L’abominable assassinat de M. Samuel Paty a plongé la France et tous ses amis, dont je suis, dans la stupéfaction et l’horreur. On ne saurait trouver de mots assez durs pour condamner le fanatisme du meurtrier ni de paroles assez justes pour réconforter les proches de M. Paty, ses collègues, ses élèves.
Si l’on ne veut pas que ce crime atroce reste dans le domaine de l’absurde pur et simple, il faut prendre sur nos émotions et tenter de revenir posément sur son mobile, à savoir la présentation d’une certaine caricature du prophète Mahomet aux élèves de M. Paty.
De nombreuses personnalités se sont déjà exprimées pour rappeler dans une quasi-unanimité le droit absolu à l’expression par la caricature et, pour les enseignants, le devoir de le faire connaître en tant qu’emblème de la démocratie. La liberté de tout caricaturer a été revendiquée au point de s’imposer comme une sorte d’acte de foi républicain, affirmé avec des accents d’infaillibilité par les plus hautes autorités.
Cette sacralisation est-elle le meilleur moyen de faire pièce à l’obscurantisme religieux des islamistes ? On peut se le demander. Des esprits éclairés ne devraient-ils pas éviter l’intransigeance a priori ? Ne devraient-ils pas proposer plutôt de soumettre le problème soulevé par certains dessins de presse à un examen critique ? Il est légitime, en effet, de se demander si toutes les caricatures sont également défendables. Il y a de bons livres et des navets, de bonnes peintures et des barbouillages, pourquoi toutes les caricatures se vaudraient-elles ? Il n’est pas question, bien entendu, d’interdire les navets et les barbouillages, mais il n’est pas indifférent de les discerner d’avec les chefs-d’œuvre.
La caricature est un medium dont la force extraordinaire résulte de son caractère visuel, de son habileté à forcer le trait, de sa brièveté, de son humour. Une caricature intelligente dans un journal vaut cent éditoriaux. Elle suscite spontanément la sympathie et l’adhésion selon le vieil adage : « J’ai ri, donc je suis convaincu. » L’humour constitutif de la caricature comporte un caractère irrévérencieux qui en fait tout le sel. Mais c’est là aussi que gît le lièvre. Jusqu’où peut aller l’irrespect ? Ne connaît-il aucune borne ? Ou, si l’on veut, d’une manière plus générale, la liberté d’expression est-elle illimitée ?
Dans leurs textes fondamentaux, toutes les démocraties garantissent cette liberté, mais en répriment les excès, comme la diffamation, par exemple. Mon propos, cependant, n’est pas d’invoquer la justice ou les sanctions. Il s’agit simplement de s’interroger sur le bon usage d’un droit.
En effet, à côté de caricatures aussi virulentes qu’excellentes sur tout sujet, y compris religieux, – ainsi celle de Cabu, où le prophète s’écrie qu’il est dur d’être aimé par des cons, qui dénonçait avec justesse les extrémistes –, il existe manifestement des caricatures, dépourvues du moindre argument polémique, qui ne sont que des agressions méchantes et gratuites contre des individus ou des communautés. Faut-il les abriter derrière la garantie de la liberté d’expression ? Ne lui font-elles pas plutôt injure ? Et n’est-ce pas pure hypocrisie de leurs auteurs d’en appeler à cette liberté ? En fait, aucun caricaturiste ne considère qu’il a le champ totalement libre, tous pratiquent l’autocensure. Pourquoi des caricatures sur l’islam et pas de caricatures sur les homosexuels, les noirs, les Juifs ? Parce que l’opinion publique, à juste titre, ne saurait les tolérer. Les flibustiers s’en prennent donc aux cibles qui ne sont pas protégées par le consensus social, en tablant sur une connivence douteuse avec le goût du mal qui sommeille en chacun de nous.
Comme tout acquis démocratique, le droit de s’exprimer devrait s’inscrire dans les idéaux si noblement portés par la France : la liberté qui permet à chacun de faire valoir son point de vue, l’égalité qui traite tous de la même manière, mais aussi la fraternité qui invite à agir non pour la division mais pour l’union au sein de la nation.
Dans cette optique, les professeurs ont un rôle essentiel à jouer. La liberté d’expression par la caricature ne peut être présentée en classe comme un dogme, elle doit être soumise à l’esprit critique. Enseigner, ce n’est pas endoctriner, c’est apprendre aux élèves à exercer leur intelligence. La caricature ne constitue pas une question à part des questions qu’on soumet à leur capacité à raisonner dans les autres disciplines. Avec franchise, sans provocation, il s’agit de les amener à exprimer leurs impressions d’abord, puis à soumettre à un examen raisonné les productions des caricaturistes en sorte de distinguer celles qui sont conformes aux idéaux républicains de celles qui ne le sont pas.
Si l’on veut que la caricature cesse d’être un objet de désunion, il faut le plus tôt possible créer dans la jeune génération un consensus à son sujet par-delà les sensibilités notamment religieuses. C’est le rôle de l’école de travailler à ce consensus, qui ne saurait s’obtenir que par la faculté sur laquelle tous ont le plus de chance de s’accorder : l’intelligence, ennemie des dogmatismes de tout bord.
Illustration de l’entête: Cabu, Charlie-Hebdo « Il faut voiler Charlie-Hebdo »
Citation BnF : « Au nom de la défense de la liberté d’expression, Charlie Hebdo a publié en février 2006 plusieurs caricatures représentant le prophète Mahomet et mettant en scène l’extrémisme islamique. Poursuivi pour « injure publique » par plusieurs organisations musulmanes, le journal satirique a été relaxé le 22 mars 2007 : en France, les religions, quelles qu’elles soient, peuvent faire l’objet de critiques et de satires. Le verdict a permis de rappeler que « le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions. »