bush dut mobiliser uniquement pour contrôler l’Irak lors de la deuxième guerre du Golfe).
Pourquoi Massada ?
De 70 à 73 de notre ère, quelques centaines de Juifs, des zélotes, se réfugient dans l’imprenable forteresse de Massada מצדה dans le désert de Judée, sise sur un piton rocheux de 400 mètres de haut surplombant la mer Morte, afin de résister à l’occupation romaine.
Les Romains auraient pu poster quelques centaines de soldats autour de la forteresse et attendre patiemment que les réserves d’eau des zélotes s’épuisent, d’autant que Massada n’avait strictement aucun caractère d’importance stratégique.
Ils ne firent pas cela. Ils mobilisèrent une légion entière et construisirent à grands frais une énorme rampe qui atteignait le sommet de la montagne afin de pénétrer dans la forteresse. Arrivés au sommet, ils y trouvèrent les zélotes qui s’étaient suicidés pour ne pas tomber aux mains des Romains.
Pour faire bonne mesure, les Romains y envoyèrent Flavius Josèphe, qui fit un récit détaillé du siège afin que tout l’Orient sache ce qui attendait les irréductibles.
L’emploi de la force à des fins défensives fut longtemps mal vu dans les cercles du pouvoirs à Rome. Ainsi les Romains n’étaient pas des systématiques va-t-en-guerre, loin de là, l’usage de la force étant un recours ultime et était souvent, une fois un territoire conquis, la marque d’un échec.
Ce qu’il fallait, c’était psychologiquement impressionner les autres peuples, faire croire qu’on était plus fort qu’on ne l’était vraiment, montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. Massada devait servir d’exemple, il fallait montrer aux peuples soumis ce qu’il en coûtait de se révolter. Ce fut de la « com », ou mieux, de la propagande, et qui marcha très bien puisqu’on s’en souvient aujourd’hui encore.
Les Romains étaient un peuple très méthodique. «Si la force de l’empire romain n’était le fait que d’une supériorité tactique sur le champ de bataille, ou du talent d’un général, ou encore d’un armement plus efficace, il n’y aurait guère matière à analyse, mais à récit », note le géo-stratège et historien Edward Luttwak, l’auteur du premier «livre culte»*: « La grande stratégie de l’Empire romain».
Un Barbare voulait s’illustrer par des actes héroïques sur le champ de bataille, mourir au combat pour rejoindre un quelconque Walhalla, laisser sa trace dans l’imaginaire collectif.
A contrario, ce n’était pas le cas du légionnaire romain. Ce dernier était purement et simplement un professionnel, il ne voulait pas mourir, son ambition était l’avancement dans le grade et surtout la retraite, où il pourrait s’acheter un lopin de terre et vivre tranquillement le reste de ses jours avec sa famille.
Il faut savoir que la retraite d’un légionnaire était quasiment équivalente à sa paye, 300 deniers au temps de Domitien. Le soldat romain ne se distinguait pas par son «élan».
L’armement romain n’avait rien d’exceptionnel et était souvent de qualité inférieure à celui de ses adversaires. Précisons que l’infanterie lourde était armée du pilum, lourd javelot de 2,7 mètres, d’une épée et d’un bouclier ovale composite.
Quant à l’infanterie légère elle était armée de la hasta velitaris, javelot léger et court, d’épées et de petits boucliers. Pour ce qui concerne la cavalerie, elle était insuffisante en nombre et en efficacité (en tous cas jusqu’à Hadrien). Il faut savoir que les Romains n’ayant pas, contrairement à certains de leurs adversaires, inventé l’étrier qui donne de la stabilité sur le cheval.
En ce qui concerne les généraux romains, on ne leur demandait pas d’être inspirés sur le champs de bataille, mais simplement d’appliquer le règlement.
Ainsi, par exemple d’arrêter la progression avant la tombée de la nuit, quitte à suspendre la poursuite de l’ennemi et le laisser s’échapper, cela pour construite un camp nocturne protégé par des fortifications en bois (on y reviendra).
Résultat : les Romains avançaient très lentement, mais ils étaient très difficiles à vaincre. À un sénateur qui lui reprochait d’avancer trop lentement, Scipion l’Africain répondit «Ma mère a engendré un général, pas un guerrier» («Imperatorem me mater, non bellatorem peperit»).
A cet égard, Edward Luttwak, Roumain naturalisé américain, diplômé de la London School of Economics et de l’Université Johns-Hopkins et un des plus grands spécialistes en stratégie et en géopolitique, spécialiste de l’histoire militaire, distingue trois périodes dans la grande stratégie de l’empire romain.
Le système julio-claudien
– États armés et armées mobiles d’Auguste à Néron (-27 à +68)
Le premier système impérial de défense était celui de la république finissante, mis en place par Octave, le futur Auguste.
Au fil du temps, deux siècles d’expansion républicaine avaient permis de constituer un empire vaste, certes, mais dispersé. L’Empire fut alors consolidé.
À titre d’exemple, l’Espagne fut entièrement occupée, une bonne partie de la Gaule fut conquise par César, et ainsi de suite, de manière à rendre l’Empire plus cohérent.
Tout résidait dans un principe : l’économie des forces.
Cela signifie qu’il n’existait pas à proprement parler de frontières impériales, le système n’était absolument pas défensif.
Il est utile de préciser qu’il n’y avait pas de forteresses pour protéger les frontières, et les légions dormaient dans des tentes à des endroits peu stratégiques.
Ainsi les légions étaient des forces d’intervention d’une extrême mobilité, prêtes, grâce aux routes construites par les Romains, à se rendre rapidement là où on avait besoin d’elles. Ainsi le long des 6400 kilomètres de frontières, il n’y avait pas de patrouilles pour s’opposer à une éventuelle incursion, le périmètre de l’Empire n’était pas défendu.
Tout particulièrement, la sécurité s’appuyait sur deux idées majeures.
Premièrement, la fondation de colonies de peuplement composées souvent de vétérans, destinées à être non pas des foyers de romanisation, mais des moyens de consolider l’Empire.
Notons que César avait ainsi pour politique d’établir ses vétérans hors d’Italie et Auguste créa 28 colonies.
Deuxièmement, la constitution d’états-clients chargés de faire le «sale boulot» de contrôle des frontières pour le compte des Romains. Autrement dit, la diplomatie appuyée sur l’intimidation plutôt que la force brute.
Il y avait ainsi, pour ne citer que ceux-là, la Maurétanie, gouvernée par Juba II, la Judée en Orient, le royaume d’Emèse et la tétrarchie d’Abilène en Syrie, la Cappadoce et le Pont, la principauté de Teucride, le royaume de Tarcondimontos, le royaume de Commagène, etc…etc…
Tout le système reposait sur l’absence de périmètre défensif, permettant à Rome de se débarrasser de l’énorme et coûteux problème de maintien de l’ordre aux frontières. Cela permettant ainsi à l’empire de disposer d’une force d’intervention «nette et disponible», qui portait au maximum la puissance militaire offensive. L’empire pouvait ainsi disposer, grâce à la souplesse du système, de vastes forces militaires destinées à l’expansion de l’empire, et non pas ni à la défensive ni au maintien de l’ordre.
Des Flaviens aux Sévères
– La défense dissuasive de Vespasien à Marc-Aurèle (69 à 180)
Deux développements majeurs vont, durant cette période, affecter la grande stratégie de l’empire romain.
Premièrement, Vespasien, autour des années 100 de notre ère, reforma l’empire en profondeur en le centralisant considérablement, mettant fin à la politique des états-clients, qu’il annexa purement et simplement.
Deuxièmement, une nouvelle exigence vit le jour : celle d’assurer la sécurité d’une manière permanente à la fois pour les biens et pour les populations civiles, d’autant qu’il y avait maintenant 9600 kilomètres de frontières.
Cela entraîna de profondes modifications de la stratégie globale et l’empire devint, dans son intégralité, une sorte de «camp de base». Soudain, on établit des frontières destinées à bien séparer les Romains et les Barbares en voie de romanisation des Barbares non romanisés.
Qu’est-ce que le «camp de base» ? A l’issue d’une journée de marche, les légionnaires avaient encore devant eux trois à quatre heures de travail harassant à réaliser.
Ainsi il fallait creuser un fossé, ériger un rempart, établir une palissade de bois pour construire un «camp de base», qui serait d’ailleurs détruit dès le lendemain matin.
L’objectif, curieusement, était essentiellement psychologique plus que militaire, quoique très efficace. À l’intérieur du «camp de base», les soldats se sentaient en sécurité, pouvaient se laver, jouer, se détendre et surtout bien dormir. Les attaques-éclair de nuit ont pour objectif principal d’empêcher l’adversaire de dormir et donc de l’épuiser. Le «camp de base» rendait ces attaques inopérantes.
Les élites romaines prirent donc deux dispositions, qui transformèrent l’empire en une sorte de «camp de base» géant.
En tout premier lieu, établir aux frontières, les «limes», une sorte de barrière continue, avec des fossés, des palissades en bois, des tours de guet, des routes, un peu comme dans un «camp de base». Le mur d’Hadrien, quoiqu’en dur, en est un bon exemple. Tout cela étant très efficace contre des attaques de faible intensité et contre la cavalerie.
Ces «limes» permettaient en outre de surveiller plus efficacement les frontières et de donner l’alerte.
Ensuite, des armées furent réparties dans l’Empire afin de pouvoir réagir plus rapidement.
Pour information et se faire une idée, le nombre de jours de marche de Rome à Cologne étant, à titre d’exemple, de 66 jours, des Barbares avaient donc largement le temps de ravager la région et de se retirer.
De la même manière que les Américains, utilisant une stratégie identique, stationnent loin de leur territoire des troupes en Allemagne ou en Corée du Sud, les Romains stationnèrent des armées presque indépendantes un peu partout dans l’Empire (exercitus Germanicus, Dalmatius, Dacicus, Britannicus, Hispanicus, Mauretanicus, Cappadocicus, Syriacus, etc…).
Le système avait donc considérablement évolué en fonction des besoins de l’Empire, et les investissements nécessaires à la mise en place de cette nouvelle politique furent colossaux.
Cependant, cette politique de «cordon» déployée le long des limes, de nature défensive, a toujours eu ses détracteurs.
À commencer par Napoléon qui estimait que «le système des cordons est des plus nuisibles».
Depuis Clausewitz, la défensive, en matière militaire, a très mauvaise presse, la préférence allant à l’offensive. Pourtant, c’est durant cette période que l’empire atteignit son apogée.
La défense en profondeur
– La grande crise du IIIè siècle
Auguste, successeur de César et fondateur de l’Empire, était passé maître dans l’art de l’ambiguÏté constitutionnelle. Il y avait pourtant un défaut dans l’édifice: les règles de succession n’étaient pas prévues.
Tant que les empereurs eurent un fils ou adoptèrent un fils plus ou moins capable, tout se passa à peu près bien.
Au IIe siècle, par exemple, tout se déroula correctement : Hadrien, adopté par Nerva, adopta Antonin le Pieux, qui adopta Marc-Aurèle.
Mais le système se grippa : entre 211 et 284, il y eut 24 empereurs, les empereurs ne régnant en moyenne que trois ans. L’intrigue, l’assassinat, la guerre civile devinrent plus ou moins la règle jusqu’à ce que Dioclétien (284-305), paysan devenu empereur, propulsé par une brillante carrière dans l’armée, ne rétablît l’ordre grâce à une politique de réorganisation et de défense renforcée des frontières.
Ainsi Dioclétien installa la tétrarchie, deux empereurs, les Augustes, et deux adjoints, les Césars, un empereur d’Occident et un empereur d’Orient. À cet égard ce système mit un peu d’ordre dans le processus de succession.
Mais ces guerres civiles permanentes eurent un impact sur la défense des frontières, puisque les légions avaient maintenant pour fonction, non seulement de défendre l’empire, mais aussi de défendre l’empereur, voire de le remplacer.
De plus, aussi bien en Occident qu’en Orient, la situation militaire s’était considérablement dégradée. En effet d’un côté, sur le Rhin et le Danube, les Alamans et les Francs désormais regroupés, étaient devenus beaucoup plus dangereux et leur menace devint endémique.
De l’autre, en Orient, les Perses sassanides se révélèrent beaucoup plus agressifs que les Parthes.
Rome était maintenant en guerre permanente sur deux fronts avec peu de chance de remporter une victoire décisive; tout au plus pouvait-elle espérer contenir les menaces.
On passa alors à un système de «défense en profondeur», qui consistait à établir des positions fortifiées fixes et solides (forteresses, villages ou fermes fortifiées, dépôts d’approvisionnement, etc.). Celles-ci étaient complétées par des forces mobiles d’intervention positionnées en arrière des lignes. Cela leur permettait d’intervenir là où cela se révélerait nécessaire; on laissait donc passer l’adversaire entre les positions fixes pour le prendre au piège en arrière.
Conséquence: le système de défense romain devint un système de «défense en arrière», contrairement au système précédent qui était un système de «défense en avant». Par conséquent les combats ne se produisirent plus hors de limites de l’empire, mais bien à l’intérieur même du territoire.
La sécurité des provinces fut purement et simplement sacrifiée à celle de l’empire dans son ensemble. Les populations locales, on s’en doute, n’apprécièrent guère.
Les dommages infligées aux populations et aux propriétés privées furent telles que le prestige de l’empire et la valeur du système impérial en fut ruiné dans l’esprit des populations. On connaît la suite…
Terminons par un commentaire éclairant d’Edward Luttwak, datant de 1987 :
« Depuis le commencement du 19e siècle jusqu’à Hiroshima, la pensée stratégique fut dominée par des notions post-napoléonienne, clausewitzienne…
Ces idées insistent sur une forme particulière de guerre, un conflit entre nationalités…
Elles soulignent la primauté et le désir de mener une guerre offensive à la recherche de résultats décisifs, inspirant ainsi une aversion pour les stratégies défensives. Elles impliquent une distinction nette entre l’état de guerre et l’état de paix…
Ce n’est qu’à partir de 1945 que l’apparition de nouvelles techniques de destruction massive a rendu caduques les hypothèses fondamentales de l’approche clausewitzienne…
Nous sommes comme les Romains, non en présence d’un conflit décisif, mais dans un état de guerre permanent.
Nous devons, comme les Romains, activement protéger une société plus évoluée contre des menaces diverses plutôt que de concentrer nos efforts sur la destruction des forces ennemies dans la bataille.
Avant tout, la nature des armes modernes exige que nous évitions leur emploi, en nous efforçant toutefois d’exploiter leur potentiel diplomatique…
L’effet paradoxal de ce changement révolutionnaire dans la nature de la guerre moderne a rapproché la situation stratégique fâcheuse de Rome, qui est maintenant beaucoup plus près de la nôtre».
A propos, qui disait donc que les humanités, l’étude du grec et du latin, des arts et des lettres, n’étaient que de vieilles lunes, une perte de temps, une culture obsolète et périmée !
(*) « La grande stratégie de l’Empire romain», Edward Luttwak, Economica 1987
Prochain article à paraître dans WUKALI de cette série de 6 articles, Radioscopie de l’Emire romain :
– Un fabuleux voyages chez les Romains avec un sesterce en poche. (2)
Ci-dessous deux passionnants entretiens avec Edward Luttwak sur des problématiques de géo-stratégie