Que savons-nous de la vie affective de Delacroix ? Si les duos historiques formés d’un peintre et d’un critique d’art sont moins rares que l’on pourrait l’imaginer : Diderot et Chardin, Mallarmé et Manet, Apollinaire et Picasso, etc…
Celui composé de Baudelaire(1821-1867) et Delacroix (1798-1863) est si célèbre que l’Histoire l’a retenu en exemple. L’admiration sans bornes du premier pour le second lui permit d’écrire de superbes pages consacrées aux créations picturales de son idole. Elles sont passées à la postérité.
Un peu trop peut-être : un jour que l’écrivain venait de sortir de son atelier, Delacroix inscrivit sur son journal : « Je ne devrais pas me confier ainsi à des gens qui ne sont pas de mes amis ». Mais leurs relations restèrent au beau fixe : le peintre avait compris que la ferveur de Baudelaire était sincère.
Aujourd’hui encore, tout ce qu’écrivit Baudelaire sur Delacroix passe pour parole d’évangile. Et pourtant, si l’écrivain a parfaitement saisi le peintre, sa vision de l’homme est totalement déformée, aux antipodes de ce qu’il fut réellement. On peut affirmer qu’il l’a ignoré et a fabriqué, pour la postérité, une image complètement fausse d’un moine-ascète uniquement préoccupé de son travail. Ainsi il écrira : « Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté ». Il plaide pour sa paroisse mais pas pour la vérité historique !
Comment pouvons-nous le certifier? Quelles preuves avons-nous ? Nous possédons le journal intime de Delacroix, parvenu jusqu’à nous à son corps défendant : il avait ordonné sa destruction mais sa gouvernante, Jenny Le Guillou, le préserva. Il fut publié, sa correspondance aussi.
Ce qui a, également, compliqué la compréhension de l’homme Delacroix fut sa discrétion sur sa vie personnelle, ses pensées, ses amours. Son allure, quelque peu hautaine, de grand seigneur d’Ancien Régime était célèbre en son temps. Il intimidait tout le monde, intriguait encore plus : comment ce parfait gentilhomme pouvait peindre de tels tableaux ? Lui-même se sentait perdu dans « une époque de « canailles »(journal de l’artiste)
Ce qu’on lit dans son journal est très clair : Delacroix a beaucoup aimé les femmes. Il écrira en 1824(âgé de 26 ans) : « Une épouse qui soit de votre force est le plus grand des biens ».
Rien que de très naturel ? Pour notre temps, oui. Mais pas à l’époque de Delacroix, pour laquelle la femme devait être soumise à son époux.
Certes, il ne s’est jamais marié. En réalité, et nous en reparlerons, il l’a probablement envisagé une seule fois, autour de 1840.
Nous ne nous commettrons pas à une nomenclature brutale, indélicate et vulgaire, ce serait indigne de l’éternel féminin comme de Delacroix. Nous essayerons de nous attarder sur celles qui comptèrent assez pour qu’il les dessine, ou leur confère l’immortalité picturale.
En 1817, après le décès de sa mère, vivant chez sa sœur Henriette de Verninac, il tombe amoureux de la camériste, une jeune anglaise nommée Elisabeth Salter, d’un an sa cadette. Il la peindra (collection privée)**. La jeune femme paraît douce mais quelque peu mal à l’aise. L’interrogation se lit dans son regard : visiblement, elle doute d’un quelconque avenir avec l’artiste. Les pupilles des yeux sont très élargies, dotées d’une vie intense. Le reste du visage montre des joues amples, un nez fin, une petite bouche fermée sur des lèvres minces et un menton rond. Delacroix a fortement vibré pour elle. Il n’oubliera pas ce premier amour. L’idée du voyage en Angleterre(1825) a germé suite au retour dans son pays de la jeune femme. Mais ils ne se reverront pas.
Dès que le peintre eut acquis son premier atelier-studio, il engagea de nombreux modèles féminins qu’il rétribuait. Ses préoccupations picturales se terminaient, souvent, en occupations plus avancées…Qu’il notait dans son journal, généralement en italien, quelquefois en anglais.
Il y eut Laure, qui posa pour « l’Odalisque au perroquet »**, (musée des beaux-arts de Lyon), Hélène et bien d’autres.
Mais sa préférée était la magnifique Émilie Robert, qu’il immortalisa avec la jeune femme attachée au cheval dans « Les massacres de Scio »**(Musée du Louvre), puis avec la femme tuée d’un coup de poignard par un esclave, en bas à droite de « La mort de Sardanapale »(musée du Louvre)**. Peut-être incarna-t-elle « la Liberté guidant le peuple » (musée du Louvre)**, mais là les certitudes manquent.
Il fut, aussi, très attaché à une jeune femme qui était un modèle inattendu en ce temps-là : une métisse qu’il nomme « Aline la mulâtresse » ou « Aspasie la mauresque » (musée Fabre de Montpellier) **, et dont il fit, au moins deux fois, le portrait. L’un resta toute sa vie dans son atelier. La fascination de l’artiste pour cette femme exotique venue d’ailleurs( Antilles françaises ou comptoir de l’Inde, personne ne le sait exactement) est caractéristique de l’ouverture au monde de ces temps nouveaux.
Les relations intimes étaient courantes et admises dans l’enceinte des ateliers d’artistes sous la Restauration. Mais, en aucun cas, elles ne devaient en sortir. C’était une règle absolue non écrite. Sinon, les ennuis commençaient pour les contrevenants.
Il est significatif de constater les dichotomies qui parcouraient la personnalité de Delacroix : ce révolutionnaire de la peinture demeurait un parfait homme du monde à l’urbanité exemplaire, tandis que sa sensualité et sa sexualité, vraiment explosives, restaient contenues, à l’instar du secret de sa naissance*.
Jusque là, les relations féminines de l’artiste étaient liées à ses modèles et à quelques femmes mariées. Ce qui ne l’engageait pas. En Angleterre(1825), les choses vont évoluer : Il y fait la connaissance d’Eugénie Dalton (1802 ou 1803-1859)**, une danseuse française de l’Opéra ayant épousé un officier de cavalerie britannique. Ayant un certain talent de portraitiste, Eugénie était proche de Bonington qui connaissait bien le jeune Delacroix, rencontré pendant son séjour à Paris dans l’atelier de Guérin. Elle revint dans la capitale française peu de temps après le retour de l’artiste. Leur liaison dura jusqu’en 1839.
Au début, l’attachement du peintre pour la jeune femme est sans conteste. Ainsi il lui écrit le 20 septembre 1827 : « J’ai envie de t’écrire pour ne rien t’apprendre de nouveau à la vérité : mais uniquement parce que m’employer de toi est la vraie manière pour moi d’employer le temps. Tu as été bien charmante hier soir comme tu m’as embrassé… ».
Les lettres d‘Eugénie sont parfois pétillantes : suite à la reprise de sa vie maritale, chaotique, on lit, dans une de ses lettres à Delacroix, cette précision sur son mari : « Je fais de mon mieux pour qu’il soit cocu le plus joliment du monde »…
Malheureusement, le peintre se détacha de la danseuse vers 1830 : tous deux n’étaient pas des parangons de fidélité ! Mais Eugénie s’accrocha. Leur relation devint occasionnelle : entre 1836 et 1839, George Sand, la fantasque Élisa Boulanger et Joséphine de Forget occupaient trop les loisirs de Delacroix. Finalement lassée, Mme Dalton, accompagnée de sa fille, s’embarqua pour Alger en 1839. Elle y mourut en 1859, d’un cancer du sein.
Sa fille, Mrs Turton, précisa à l’artiste : « J’ai retrouvé près d’elle tous les dessins et peintures qu’elle avait de vous ». Elle demanda à Delacroix de lui envoyer le portrait de sa mère et ajouta : « Elle vous fait ses adieux et me charge de vous dire qu’elle a toujours le souvenir de votre bonne amitié ». Eugénie Dalton n’a manqué ni de noblesse ni de dignité…
Son portrait par l’artiste est parvenu jusqu’à nous.** C’est un dessin à la mine de plomb, de dimensions 17,5x18cm, cachet E.D. en bas à gauche, vente après décès de 1864, il appartient à la collection Feilchenfeldt de Zurich (Suisse). Sa datation oscille entre 1825 et 1831.
Ce qui frappe c’est l’immense vivacité, d’esprit et de tempérament, dont la jeune femme fait preuve. Elle regarde directement le peintre. Ses yeux clairs sont fixés sur lui. Ses mains, aux longs doigts, semblent avoir des difficultés à ne pas bouger. Sa chevelure brune montre une coiffure du temps de la restauration ( des anglaises?). Son visage est penché sur sa gauche. Le menton, la bouche, les lèvres sont doté s d’une vie profonde. Seules les joues détonnent : elles semblent trop rondes. Si cette jolie femme a tant intéressé l’artiste, sa forte personnalité y était pour quelque chose. Visiblement Delacroix recherche alors auprès des femmes d’autres sensations que celles purement physiques.
C’est à l’automne 1834 que George Sand (1804-1876) et Eugène Delacroix (1798-1863) se rencontrent : le peintre a reçu la commande du portrait de l’écrivaine, qui vient de rompre avec Alfred de Musset (1810-1857).
Elle vit très mal cette rupture : son visage triste est amaigri, ses yeux sont cernés, ses cheveux, coupés à la va-vite (elle en a fait cadeau à Musset), lui donnent un air mal fagoté … Ce que le peintre enregistre illico : la douleur morale visible dans le tableau, aujourd’hui au musée Delacroix à Paris, est impressionnante. **
Le commanditaire François Buloz, directeur de « La revue des deux mondes », est déçu, dépité de voir une représentation de George aussi peu flatteuse. Il prendra peur de cette vision d’un réalisme cru, et contactera un autre peintre pour réaliser le portrait de la romancière. Malgré tout, il conservera l’œuvre sa vie durant.
Pourtant, cette huile sur toile, dimensions : 26×21,5cm, en parfait état, est remarquable par l’interprétation psychologique qu’en fait l’artiste : il montre la femme abandonnée, désespérée, au visage pathétique et torturé. La verve romantique de Delacroix y triomphe.
Eugène et George sont tous deux de beaux parleurs. Ils vont se comprendre et se plaire. Loyalement, le peintre va tenter d’apaiser la douleur de son modèle. George écrira, peu après une séance de pose : « Ce matin j’ai posé chez Delacroix, j’ai causé avec lui en fumant des cigarettes…Je lui racontai mon chagrin et il me donna un bon conseil : laissez-vous aller. Quand je suis ainsi, je ne fais pas le fier, je ne suis pas né Romain. Je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour et il me quitte ».
On en conclura deux évidences : la romancière a retenue l’avis du peintre, lequel était passé par les affres dont souffrait l’écrivaine.
Leurs affinités sont telles qu’une des premières lettres de George à Eugène (fin 1834) est adressée à : « Monsieur Delacroix, peintre en bâtiment très connu à Paris » ! C’est l’époque des grandes décorations de l’artiste.
George invitera Eugène, au moins trois fois, à Nohant. Il deviendra même le « guide » de son fils Maurice, qui avait pris le goût de la peinture. Dans ce décor champêtre, il se prendra d’intérêt pour les motifs floraux et les arbres, les expérimentera sur place puis en atelier… George lui montrera les beautés de la vie campagnarde.
L’ amitié, complice et amoureuse, qui unissaient ces deux êtres dura jusqu’à la mort d’Eugène. Y eut-il plus ? Il est certain qu’à partir du moment ou George Sand vit avec Frédéric Chopin (1810-1849), le seul véritable ami qu’eut jamais Delacroix, c’est impensable. En revanche, entre la rupture avec Musset (1835) et la rencontre de Chopin (1838), la chose est très probable. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce petit billet, de 1846, d’Eugène à George : « Chère amie, aimons-nous donc avec ou sans gloire. Ce n’est pas la votre que j’aime, c’est vous, c’est le contenu de votre cher jupon » !
Dans le même temps, sa route croise celle d’ Alberte de Rubempré, surnommée Mme Azur car elle habite rue bleue, celle de Pauline Villot,** épouse du graveur Frédéric Villot, qui deviendra conservateur des peintures du musée du Louvre, d’autres encore.
Dans ces années 1830, on constate donc que la femme est au centre des préoccupations du peintre. Mais ce ne sont plus les modèles d’autrefois. Il est maintenant attiré par des femmes de caractère et de tempérament : c’est leur personnalité qui le fascine ou non.
Va alors se produire l’inattendu : sa rencontre, qui fera des étincelles, avec l’extravagante et sublime Élisa Boulanger (1806 ou 1810-1883). **
Cette superbe fille fut, probablement, la plus belle femme de l’époque Romantique. C’est la femme-femme dans toute sa splendeur : Brigitte Bardot, Ava Gardner ou Marilyn Monroe de son temps, suivant les penchants de chacun.
Marie-Élisabeth Blavot, fille de rentiers, fut une artiste de talent : tout à la fois peintre, dessinatrice et aquarelliste. Elle expose au salon dès 1825. Enceinte de son professeur Clément Boulanger (?), le couple part à Rome où naît leur fils Albert en 1830. Ils se marieront en 1831. Clément meurt en 1842 et elle se remarie avec le ministre Edmond Cavé en 1843. Elle sera veuve en 1852. Elle est passée à l’Histoire sous le nom d’Élisa Boulanger.** Elle inventera une méthode d’enseignement artistique basé sur l’exercice de la mémoire visuelle : la méthode Cavé.
Élisa avait un comportement de « Diva » avant la lettre: coqueluche de tous les ateliers romantiques, elle dégageait un charme incroyable. Véritable bourreau des cœurs masculins, elle semait le trouble partout où elle passait. Après un séjour triomphal à Rome, où elle se fit haïr de toutes les maîtresses de maison de l’aristocratie locale, le couple s’installa à Paris.
Ses magnifiques yeux rieurs, sa bouche aux lèvres en forme de cerise, son exceptionnelle chevelure blonde, sa démarche de déesse, la firent admirer de toute la coterie romantique. D’autant plus que sa conversation était de qualité, car elle avait une culture bien plus vaste que la majorité des femmes de la bonne société. Elle brillait d’un éclat inouï : partout où elle passait, elle laissait le regret de son parfum…
Au fameux bal donné par Alexandre Dumas en 1833, lui aussi historique, elle est présentée à Eugène Delacroix.
Vite, elle lui écrit pour demander l’autorisation de copier son « Roméo et Juliette ». Une correspondance s’en suivit.
Très lentement un climat amical, assez inhabituel entre un homme et une femme à l’époque, va s’installer.
Mais Eugène l’impressionne, surtout qu’il ne la courtise pas. Il dégage une froideur élégante et une réserve de grand seigneur qui l’intimide…Sentiment qu’elle ignorait face à un homme. C’est elle qui fera le premier pas, en 1838…Eugène ne se défendra pas, succombant avec délice.
Pourtant, sous cet angle, il était plutôt favorisé. De plus, il avait, au moins depuis 1829, une relation épanouie et fusionnelle avec celle qui compta le plus pour lui. Nous en reparlerons.
En 1839, les deux amants feront un voyage en Belgique et en Hollande, à la redécouverte de Rubens et de Rembrandt… Arrivé à cet instant de notre récit, il est nécessaire d’en finir avec une légende : celle qui raconte que la jeune femme « enleva » le peintre pour, finalement, l’abandonner avant son réveil dans une auberge du sud des Pays-Bas, suite à une insatisfaction sexuelle due aux possibilités physiques déficientes de Delacroix***
C’est une fable. En réalité, chacun d’eux était parti de son côté. Ils se rejoignirent sur la route deux jours plus tard et, pour plus de sécurité, eurent recours au service d’un chaperon professionnel féminin. Ils revinrent séparément comme on peut s’en douter. Tous deux firent preuve de la prudence indispensable que réclamait cette époque, un point commun…
Le journal de ce voyage en Belgique et en Hollande, écrit de la main de Delacroix, entre le 4 et le 20 septembre 1839, date du retour sur Paris d’Élisa, est parvenu jusqu’à nous. Il a été rendu public dans les années 1950. Il est d’une clarté limpide sur le sujet.
D’ailleurs, leur liaison continua bien au-delà, au moins jusqu’au second mariage d’Élisa, devenue Mme Cavé. Ils resteront en très bons termes tout le temps de l’existence d’Eugène.
Pour bien expliquer le tempérament volcanique de la dame et les difficultés que cela pouvait induire, signalons qu’à une date imprécise Élisa invita Eugène à venir chez elle. Elle l’attendit mais, pour une raison non indiquée, il lui fit faux bond. Elle explosera, sur un ton furieux et avec des mots sans réplique possible :« Tu es un monstre que je déteste. Si c’est comme ça que tu entretiens le feu sacré, tu es une foutue vestale. Je commence à avoir un endroit délicieux chez moi que j’avais préparé hier afin de l’étrenner avec toi…J’ai résolu, pour te punir, de ne pas t’écrire que je t’aime » !
Élisa eut l’insigne honneur d’être peinte par Ingres et dessinée par Delacroix. C’est, peut-être, la seule personne dans ce cas. Elisa Boulanger.
Regardons le dessin de Delacroix**, vendu chez Sotheby’s à New-York en 2017. C’est un fusain sur papier de dimensions 19x16cm, en très bon état. Il porte le cachet de la vente après décès de 1864 : E.D. En rouge.
Élisa est vue de profil. Son visage est d’un classicisme à la pureté parfaite : front haut, yeux allongés sous des paupières aux longs cils, arcades sourcilières à l’ovale impeccable, nez droit à la grecque, narines frémissantes, gouttière délicate reliant la lèvre supérieure au nez, bouche en cœur, lèvres palpitantes, menton doux mais volontaire, joues mobiles. Le tout sous une coiffure stricte au chignon formé. Sa chevelure, bien ordonnée et si vivante, est composée de cheveux longs, égaux, luisant sous la lumière : ils sont admirables. Encore aujourd’hui, on la considérerait comme une femme d’une beauté remarquable.
Il nous reste à parler de celle qui comprit le mieux et aima le plus sincèrement Delacroix, avec qui elle eut une liaison de trente ans : Joséphine de Forget(1802-1886)**, fille du Comte de Lavalette, passé à la postérité pour son évasion, aussi incroyable que romantique.
Mariée à l’âge de 15 ans, sur décision familiale, avec le Baron Tony de Forget, séparée à 25 ans, Joséphine est une lointaine cousine d’Eugène. Ils se rencontrèrent beaucoup plus tôt que ne le dit la chronique, probablement vers 1823/24. Mais c’est seulement en 1829 que Delacroix et Joséphine devinrent amants, comme le confirme une lettre de 1858 du peintre à sa cousine : « Nous allons avoir un hiver comme en 1829 : dans ce temps-là, un feu intérieur me garantissait des inconvénients… ». Effectivement, en octobre 1829, ils firent un voyage discret à Valmont, près de Fécamp, lieu chéri de l’enfance d’Eugène. C’est sans doute à cette occasion que le couple se forma, une lettre à Joséphine de 1851 y fait une allusion claire : « Ce lieu me rappelle l’époque charmante de notre petit séjour au Tréport »…
Joséphine apparaît dans la correspondance du peintre, pour la première fois, en novembre 1833. En 1836, son mari se noie. Veuve à 34 ans, elle assumera l’éducation de ses deux fils.
Pour bien comprendre l’importance qu’elle eut dans l’existence de l’artiste, il faut savoir que le peintre l’appelle « Consuelo » ( sa consolatrice) dans les lettres intimes à son amoureuse, mais c’est aussi le titre d’un roman célèbre de George Sand… Ils s’écriront énormément jusqu’à la disparition de Delacroix. Toute leur correspondance n’est pas arrivée jusqu’à nous, mais celle que nous possédons montre à quel point Joséphine a compris et aimé Eugène. Il fut l’homme de sa vie.
Si Delacroix ne fut pas d’une grande fidélité à Joséphine jusqu’en 1840/42, son attachement pour elle était authentique. Il l’admirait avec une sincérité réelle, car ces deux êtres se ressemblaient psychologiquement. Les très rares personnes qui connaissaient leur relation l’ont tous affirmé : lorsque l’on parlait avec Joséphine, femme d’une intelligence exceptionnelle, d’une sensibilité à fleur de peau, d’une culture étendue, d’une personnalité forte, et très jolie de surcroît, on avait l’impression d’être face à Delacroix au féminin.
Il suffit de lire quelques pages écrites à l’artiste par sa « Consuelo » pour s’en convaincre. Elles sont magnifiques d’un amour assumé, avec ce que cela impliquait de renoncement face à l’homme Delacroix, et déchirantes parce que Joséphine savait très bien que la peinture passait avant elle et que cela durerait toujours.
L’artiste eut avec elle d’innombrables soirées : dîners privés dans l’hôtel particulier de la Baronne, à l’Opéra dans la loge du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte, soirées artistiques et mondaines dans le cercle impérial.
Pourquoi tant d’égards du futur, et déjà presque, Empereur Napoléon III pour Joséphine ? C’est qu’elle fut la seule a lui rendre visite au fort de Ham, où il était détenu sous Louis-Philippe (1840-1846) et, surtout, qu’elle l’hébergea à son retour en France en 1848.
Napoléon III avait d’affreux défauts qui provoquèrent la catastrophe finale, mais on doit admettre qu’il avait la reconnaissance des bienfaits reçus inscrite dans sa mémoire : sa gratitude pour Joséphine, donc aussi pour Eugène, ne se démentit jamais.
Tout de même, les historiens notent un éloignement progressif de Joséphine par rapport à Napoléon III, dès 1850, mais cela ne provoquera aucun désagrément au couple. Revenons aux amours d’Eugène et de Joséphine. Dans les années qui suivent le second mariage d’Élisa (1843), par la force des choses, les relations intimes avec Delacroix s’estompèrent puis disparurent.
A contrario, celles avec Joséphine s’approfondirent : ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourtant, ils leur arrivaient de se quereller. Ainsi un courrier, non daté, d’Eugène à Joséphine contient cette phrase : « Tu es peut-être la seule personne qui m’aime sincèrement et je t’afflige ».
L’aspect fusionnel de cette liaison, Eugène le comprit après Joséphine. S’il lui avait demandé de l’épouser, elle aurait dit oui, sans la moindre hésitation. Il ne le fit pas. Pourtant, il est certain qu’il y pensa : le mariage eut été l’aboutissement normal de leur relation si puissante.
Pourquoi ce manquement ? Trois raisons objectives s’imposent :
-La santé déficiente de l’artiste atteint d’une laryngite tuberculeuse qui devait finir par l’abattre, ce qui l’obligeait à d’immenses précautions
-Plus important, et plus significatif sur une forme d’égoïsme du peintre: le fait de rester célibataire lui permettait de rentrer, de sortir, de travailler, d’aller à la campagne dans sa maison de Champrosay quand il le voulait.
-La présence à ses côtés, depuis 1833, de sa gouvernante Jenny Le Guillou qui lui était d’un dévouement aveugle, jouant les cerbères et triant ceux qui voulaient le voir.
Vers 1855, une certaine distance s’installe dans leurs rapports : ils n’ont plus guère de relations intimes du fait des proportions que prend la maladie chez Delacroix. Mais ils restent liés l’un à l’autre. Dégoûté de la ville, l’artiste vivait de plus en plus à Champrosay.
En 1853, Eugène lui écrit : « Je retournerai dans cette ville du diable ( Paris), où vous êtes la seule personne que j’y retrouve avec plaisir ». Aussi : « Rien, excepté vous, ne m’attire à Paris »…
Un portrait à la mine de plomb de Joséphine** par Delacroix est référencé. Il appartient à une collection privée. Ses dimensions nous sont inconnues. Son visage semble entouré d’un doux voile de tissu de gaze. Elle regarde légèrement sur sa droite. Ses yeux profonds semblent rêveurs. Visiblement, elle réfléchit à quelque chose de précis. Son abondante chevelure blonde, bien peignée, surmonte artistiquement un front haut, des arcades sourcilières parfaitement ovales aux sourcils impeccables, des pupilles puissantes inscrites dans de grands yeux aux cils marqués, un nez droit frisant la perfection, des narines frémissantes, une petite bouche sensuelle aux lèvres à la moue dubitative et un menton arrondi.
C’est un charmant minois. Elle était très attirante. Sa vivacité d’esprit est évidente. Nous savons qu’elle adorait la vie mondaine, qu’elle aimait briller en société. Or, au tournant des années 1850, Delacroix se détache vraiment du monde, s’enfermant dans le travail. Joséphine ne l’accompagnait pas à Champrosay, malgré leur goût commun pour les fleurs et la nature.
La vérité c’est qu’en vieillissant Delacroix devenait misanthrope, alors qu’elle ne pouvait se passer d’une vie de sorties, de spectacles et de rencontres. Vers 1855 l’amitié l’emporte sur l’amour, mais l’attachement réciproque ne cessera jamais.
Nous avons beaucoup cité, voire sollicité, les lettres de Delacroix à Madame de Forget. Il est temps d’ouvrir un peu ce qui reste de la correspondance de Joséphine à Eugène: par testament, elle ordonna la destruction de celle-ci à ses enfants. Heureusement, certaines lettres parvinrent jusqu’à nous.
Dans l’une, non datée mais qui doit remonter aux années 1835-1840, après avoir passé la soirée de la veille avec Eugène elle lui écrit : « Je veux t’exprimer combien j’ai été heureuse hier ! Je t’en conjure, ami, n’oublions pas notre amour, et ayons quelquefois de ces moments de bonheur qui nous consolent de tous nos ennuis, de tous nos chagrins... ».*** Elle est d’une lucidité que seule un être de qualité peut connaître…
En 1840, cette missive intime tourne à l’épître à l’amour :
« Mon pauvre chéri, je t’en conjure un mot ; dis-moi que tu as besoin de ma tendresse, je veux être tout pour toi, comme tu es tout pour moi ! Je t’en prie accorde-moi le bonheur, la consolation de te presser sur ce cœur qui t’appartient tout entier et depuis si longtemps… »***. Elle sait parfaitement qu’Eugène n’est pas très fidèle…Elle n’est dupe de rien ni de personne, et bien consciente des limites de l’amour d’Eugène.
En 1859, à un bal à l’hôtel de ville, Odilon Redon(1840-1916), alors inconnu, regarde Delacroix, qu’il admire infiniment mais qu’il n’ose pas aborder. Il va le suivre à sa sortie : « Il traversa Paris jusqu’à la porte d’un appartement de la rue La Rochefoucault qu’il n’habitait plus. Puis il revint sur ses pas jusqu’à la rue de Furstenberg où il habite désormais »***. Or Delacroix n’a jamais habité à cette adresse : c’était celle de Madame de Forget!
Personne ne peut nier que Joséphine fut le seul amour véritable d’Eugène, même s’il était plus puissant chez elle.
Dans son « Delacroix et les femmes »***(1930), Raymond Escholier raconte qu’un jour de Toussaint, vers 1900, il était allé se recueillir sur la tombe de de Delacroix au cimetière du Père Lachaise à Paris. Il y déposa un bouquet. Le geste frappa un vieux gardien qui s’arrêta et apostropha l’écrivain : « Cette sépulture je l’ai vue autrefois bien fleurie. Il y avait une vieille dame qui portait là de si belles fleurs !…Et puis un jour elle n’est plus venue… ». Effectivement, Madame de Forget mourut en 1886. Cela prouve, une fois de plus, la profondeur des sentiments de Joséphine pour Eugène.
Malheureusement, les circonstances et les personnalités firent que ce couple secret n’est pas passé à l’Histoire.
Eugène Delacroix fut un homme qui resta un mystère pour ses contemporains. Il ne fut compris que plus d’un siècle après sa mort. L’énigme de sa naissance* a beaucoup joué dans ses rapports aux autres : une froideur distanciée, une attitude hautaine, qui se voient jusque dans ses rapports avec les femmes.
Se laissant dominer par ses sens dans sa jeunesse, l’insatisfaction apparût vite : il voulait aussi pouvoir dialoguer, pouvoir échanger, avec les femmes, qu’il ne considérait plus uniquement sous l’angle sexuel. De ce point de vue, il était en avance sur son temps, tout au moins jusqu’à la cinquantaine : lorsqu’on lit son journal de la maturité, on constate un raidissement de ses idées, un retour vers un conservatisme desséché lié à l’évolution irrésistible de sa maladie.
Toute son existence il rechercha une forme d’équilibre, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Il fut l’un des rares artistes du temps à l’atteindre. Nous sommes là aux antipodes du génie, prémonitoire et désespéré, de Géricault(1791-1824).
Mais tout équilibre est, par nature, instable. La remise en question est donc, inévitablement, assez régulière. Ce qui inclut aussi les relations avec les femmes. D’une certaine manière, Eugénie Dalton, George Sand et Élisa Boulanger furent des points de repère et d’appui au développement psychologique d’un artiste qui ne pouvait se passer de la gente féminine : s’il est incontestable qu’il devint franchement misanthrope, jamais il ne fut misogyne. Son respect de l’éternel féminin est tel qu’il voit une femme comme son égale ! C’était surréaliste à l’époque.
Sa sagesse fut la bienvenue dans un temps de révolutions fréquentes. Sa rencontre avec Joséphine fut une bénédiction, pour lui comme pour elle. Si tous deux élevèrent aussi haut leur personnalité, c’est grâce à l’alchimie issue de cet amour fusionnel qui ne pouvait durer éternellement. Ils furent assez fins pour laisser l’amitié s’installer. Bien sûr le ressenti de Joséphine était supérieur à celui d’Eugène. Mais il n’y eut jamais rupture.
Pour finir, laissons la parole à Joséphine, qui écrivit ce joli poème à Eugène. La force de son amour, sa profonde intelligence, sa redoutable perspicacité et…ses doutes, tout y est présent:
L’ aveu d’une femme
Pour la première fois tout bas
Je lui jurai amour extrême,
Elle n’a pas dit je vous aime,
Elle a dit : « Vous ne m’aimez pas »
Je m’approchai d’elle, et soudain
Ma main osa serrer la sienne.
Elle n’a pas pressé la mienne
Mais elle m’a laissé sa main.
Demain nous serons séparés,
A vous je penserai sans cesse.
Elle n’a pas fait de promesse,
Mais elle a dit : « Vous m’oublierez »
Joséphine de Forget***
*Voir l’article consacré à la paternité de Delacroix, fils illégitime de Talleyrand.
** Voir photos
*** lire Raymond Escholier : Delacroix et les femmes, Fayard 1963 .
*Lettre d’Eugènne Delacroix à son ami Jean-Baptiste Pierret et signée sous son sobriquet Yorrick, adressée à :
Monsieur J-B Pierret jeune,
rue de Grenelle, n°68,
en face La Fontaine
à Paris
Mardi soir [hiver 1817-1818]
« Oh, mon cher ami, je veux absolument te parler ce soir, parce que je suis plein ; et si plein que tout est en confusion en moi et que je ne sais que dire ni par où commencer ! Ce soir, j’ai fait à coups de dictionnaire une pauvre lettre2 qui dira ce qu’elle voudra. Je ne la comprends pas plus qu’il ne faut et Dieu sait si elle sera comprise d’autrui : mon âme était en suspens et tiraillée d’un côté par l’oreille, de l’autre par l’envie de dire des choses qui aient le sens commun. A neuf heures, je fus averti et en quatre sauts je fus en haut. J’y trouve qui tu sais, fidèle à sa douce coutume. J’avais aujourd’hui le sang plus fouetté qu’à l’ordinaire et je la trouvais dix fois plus aimable. Un instant après, mon argus3 en tablier gras s’avise de sortir pour aller chercher quelque godiveau ou quelque chair de saucisse pour la daube qu’elle est en train de farcir : grande affaire pour elle. Bonne affaire pour nous. Pan ! Je mets le verrou et nous voilà seuls, le soir, sur une chaise, genoux contre genoux et bientôt genoux entre genoux. O Dieu ! Jamais je ne sentis mon cœur bondir avec cette force ! Yorick4pencha sa tête sur le sein d’Elisa. Yorick saisit Elisa par sa taille légère et l’attira à son tour près de ses lèvres. Dieu ! Pourquoi ne t’ai-je pas écrit après ce moment ? Où est ma chaleur, où est mon indignation ? Mais un moment ! arrête ! Que te figures-tu ? Peut-être t’ai-je donné à entendre que j’avais conquis le but. Hélas, au milieu de ma tension physique et morale, au moment où les désirs effrontés lèvent la tête et donnent à l’âme le courage d’un demi dieu, on frappe… Au diable le frappeur et j’embrasse sur l’autre joue ! On cumule… je m’arrête, nous écoutons et deux haleines précipitées et suspendues écoutent le silence, comme a dit le poète, et je n’entends que les pulsations de mon cœur. Ami de la vertu ! C’était ma sœur… Loquet, tu fus tiré et la beauté déconcertée se voila de rougeur. Froidement irritée, ma sœur fit son entrée d’un air boudeur à faire fuir les petits garçons dans les rues ; elle n’en voulait qu’à sa daube et cherchait sa cuisinière. Elle était fâchée, il y avait peut-être de quoi pour elle. Au fait, c’est un sot métier de venir se casser le nez contre une porte où l’on fait l’amour. Mais que diable ! Il faut que l’amour se fasse et tant pis pour les rabat-joie ! Enfin que te dire, j’étais furieux et j’aurais écrasé la maison si j’avais eu à ma disposition un tonnerre. Heureusement, le fleuve est rentré dans son lit et je vais me mettre dans le mien un peu plus calme qu’il y a une heure. Je vais, la tête pleine de mon entrevue, copier chaudement et proprement ma lettre barbare et tiraillée. Enfin adieu, bonsoir, aime bien ta Fanchette »Oh, mon cher ami, je veux absolument te parler ce soir, parce que je suis plein ; et si plein que tout est en confusion en moi et que je ne sais que dire ni par où commencer ! Ce soir, j’ai fait à coups de dictionnaire une pauvre lettre2 qui dira ce qu’elle voudra. Je ne la comprends pas plus qu’il ne faut et Dieu sait si elle sera comprise d’autrui : mon âme était en suspens et tiraillée d’un côté par l’oreille, de l’autre par l’envie de dire des choses qui aient le sens commun. A neuf heures, je fus averti et en quatre sauts je fus en haut. J’y trouve qui tu sais, fidèle à sa douce coutume. J’avais aujourd’hui le sang plus fouetté qu’à l’ordinaire et je la trouvais dix fois plus aimable. Un instant après, mon argus3 en tablier gras s’avise de sortir pour aller chercher quelque godiveau ou quelque chair de saucisse pour la daube qu’elle est en train de farcir : grande affaire pour elle. Bonne affaire pour nous. Pan ! Je mets le verrou et nous voilà seuls, le soir, sur une chaise, genoux contre genoux et bientôt genoux entre genoux. O Dieu ! Jamais je ne sentis mon cœur bondir avec cette force ! Yorick4pencha sa tête sur le sein d’Elisa. Yorick saisit Elisa par sa taille légère et l’attira à son tour près de ses lèvres. Dieu ! Pourquoi ne t’ai-je pas écrit après ce moment ? Où est ma chaleur, où est mon indignation ? Mais un moment ! arrête ! Que te figures-tu ? Peut-être t’ai-je donné à entendre que j’avais conquis le but. Hélas, au milieu de ma tension physique et morale, au moment où les désirs effrontés lèvent la tête et donnent à l’âme le courage d’un demi dieu, on frappe… Au diable le frappeur et j’embrasse sur l’autre joue ! On cumule… je m’arrête, nous écoutons et deux haleines précipitées et suspendues écoutent le silence, comme a dit le poète, et je n’entends que les pulsations de mon cœur. Ami de la vertu ! C’était ma sœur… Loquet, tu fus tiré et la beauté déconcertée se voila de rougeur. Froidement irritée, ma sœur fit son entrée d’un air boudeur à faire fuir les petits garçons dans les rues ; elle n’en voulait qu’à sa daube et cherchait sa cuisinière. Elle était fâchée, il y avait peut-être de quoi pour elle. Au fait, c’est un sot métier de venir se casser le nez contre une porte où l’on fait l’amour. Mais que diable ! Il faut que l’amour se fasse et tant pis pour les rabat-joie ! Enfin que te dire, j’étais furieux et j’aurais écrasé la maison si j’avais eu à ma disposition un tonnerre. Heureusement, le fleuve est rentré dans son lit et je vais me mettre dans le mien un peu plus calme qu’il y a une heure. Je vais, la tête pleine de mon entrevue, copier chaudement et proprement ma lettre barbare et tiraillée. Enfin adieu, bonsoir, aime bien ta Fanchette »
Précédente publication 27/07/2020