Nous nous sommes efforcés, en cinq chapitres mettant en lumière certains aspects de la civilisation romaine antique, de montrer à quel point nous sommes redevables à Rome et combien les événements qui ont jalonné sa longue histoire ont été et sont importants pour notre civilisation. Dans ce dernier chapitre nous allons nous efforcer de démontrer exactement le contraire.
John Maynard Keynes, génial et excentrique économiste, disait: «Si tout le monde pense comme vous, changez d’opinion». Il était ce qu’on appelle dans les marchés financiers un «contrarian», quelqu’un qui va exactement à l’encontre de l’opinion commune, quelqu’un qui vous dit d’acheter quand tout le monde vend et de vendre quand tout le monde achète.
Dans son genre, Walter Scheidel, historien, professeur à l’université Stanford en Californie, est un «contrarian» de l’histoire romaine. Son livre (*), paru en 2019, est une somme de 550 pages écrites en petits caractères; le style est compliqué, les démonstrations circonvolutives, mais il survole avec brio, comme savent le faire les historiens américains, des pans entiers de l’Histoire.
Il est évidemment absolument impossible de résumer un tel livre, dont Francis Fukuyama, qui en son temps avait remis à l’honneur la théorie de la «fin de l’Histoire», nous dit qu’il «présente un fascinant tableau montrant pourquoi la modernité est apparue en premier en Europe occidentale -c’est précisément l’échec de l’empire romain, et non pas son héritage, qui a permis l’émergence d’un système décentralisé et compétitif, devenu la plateforme ultime favorisant la croissance économique moderne».
Que nous dit Walter Scheidel ?
La Grande Évasion
« Qu’est-ce que la Grande Evasion ? C’est ce qui a rendu possible que j’écrive ce livre, et possible que vous le lisiez -ce que nous ne pourrions pas faire si nous étions occupés à travailler la terre, ou si nous étions illettrés, où si nous étions morts dans notre jeune âge. Elle a transformé la condition humaine en enrichissant un grand nombre d’entre nous, en nous permettant d’être en bonne santé, et mieux éduqués que ne le furent jamais nos ancêtres », commence t-il. La production et la consommation se déplacèrent depuis les régions les plus peuplées du monde c’est-à-dire l’Asie, vers l’Europe, l’Amérique du nord et plus tard le Japon.
Certes, les empires contribuèrent à la croissance économique: l’empire romain aida l’Europe, les empire Tang et Song aidèrent la Chine, cela jusqu’à l’invasion mongole en Chine et la Peste Noire en Europe. Mais des mécanismes différents étaient requis pour permettre un véritable et massif décollage économique, qui ne fut possible qu’à partir du XIXe siècle. Le grand historien américain David Saul Landes écrivit d’ailleurs «qu’un Anglais en 1750 était matériellement plus près des légionnaires de César que de ses arrière-arrière petits-enfants ».
L’utilisation du charbon permit de domestiquer l’énergie fossile et nous permit d’améliorer considérablement notre sort. Les hommes vécurent plus longtemps, furent en meilleure santé, leur taille augmenta, le taux d’alphabétisation aussi. Ce n’est que récemment que la technologie de l’information a pris le relais de l’énergie fossile pour assurer la croissance. Certes, nous savons tout cela. Mais pourquoi cette révolution dans l’histoire humaine se produisit-elle dans cet obscur recoin du monde que rien ne préparait à dominer le monde, l’Europe occidentale ?
Too big to succeed
Les grands empires de nature monopolistique ne favorisent pas l’expansion économique. Ceci ne veut pas dire que l’empire ne fit rien pour les Romains à l’époque, au contraire. Il permit le développement de la médecine, de l’éducation, du maintien de l’ordre public; il développa l’irrigation, les systèmes d’alimentation d’eau potable, le système de santé, etc, etc…et surtout, il apporta la paix dans l’empire sur une longue période de temps, permettant la densification des populations.
La Méditerranée fut pacifiée, les échanges se développèrent, plusieurs centaines de milliers de tonnes de grains furent chaque année expédiées depuis l’Egypte ou l’Afrique du Nord pour alimenter Rome, les épices furent importées d’Inde, le système monétaire et les institutions de crédit furent généralisés.
Mais le développement économique n’était basé que sur le raffinement de technologies existantes, et ceci limita la croissance du PIB. La domination romaine n’a purement et simplement pas permis de développements technologiques majeurs, les techniques utilisées et affinées venant essentiellement du monde hellénique. La notion selon laquelle Rome aurait pu s’industrialiser n’est pas sérieuse, et à cet égard, Rome ressemble à la Chine impériale.
Donc, les revenus fiscaux de Rome suffisaient certes à alimenter l’armée et la Cour, mais pas à grand-chose d’autre, d’autant que la dette publique n’existait pas. Et, de plus, la corruption, on a eu l’occasion de le voir dans le chapitre sur Andrinople, était endémique dans l’empire romain.
Les grands empires asiatiques, tout comme l’empire romain, excluaient les élites économiques du champ du pouvoir. Les instruments permettant une expansion économique rapide n’existaient pas : pas de société par actions pour favoriser l’industrie, pas de dette publique, pas de marchés financiers, pas de culture scientifique favorisant l’innovation, pas de compétition économique. Dans l’empire romain, la tradition était la norme.
Que se serait-il passé si Rome avait survécu en Europe plus longtemps ? On n’en sait rien. Ou plutôt si, on le sait, puisqu’on a un exemple sous les yeux : Byzance.
En essayant d’imaginer ce que l’Europe aurait pu devenir si l’empire d’Occident, comme celui d’Orient, avait survécu mille ans de plus, on peut aisément imaginer un type de gouvernement monarchique et militaire, des élites adhérant aux traditions classiques, et une fusion césarienne de la politique et de l’idéologie. L’État, sous Byzance, demeura dominant dans les affaires économiques: les élites ne payaient pas d’impôt et écrasaient la paysannerie. Donc aucune des innovations à venir, que ce soit les communes libres, les universités, les parlements, le concept de dette publique, rien de tout cela n’est associé à Byzance. À cet égard, de minuscules cités-États telles que Venise ou Gênes, particulièrement innovatrices, ont tenu tête à Byzance, et avec succès.
La question n’est donc pas de savoir ce que Rome a fait pour ses populations à l’époque, mais plutôt de savoir ce que Rome a fait pour nous ?
L’héritage
En fait, Rome a fait beaucoup pour nous, on va le voir à la fin de ce chapitre.
D’accord, il y a le latin, le système d’écriture, le droit romain, la structure des villes, les styles architecturaux, les églises catholiques et orthodoxes, etc… L’héritage semble bien lourd.
Mais pour Scheidel, ce n’est pas cela qui a fait l’immense succès de l’Europe.
Ce qui a compté pour l’Europe, c’est à la fois le polycentrisme (la multiplicité des centres de décision donc l’absence d’un état impérial centralisé) combiné avec une culture commune; le succès vient de là.
Sans le savoir peut-être, Scheidel adopte quelque chose qui ressemble à la vision gaullienne de l’Europe, une Europe des nations, qui met ses ressources en commun sur des sujets précis, comme la Communauté européenne Charbon-Acier, ou Airbus, mais qui n’abandonne pas ses souverainetés.
Scheidel se pose alors la question : l’Église a t-elle empêché la constitution d’un empire temporel qui aurait reconstitué une sorte d’empire romain et empêché un système de nations indépendantes de se mettre en place ? Par exemple en favorisant la nature sacrée du clergé, plus sacrée que la puissance royale ou impériale, et donc en contrôlant la puissance des despotes. Il y avait donc deux pouvoirs à l’oeuvre en Europe et il convenait de «rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu».
L’Église catholique contrôla avec succès les empereurs germaniques jusqu’à Frédéric II. Mais pour Scheidel, le rôle de l’Église en ce domaine ne fut pas dominant, le polycentrisme aurait triomphé de toutes façons. Par conséquent, ni Rome ni l’Église n’ont joué un rôle primordial dans le façonnement d’une Europe fragmentée, où la compétition entre états favorisa grandement l’innovation.
Autre question, celle de l’unité culturelle de l’Europe. Comme le dit Eric Jones, historien anglo- australien diplômé d’Oxford, professeur dans de nombreuses universités et consultant pour la Banque Mondiale, «l’unité dans la diversité donna à l’Europe le meilleur des deux mondes»; ou encore comme le dit Joël Mokyr, historien israélo-américain, diplômé de Yale et professeur à Northwestern University, «l’Europe a combiné le meilleur de la fragmentation et de la consolidation»; ou encore, comme l’écrit Jean Baerchler, sociologue français, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, « le développement vers le capitalisme nécessite des unités politiques souveraines coexistant avec une zone culturellement homogène ». On pourrait citer bien d’autre auteurs qui vont dans ce sens.
Pour Scheidel, l’émergence d’une culture européenne de la connaissance et de la science est ce qui a assuré l’homogénéité culturelle et donc le développement des échanges transnationaux et la compétition.
L’unité culturelle de l’Europe est-elle liée à une langue commune, le latin, et par conséquent à l’Église ? Certes, nous dit Scheidel, sans l’église l’utilisation du latin aurait disparu dès le Ve ou VIe siècle, mais le développement de versions différentes du latin eut lieu de toutes façons en France au IXe siècle et en Espagne au XIe siècle.
Dès le XIIe siècle, les états favorisèrent l’émergence de langues séparées, quoique romanes, une tendance renforcée au XIIIe siècle avec les systèmes d’écriture. À cette époque, la plupart des écrits n’étaient plus en latin. Il n’en reste pas moins que l’Église agit en tant que force d’intégration culturelle. D’ailleurs, Scheidel imagine un empire romain sans christianisme comme une réelle possibilité. L’intégration culturelle aurait-elle pu avoir lieu ? Scheidel ne tranche pas.
Et un monde sans Rome ? La langue grecque aurait-elle pu alors servir de force d’intégration culturelle ? Impossible à dire…Toutes les questions n’ont pas de réponses.
Merci les Goths
Alors, quelles sont les causes profondes de l’émergence de l’Europe ?
La persévérance des disciples d’un obscur prophète juif qui bâtirent un puissant réseau, lequel évolua en une puissante organisation hiérarchique transnationale après la conversion de Constantin ?
En fin de compte, déduit Scheidel, la fracture compétitive qui a caractérisé l’Europe pendant des siècles a compté plus que l’unité culturelle rendue possible par l’Église. Et donc, lorsqu’on cherche à comprendre l’émergence de l’Europe, cela fait-il la moindre différence que l’empire romain ait existé ou non ?
Et Scheidel de conclure que cette fracture compétitive n’aurait pas été possible si l’empire romain avait existé plus longtemps, et par conséquent, dit-il, le plus grand service, l’immense service, que l’empire romain ait rendu à l’Europe, c’est tout simplement de disparaître.
(*) Escape from Rome : The failure of the empire and the road to prosperity
Walter Scheidel
Princeton University Press, 2019
Illustration de l’entête: grande mosaîque de la ville romaine de Leptis magna en Lybie.
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Radiologie de l’empire
Retrouvez l’ensemble des 6 articles de Jacques Trauman
1 – Déploiement stratégique. Offensive-défensive et diplomatie
2 – Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche
3 – Quand notre monde est devenu chrétien
4 – La vie quotidienne à Rome
5 – Andrinople, le jour des barbares. 9 août 378
6 – L’héritage de Rome