Jacques Offenbach, que n’a-t-on écrit sur son oeuvre ! Un homme politique d’envergure interviewé, très récemment, dans une matinale par le journaliste d’une radio thématique revendiquait ses choix éclectiques en matière de musique. Et, en guise de conclusion soutenait avec force et conviction qu’il n’y avait pas de « petite musique ». On peut supposer, à ces propos d’ouverture, qu’il sous-entendait également qu’il n’y avait pas non plus de « petits compositeurs » !
Tant est féroce la tentation d’établir dans le domaine des arts – et, pour ce qui nous occupe ici, l’opéra – des hiérarchies qui tentent, plutôt mal que bien, à coup d’invectives, de jugements hâtifs et péremptoires de dessiner les contours du « bon goût » : c’est-à-dire, bien entendu, celui que l’on prône et défend.
Certains amateurs du « beau chant » tendent ainsi à devenir monomaniaques et hyper-sélectifs. Ils ignorent, peut-être même dédaignent froidement et superbement, des pans entiers de la production lyrique. Certains répertoires sont ainsi regardés avec un doigt de dédain agrémenté d’un soupçon de mépris au profit de compositeurs portés, eux, au pinacle. Jacques Offenbach est souvent rangé dans cette annexe secondaire des compositeurs dits « légers » donc « mineurs » que l’on associe très vite à l’opérette dont il n’est historiquement pas le père.
S’égrènent alors les souvenirs de spectacles de fin d’année montés à la hâte, dans des décors de carton-pâte, des costumes affriolants ou clinquants avec des chanteurs et des musiciens qui s’époumonent pour créer, coûte que coûte, l’illusion d’une fête joyeuse :
« Je suis gai, il est gai
Soyez gai, je le veux »
chante avec conviction Pâris dans le galop qui conclut l’acte premier de La Belle Hélène. A tel point qu’au bout du compte, les spectateurs reprennent en battant des mains alors que pleuvent des promenoirs confettis, serpentins et des ballons sous les yeux ébahis des enfants !
En proie à un mépris toujours vivace qui n’a souvent d’égal que la méconnaissance de l’œuvre du dit « petit compositeur », l’amateur curieux découvre dans l’abondante production une œuvre « Les Contes d’Hoffmann », dont la construction, la facture et, finalement, la beauté font qu’il est un des « opéras » les plus joués au monde.
Petit compositeur avez-vous dit ?
Comment alors comprendre cette aporie qui rend mystérieuse l’apparition d’un processus créateur totalement renouvelé qui justifie, à postériori, le surnom que Giaocchino Rossini avait donné à Jacques Offenbach : de « petit Mozart des Champs-Elysées » ?[1]
Le champagne et ses bulles, la fête et le cancan, le chassé-croisé amoureux entre des couples infidèles… autant de signes accolés, sans vergogne, au compositeur Jacques Offenbach décidément très « léger » tant il semble agiter frénétiquement sa baguette pour faire tourbillonner des hommes en frac et des femmes en crinoline enclins à s’étourdir dans le plaisir sur une musique surchargée d’excitations comblant ainsi le vide.
Pourtant, sous le vernis de ce bonheur un peu forcé et factice, apparaissent les éraflures de la vie, les écailles de la vacuité et, finalement, l’ironie féroce du faux semblant dont, au fond, personne n’est dupe. Il faut, à cette époque, jouer un rôle, être vu et en vue dans une société en pleine mutation : celle du Second Empire qui voit l’ascension de la bourgeoisie. Elle trace vraisemblablement les soubassements de la nôtre : la consommation naissante, l’apparence, l’argent et, surtout, le pouvoir des médias.
Il ressort, manifestement, des pièces légères d’Offenbach une ironie satirique, une peinture acerbe quelques fois acide et désespérante de comportements humains où chacun peut se reconnaître. L’œuvre d’Offenbach renvoie souvent aux spectateurs assis sous les ors et les rouges de ses théâtres leur propre image : et, finalement, la caricature de leurs turpitudes et de leurs petits défauts.
Car l’œuvre entière ou tel aria, sont discrètement paradoxaux. Elle oppose souvent un texte drôle soutenue par une valse triste ou l’inverse en suintant, de ce fait, un arrière-plan déroutant et mélancolique. On rit, mais l’on est parfois au bord des larmes !
Ainsi, La Vie Parisienne, œuvre légère par excellence dans laquelle le compositeur jette aux oubliettes les falbalas antiques pour le costume contemporain trahit, à merveille, son œil aiguisé de moraliste pessimiste. Il dépeint, par touches, une société qui, peu à peu, abandonne la confiance et les règles morales pour le faux- semblant, les chausse-trappes et la quête effrénée d’un plaisir fugace ou frelaté. La musique légère est à l’exact inverse, en gaité, de la tonalité dramatique des soucis et des inégalités qui peu à peu se creusent entre différentes couches de la société. « Si les maîtres deviennent valets » clame le chœur des domestiques travestis en bourgeois dans le salon de Quimper-Caradec, « qui sera là pour nous servir ?[2] ».
Le rire, alors suscité par des quiproquos cocasses, a pour fonction d’atténuer et d’éroder le sordide, la crudité et la violence de situations où le désespoir, la trahison, la solitude et le dispute à l’abandon, à la misère affective ou sociale. D’autant que le compositeur, lui-même, ressemble de plus en plus aux personnages qu’il met en scène.
Exubérance, vitalité et énergie inépuisables, originalité et humour décapants, sens de la répartie et instinct inné de la publicité et du spectaculaire forment un écran de plus en plus opaque autour de lui, rendant sa personnalité profonde presqu’inatteignable. Ce filtre se construit peu à peu, en partie, grâce à une relation quasi incestueuse avec la presse. Elle s’objective par l’intermédiaire de son amitié avec Hippolyte de Villemessant qui lui ouvre, presque quotidiennement, les colonnes de son journal Le Figaro où Albert Wolff, l’ami de toujours, devient l’aède des faits et gestes du compositeur. Quand ce n’est pas lui-même qui rédige les articles ou les billets d’humeur !
En ce sens, il s’exile de lui-même pour les autres et peut-être pour lui-même qui s’est engoncé dans ce rôle de « roi du Second Empire[1] », rôle qui, peu à peu devient un carcan.
Jusqu’à ce que, malade et peaufinant la partition des Contes d’Hoffmann, il écrive à sa fille quelques semaines avant sa mort dans une métaphore identificatoire proche de l’Olympia des Contes… : « je crois que le ressort de la poupée est détraqué ».
Car, malgré les succès et la vie trépidante, l’homme est tenaillé par l’échec ou les demi-succès répétitifs connus à chacune de ses tentatives opératiques dans les prestigieuses institutions parisiennes. Si la liste de ses succès « kolossaux » dans le domaine de l’opéra -bouffe est impressionnante, celle de ses échecs ou demi-succès lors de tentatives opératiques ne l’est pas moins.
Lui est finalement refusée la place convoitée au cénacle des compositeurs dits sérieux dont Mozart, dans le panthéon personnel du compositeur, est la figure tutélaire. Le paradigme.
Offenbach comme l’Ulysse d’Homère se voit déraciné de son pays tranquille et du cocon familial. Il se croit missionné pour de hauts faits. Non par les dieux mais par la volonté d’un père qui lui demande non pas d’assiéger et d’occuper Troie mais d’investir Paris, alors capitale artistique incontournable. C’est l’exil certes. Mais un exil particulier.
Après vingt années de galère où il vivote, Offenbach comme Ulysse, dans deux registres différents, accèdent à l’apothéose[2]. L’odyssée d’Ulysse, rapportée par Homère, qui le ramène, après un voyage peuplé d’embûches et de dangers, à son point de départ – Ithaque – est, comme pour Offenbach, au cours de ces années difficiles, la métaphore d’un exil de soi-même et d’une crise existentielle qui, peu à peu, le ramène au matériau sur lequel s’appuie l’acte créateur : les « cendres de son cœur ».
Ainsi dans le dernier acte des Contes d’Hoffmann, le héros se voit exiger, par la courtisane dont il rétribue les charmes, son reflet comme gage de son attachement indéfectible. Habile artifice d’un librettiste[3]réellement inspiré connaissant admirablement l’œuvre de E.T.A Hoffmann – dont est tiré le livret de l’opéra – mais surtout en étroite harmonie, presqu’en osmose, avec celui – le compositeur- pour lequel il versifie jusqu’à réussir à faire surgir le fantastique d’un acte vénal banal ? Ou bien est-elle simplement l’action symbolique d’un homme désabusé et prêt à tout – y compris à vendre son âme – comprenant intuitivement l’impasse dans laquelle il s’est fourvoyé.
La perte des forces, la maladie vont soudain confronter le compositeur à la nécessité de reconquérir cette histoire c’est-à-dire ces parts exilées de soi-même, « ces cendres de son cœur[4] » qui, logiquement, font cruellement défaut à son inspiration opératique. Car c’est dans ces cendres que le compositeur trempe la plume qui lui fera couvrir de notes les portées de sa partition.
Confronté à la mort qui se profile et au désir qu’il a de faire face à cette ultime lever de rideau, dans un dernier sursaut, il va devenir, sous le couvert d’Hoffmann mais sous la plume d’Offenbach, son propre narrateur : c’est-à-dire son aède.
L’histoire d’Hoffmann dont Barbier et Carré avait tiré une pièce à succès passionna Offenbach à sa création. Grâce aux vers inspiré de Barbier[1], le compositeur s’attèle à trois années d’un travail probablement douloureux qui sera interrompu par la mort du compositeur avant le point final et le dernier claquement de cymbales.
Alors s’exhument les mots pour dire ce que le texte retrouvé de la valse de Zimmer[2], trace mnésique indélébile, mettra à jour de manière plus crue : la douleur de l’abandon, la peur de la mort…les souvenirs et la nostalgie du vert paradis de l’enfance brutalement interrompu.
La Chanson de Kleinzach qui ouvre, sur un mode bouffe léger, le prologue de l’opéra opère une transformation radicale du style d’écriture musicale du compositeur.
Le comique, au service de la description d’un personnage, Kleinzach, proche des caricatures multiples d’Offenbach s’étalant complaisamment dans les colonnes des journaux n’est plus seulement au service de l’effet recherché : le rire.
Le style léger est soudain, momentanément mais radicalement subverti pour laisser apparaître, au cœur même de la composition légère, un mouvement d’écriture beaucoup plus dramatique et mélancolique – opératique ? – qui laisse s’exprimer les souffrances enfouies où soudain « les ombres chères surgissent[3] ». C’est-à-dire au-delà des images : le sens historique et affectif de cette douleur lancinante mille fois rejetée.
« Je quittais comme un fou la maison paternelle Et m’enfuis à travers les vallons et les bois ! »…. « …Et comme notre char emportait sans secousse Nos cœurs et nos amours, sa voix vibrante et douce Aux cieux qui l’écoutaient jetait ce chant vainqueur Dont l’éternel écho résonne dans mon cœur. »
retraçant trait pour trait, dans le vif de la blessure, la douleur de l’abandon, de la perte qui conduisent peu à peu à un exil de soi faussement protecteur dont la figure est dupliquée dans celle du reflet donné à la courtisane.
Les Contes d’Hoffmann sont la lente et douloureuse reconquête de ce reflet perdu, patiemment retissé à l’aune d’une fiction, qui, enfin réappropriée, fera apparaître en pleine lumière les blessures qui forment le génie propre d’Offenbach. Le compositeur est, décidemment, proche d’Ulysse qui, après un voyage de retour vers Ithaque qui tient beaucoup de la confrontation avec ses démons internes, doit, sur le rivage de son royaume certes chasser les prétendants venus à la curée pendant son absence mais surtout mettre de l’ordre dans sa tête avant que de retrouver les siens.
L’éclosion de cette vérité enfouie au plus profond de lui-même fera d’ailleurs dire à l’un de ses plus féroces contempteurs, le journaliste Ernest Reyer, « Je doute, ai-je écrit quelque part il y a bien des années déjà, qu’une œuvre sorte de la plume de qui a écrit les excentricités d’Orphée aux enfers et de La Belle Hélène.
Eh bien, je me suis trompé. »
Par un de ces pieds de nez dont l’histoire a le secret, le compositeur « léger » ayant commis de la « petite musique » peut s’asseoir, dignement, dans le cénacle des illustres aînés tant admirés qui, eux, en ont fait de la « grande » !
Cela le réinscrira, du même coup, dans la communauté des hommes et des femmes qui n’ont d’autres choix que d’assumer leur histoire et les blessures qui l’accompagnent.
Lorsque le 10 Février 1881, le rideau tombe : c’est un triomphe. Posthume puisque le compositeur repose en paix au cimetière de Montmartre depuis quatre mois.
Les Contes d’Hoffmann ou le reflet retrouvé de Jacques Offenbach
Jean-Pierre Vidit
Préface de Jean-Claude Yon
éditions Symétrie. 22€
[1]Michel Carré le co-auteur de la pièce est décédé en 1872.
[2]Il s’agit du texte d’une valse dite Valse de Zimmer du nom de son compositeur que la mère du jeune Jakob lui chantait pour l’endormir et dont il mit plus de vingt années à recouvrer les paroles.
[3]Pour reprendre l’heureuse expression de Freud à propos des personnages du rêve signifiant que derrière les personnages fantasques du rêve se cachent les figures tutélaires si ardemment aimées ou haïes.
[1]Selon l’expression d’Alain Decaux dans son ouvrage éponyme de 1970.( Paris Ed Rombaldi)) Il faut juste préciser qu’Offenbach ne fut jamais l’intime de la famille impériale qui le tenait à une distance prudente et ne reçut d’elle aucune prébende.
[2]L’apothéose était, dans la tradition grecque le fait de devenir, par la volonté des dieux, immortel.
[3]Il s’agit de Michel Carré.
[4]Comme le chante la Muse à l’extrême limite de l’épilogue qui clôt l’opéra
[1] Voir le livre de l’auteur
[2]La Vie Parisienne est créée en Octobre 1866 pour l’Exposition Universelle et à 4 ans de la guerre de 1870.