Les sciences humaines connaissent depuis les années 70 une crise de légitimité sur le plan méthodologique (des scientifiques « purs et durs » ont dénoncé les prétentions scientifiques des sciences sociales) ou moral (remise en cause des conséquences morales du structuralisme et de la dissolution du sujet dans les structures sociales qui le déterminent). Cette crise a donné lieu à des tentatives de redéfinition des méthodes qui les caractérisent.
Le règne des sciences humaines
Les prodromes intellectuels
La notion de science humaine a toujours existé si on entend par là la connaissance de l’humain, mais au sens moderne d’une méthodologie propre elle émerge à la fin du XIXe siècle. L’histoire achève alors de quitter le domaine des humanités et se constituer en science. Surtout, de nouvelles disciplines autonomes émergent et prétendent d’emblée à un statut scientifique : il s’agit de l’anthropologie, avec Marcel Mauss et de la sociologie, avec Émile Durkheim (1858-1917).
Dans les Règles de la méthode sociologique, Durkheim défend l’idée de traiter les faits sociaux comme des choses, avec la même objectivité qu’un physicien observant les phénomènes matériels. Le biologiste peut dans son laboratoire isoler certains éléments pour établir leur rôle, pas le sociologue, il doit trouver l’équivalent. C’est la méthode comparative.
Il faut mettre en évidence des faits cruciaux décisifs, qui auront une valeur exemplaire et d’où l’on pourra induire des lois. La sociologie établit des lois valables pour les sociétés appartenant à la même classe qu’elle. Elle s’appuie sur la méthode des variations concomitantes qui consiste à mettre en évidence une évolution parallèle dans le temps entre des séries de valeurs concernant plusieurs groupes sociaux. L’utilisation des statistiques permet de fait à Durkheim de dégager des lois sociales sans se référer aux intentions des agents sociaux.
Dans Le Suicide (1897), Durkheim met en pratique sa volonté d’expliquer le social par le social. Il raisonne sur une donnée nouvelle, les taux de suicide, dont il remarque la stabilité.
Comment expliquer ce phénomène si le suicide est un drame purement individuel qui devrait de ce fait être variable ? L’étude du taux de suicide en France permet à Durkheim d’identifier des corrélations entre le degré d’intégration sociale et le taux de suicide : le suicide est plus fort par exemple chez les célibataires ou les personnes sans enfants ce qui laisse penser que la famille protège du suicide.
Ces corrélations permettent de minorer l’importance des facteurs subjectifs du suicide : certes un tel acte s’explique par des fragilités psychologiques, des échecs douloureux et relève d’une décision intime, mais la constance du taux et les multiples corrélations identifiées par Durkheim laissent apparaître une logique proprement sociale qui permet à Durkheim d’énoncer une grande loi : une société trop régulée ou trop peu intégrée favorise le suicide. L’idée de lois sociales s’imposait ainsi pour la première fois de manière rigoureuse, car étayée sur des données statistiques.
Cette mise à distance du sujet et de sa psychologie, Marx l’avait opérée en philosophie. À travers les notions de structure (Critique de l’économie politique, 1859), d’infrastructures et de superstructures, de classes, à travers la loi fondamentale de décroissance tendancielle du rendement du capital, Marx modifie la conception de l’histoire qui devient désormais le lieu d’accomplissement de lois objectives. Pour autant, la philosophie continue de dominer la scène intellectuelle au début du XXe siècle. Bergson représente en 1914 l’intellectuel par excellence et son influence, sur les lettres et les sciences, reste sans équivalent.
La révolution du structuralisme
C’est à cette époque que la théorie linguistique progresse. Saussure puis le cercle de Prague (Jakobson, Troubetskoï) délaissent l’approche historique et sociale traditionnelle (celle de Meillet ou de Vendryès) par l’étymologie et l’analyse littéraire au profit d’une approche plus abstraite et méthodique.
Dans son Cours de linguistique générale (1916), Ferdinand de Saussure se propose d’appréhender la langue comme un système abstrait dans lequel chacun des éléments n’est définissable que par les relations d’équivalence ou d’opposition qu’il entretient avec les autres. En d’autres termes, l’attention du linguiste doit privilégier la structure, c’est-à-dire précisément cet ensemble de relations.
Cette approche a pour conséquence de minimiser le rôle du sujet parlant dans l’établissement de la langue. En effet, dire que la langue est une structure, un système de différences, c’est considérer que la langue est objective, mais donc aussi héritée, puisqu’aucun individu ne décide de ces différences.
C’est toute la difficulté de la thèse de Saussure qui, en définissant la langue indépendamment du sujet parlant, comme un ensemble objectif de différences, ne permet plus de comprendre la création de ces différences.
Cette approche est transposée en anthropologie par Claude Lévi-Strauss qui applique la théorie structurale linguistique aux systèmes de parenté. Il met en lumière leur logique objective, au-delà de leur légitimation dans la culture étudiée.
Lévi-Strauss assigne à l’anthropologue la tâche de mettre à jour et d’analyser l’organisation logique sous-jacente qui constitue l’armature cachée des collectivités humaines.
Ainsi les relations matrimoniales sont analysées par Lévi-Strauss comme des échanges : en privilégiant le mariage exogamique, avec une personne extérieure au clan, les sociétés traditionnelles fonctionnent selon un modèle linguistique.
Chaque femme donnée en mariage à un clan permet de recevoir en échange des beaux-frères qui sont autant de partenaires sociaux supplémentaires notamment et qui permettent un enrichissement des activités sociales du groupe. Les lois qui régissent les structures de parenté, et notamment l’interdit de l’inceste, apparaissent ainsi comme un véritable langage qui dépossède en un sens chaque individu du choix de son conjoint : au-delà du sentiment amoureux qui préside à ce choix, c’est la société et ses lois qui l’expliquent.
Lévi-Strauss souligne que cette structure sociale est en effet objective et inconsciente, qu’elle se situe en deçà des discours et de la pensée, la tâche de l’anthropologue étant précisément de la faire apparaître. Par l’adoption de la méthode structurale, l’anthropologie se constitue en science humaine pure : elle érige l’homme et les systèmes identifiés par les anthropologues en un objet scientifique analogue à ceux des sciences de la nature, puisque les structures de ces systèmes échappent aux vicissitudes de l’histoire et à la volonté humaine.
Le structuralisme de Strauss est donc, comme la linguistique de Saussure, un anti-historicisme et un mode d’analyse qui tient résolument à l’écart le sujet. Pour autant, le structuralisme n’est pas un formalisme dans la mesure où il n’oppose pas l’abstrait et le concret. La structure n’a pas de contenu distinct : elle est en elle-même contenu : l’organisation logique qu’elle instaure est une propriété du réel, non sa théorie ou son explication.
La théorie des mythes de Lévi-Strauss illustre parfaitement cette conception structuraliste. La pensée mythique n’est pas une pensée prélogique, mais une pensée logique au niveau du sensible, une pensée classificatrice et rationalisatrice qui utilise des catégories empiriques binaires (cru/cuit, frais/pourri, humide/brûlé) comme des outils conceptuels permettant de dégager des notions abstraites et de les enchaîner en propositions. Le structuralisme est donc d’abord une méthode scientifique, mais il est aussi une vision du monde, sécularisée, matérialiste et post-humaniste.
L’hégémonie des sciences humaines : 1945-1980
En quelques années, le structuralisme va bouleverser l’ordre intellectuel. Il s’oppose à l’existentialisme de Sartre, Camus et Beauvoir en dénonçant une illusion, celle de la liberté d’arrachement et de révolte du sujet aux structures qui expliquent son action sans qu’il en ait conscience.
Au cours des années 1950, la théorie structuraliste, née au sein de disciplines périphériques comme la linguistique et l’anthropologie, pénètre les humanités classiques. Elle démultiplie son influence grâce à la domination des héritiers de l’École des Annales.
Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie analysent une histoire immobile et s’attachent aux déterminants de longue durée de l’histoire sociale plutôt qu’à l’événement historique en lui-même. Elle pénètre également l’analyse littéraire à travers l’œuvre de Roland Barthes. L’influence intellectuelle et sociale de ce dernier vulgarise le structuralisme qui devient le credo de la presse innovante (L’Express, Le Nouvel Observateur, Libération). Selon l’expression de Michel Foucault, le structuralisme devient « la conscience éveillée et inquiète du savoir moderne ».
Désormais hégémoniques, les sciences humaines règnent sur la société des années 1960 et 1970. Leur domination sur la scène intellectuelle est renforcée par des institutions qui concurrencent la Sorbonne : l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Par leur rayonnement intellectuel et leur influence administrative, ces institutions essaiment à leur tour et assoient le statut des sciences humaines dans l’enseignement secondaire (avec la réforme des programmes d’histoire qui fait prévaloir l’histoire sociale sur l’histoire chronique et l’histoire événementielle dite « histoire batailles » et introduit l’histoire culturelle) et supérieur (Michel Foucault sera examinateur à l’ENA dans les années 1970).
La fin de l’âge d’or : le temps des mises en cause
La mise en cause du structuralisme : les années 1980
Les sciences humaines rentrent dans les années 1980 dans une crise théorique et politique. Dès 1983, le Magazine littéraire titre sur « la crise des sciences humaines ». Les années 1980 voient la philosophie prendre sa revanche sur le structuralisme avec la théorie de la déconstruction : Derrida disqualifie l’intention de signification du discours scientifique et sa capacité à faire sens objectif.
La domination du structuralisme a coïncidé avec celle du marxisme. Plusieurs postulats communs unissent les deux systèmes théoriques : le rôle accordé à la notion de structure, l’idée que le sens des productions sociales ne résulte pas de l’intention des acteurs, mais du jeu objectif du système. Le structuralisme représente en quelque sorte une extension anthropologique de la notion d’aliénation marxiste.
Or, l’audience intellectuelle croissante de la dissidence d’Europe orientale (Alexandre Soljenitsyne, Alexandre Zinoviev, Milan Kundera, Vaclav Havel...), l’effondrement du bloc de l’Est ont révélé les limites de la détermination objective des faits sociaux et ont réhabilité par la pratique l’existentialisme à travers l’engagement politique.
D’un point de vue moral, les dérives des doctrines négatrices du sujet sont apparues clairement. La Nouvelle philosophie s’est attaché dès la fin des années 1970 à souligner les liens entre les théories de la mort du sujet, marxiste ou structuraliste, dans l’ordre théorique et les atteintes aux droits de l’homme dans l’ordre politique (La cuisinière et le mangeur d’hommes, 1975, et Les Maîtres penseurs, 1977, d’André Glucksmann, La barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy, 1977).
La mise en cause scientifique des sciences humaines
Les sciences humaines doivent répondre à un second type d’attaques concernant leur méthodologie cette fois. Accusées de n’être que des sciences interprétatives, qualifiées de sciences molles de manière péjorative, les sciences humaines affrontent aujourd’hui le risque de leur dissolution dans les sciences exactes.
En sociologie, des auteurs comme Jean-Claude Passeron ont tenté d’endiguer la crise de légitimité scientifique des disciplines concernées en établissant la spécificité méthodologique des sciences historiques. Les sciences humaines ont toujours beaucoup gagné à prendre les sciences exactes comme modèle de scientificité et c’était déjà l’ambition de Max Weber avec sa théorie de la compréhension adéquate selon laquelle l’historien ou le sociologue peut affirmer expliquer un phénomène social comme un physicien explique un phénomène naturel dès lors qu’il est en mesure d’identifier au sein de la pluralité des causes de ce phénomène, une cause privilégiée dite adéquate. Pour autant la méthode des sciences humaines reste spécifique.
Jean-Claude Passeron dans le Raisonnement sociologique (1991) rejette toute mise en cause radicale des sciences humaines : celles-ci sont bien des sciences leurs résultats le prouvent. Mais la sociologie par exemple, comme toute science historique, prend en compte les phénomènes sociaux dans un contexte historique donné, elle utilise pour produire ses explications la langue naturelle, courante, seule à même de reconstruire de manière interprétative la réalité sociale.
Ainsi les concepts sociologiques sont des abstractions incomplètes, car le sociologue ne peut raisonner en faisant abstraction du contexte spatio-temporel.
Les sciences humaines ne sont pas en mesure d’utiliser un langage protocolarisé renvoyant à un système stable et unifié, car tous les concepts utilisés par le sociologue renvoient à un contexte précis. De même les analyses sociologiques, historiques ou anthropologiques sont condamnées à utiliser des concepts typologiques comme les idéaux types de Max Weber ou les analogies. Ce sont des généralités (par exemple l’idéal type de l’entrepreneur capitaliste) certes, mais qui sont construites comparativement.
Passeron souligne les deux illusions qui guettent toute science historique : d’un côté l’illusion expérimentale selon laquelle les statistiques suffiraient à produire des généralités, de l’autre l’illusion herméneutique selon laquelle les sciences historiques ne seraient que des interprétations. L’utilisation des statistiques permet de mettre en évidence le rôle de certains facteurs, à ce titre les statistiques sont comparables au raisonnement expérimental.
Mais le sociologue ne se contente pas des catégories statistiques. Le raisonnement sociologique se situe ainsi dans une tension féconde entre le simple récit historique, l’interprétation des faits relative à un contexte et le raisonnement expérimental qui permet de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ».
Admettre qu’il relève de ce mélange permet de maintenir une exigence forte de scientificité. En économie un débat analogue se développe pour critiquer le rôle du calcul dans la science économique. Ainsi la fronde récente des élèves de l’École normale supérieure de Cachan à l’égard d’un enseignement économique assujetti au calcul visait à mettre en évidence la nécessité du pluralisme méthodologique en sciences humaines.
Le risque de la naturalisation
La crise des sciences humaines vient désormais de la mise en cause de la dimension historique. Ainsi la psychologie apparaît comme menacée de dissolution dans les sciences biologiques avec le développement de technique comme l’imagerie cérébrale qui permet de faire voir les opérations mentales dont les psychologues font les hypothèses en silence.
On a pu alors évoquer un risque de soumission des sciences humaines aux sciences naturelles et ceci est renforcé par le fait que si les psychologues sont formés dans des universités de Lettres et sciences humaines, la recherche en psychologie, au CNRS, dépend du secteur Sciences de la vie.
Selon la psychologue Françoise Parot (Pour une psychologie historique), cette psychologie naturalisée nous déshumanise, elle enlève l’éprouvé, le vécu, l’histoire, le sens. Or l’être humain ne peut être étudié indépendamment de son environnement, même si les capacités sont les mêmes chez tous les humains. Considérer l’esprit comme naturel, c’est admettre que ses règles de fonctionnement sont les structures mentales matériellement présentes dans le cerveau ; ces conceptions naturalisantes visent à expliquer, découvrir les structures biologiques, génétiques, neurologiques qui expliquent la conduite. Les médicaments sont alors muets, à l’agoraphobique il suffit de prescrire un antidépresseur et la thérapie devient même thérapie génique.
Françoise Parot met en garde contre cette réduction de la souffrance psychique à une chose pourtant, la chose des médecins. Par contraste la psychologie clinicienne permet d’identifier une dimension propre de l’humain : les « bains de mots » écrit-elle, disent la souffrance psychique, ils plongent dans le sens, donnent du sens à la souffrance, calment en humanisant, en faisant sortir de l’isolement. Les sciences naturelles disent que les antidépresseurs diminuent la sérotonine, mais elles ne donnent pas de sens au monde.
Ce qui est proprement humain c’est en effet la faculté de symbolisation perpétuelle qui double le monde des choses. La culture est l’humain en l’homme et n’a rien de naturel. Si la science de l’humain en vient à se dissoudre dans la nature, le risque est en fait une perte du sens de l’humain. Derrière la crise épistémologique se joue donc une crise morale.