Es mórto ! « Elle est morte ! »
Fréric Mistral, Mirèio, Chant douzième , « La Mort ». Andréa Guiot (1928-2021)
L’annonce du décès d’Andréa Guiot, a ranimé d’anciens souvenirs quand la jeune génération des chanteurs français partait à la conquête des théâtres de province pour se faire connaître et n’hésitait pas à traverser la Méditerranée pour chanter à Alger, Oran, Constantine… Le public d’Algérie, héritier de multiples cultures méditerranéennes, aimait les belles et grandes voix. Se faire applaudir par lui ne manquait pas d’attirer l’attention du monde lyrique métropolitain.
C’est ainsi que reviennent à mon esprit, les images des prestations à Oran, entre 1958 et 1960, d’une jeune soprano venue chanter Mimi, Mireille et la princesse Mathilde (Guillaume Tell). La fraîcheur de sa voix et son allure juvénile convenaientparticulièrement à ces personnages. Mais il y avait bien plus : la beauté du timbre s’épanouissait dans des aigus sonores et puissants, et les piani étaient remarquables, le tout dans une ligne de chant parfaite. À cela s’ajoutait la sincérité avec laquelle elle investissait ses rôles, particulièrement celui de Mireille.
Andréa Guiot le reconnaissait elle-même : « Le rôle faisait partie de ma culture et de ma vie et quand j’ai ouvert la partition, je connaissais déjà le rôle ». Encore fallait-il avoir sa technique et ses moyens vocaux pour assumer la longue scène dans le désert de la Crau, au cours de laqueIle l’héroïne passe de l’abattement le plus profond au délire qui la mène à la mort. Là où certaines sopranos légères peinent à exprimer pleinement la tourmente émotionnelle qui saisit l’héroïne, elle plongeait le spectateur au cœur même de sa désespérance. Elle lançait la dernière exhortation que Mireille s’adresse à elle-même, « En marche ! », en traversant la scène, avec une puissance vocale sans faille.
À cet égard, sa prestance physique la rendait tout autant crédible dans les personnages nobles, ce qui n’évitait pas toujours les pièges de la mise en scène : alors qu’elle chantait, dans Guillaume Tell, la princesse dont Arnold est amoureux, ce dernier apparaissait en haut d’un escalier qu’il descendait pour la rejoindre sur le plateau. Ce soir-là, il s’agissait de Tony Poncet. Adulé par le public, il était connu pour sa stature inversement proportionnelle à l’étendue de son registre aigu, faiblesse qu’il tentait de compenser par d’épaisses semelles. En vain. Par un curieux effet cinétique, plus il se rapprochait du sol, plus il semblait rapetisser et elle grandir, ce qui déclencha quelques rires dans la salle, mais n’enleva rien au plaisir musical de la soirée et aux souvenirs exceptionnels que le public en garda.
Andréa Guiot était née à Garons, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Nîmes, le 11 janvier 1928. Comme Mady Mesplé, disparue l’an dernier, elle avait découvert l’opéra avec Faust, donné dans les arènes de Nîmes, quand elle avait quatre ou cinq ans. Quand son père, amateur de taureaux et d’opéra, découvre qu’elle a une voix, il la présente à un ténor catalan installé à Nîmes, qui lui donne des cours pendant trois ans. Il lui conseille alors de passer le concours d’entrée du Conservatoire National de Paris. En 1955, elle obtient les premiers prix de chant et d’opéra et le prix Osiris qui récompense, en supplément, l’un des premiers prix du Conservatoire. Comme c’est l’usage, la soprano intègre la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux et devient membre de la troupe de l’Opéra-Comique de Paris, puis de l’Opéra de 1956 à 1978, c’est-à-dire jusqu’à la dissolution, décidée par Rolf Liebermann, de cette structure.
C’est ainsi qu’avant même de chanter sur les scène parisiennes, Andréa Guiot avait débuté à Vichy, en 1954. Puis suivirent des prestations à Nancy (Marguerite de Faust) et à Strasbourg (L’Amour des trois oranges),en 1955. Elle est engagée salle Favart en janvier 1956, dans le rôle d’Antonia (Contes d’Hoffmann) qu’elle chantera de 1957 à 1973. À l’Opéra-comique, elle est progammée dans Madame Butterfly, Manon, La Bohème, Carmen (Micaela), Paillasse (avec José Luccioni en 1956, Tony Poncet en 1957), Cosi fan tutte où, en 1963, elle succède à Elizabeth Schwarzkopf dans le rôle de Fiordiligi.
Elle fait ses débuts à Garnier, le 23 juin 1957, dans Le Martyre de Saint Sébastien, puis, à partir de 1959, elle y interprète les rôles de premiers plans : Marguerite de Faust, et le 10 novembre de la même année, elle incarne Micaela aux côtés de la Carmen incandescente de Jane Rhodes, dans la célèbre production de Raymond Rouleau qui marqua avec éclat l’entrée de l’ouvrage à l’Opéra alors qu’il était cantonné jusque-là à l’Opéra-Comique.
C’est à cette occasion que la télévision française assure la première diffusion en direct d’une œuvre lyrique par l’unique chaîne disponible alors en France. L’arrivée du Général de Gaulle à l’Opéra est grandiose : son parcours, balisé par un tapis déroulé depuis la descente de sa voiture officielle jusqu’à la montée de l’escalier extérieur, se déroule au son des trompettes d’Aida. Le Ministre d’État chargé des Affaires culturelles, André Malraux, accompagné de son épouse Madeleine Malraux, pianiste renommée, l’accueille à son arrivée. Dans la salle, le parterre et les principales loges sont réservées à des personnalités du « Tout Paris ». L’intérêt porté à l’art lyrique par la France politique et mondaine a bien changé depuis. De cette soirée, et de toutes celles qui suivirent, il ne reste qu’un disque d’extraits, paru en 1960, chez Philips, alors qu’une intégrale avait été envisagée – les producteurs français ont toujours été timorés ! Andréa Guiot y chante sa première Micaela discographique.
Le 28 avril 1962, elle participe, dans le rôle-titre, à la 1000e représentation de Mireille à Favart, aux côtés d’Alain Vanzo, ténor qu’elle retrouve dans Roméo et Juliette en 1963. Elle reprend son rôle fétiche pour le Festival d’Orange de 1964, dans le cadre prestigieux de son théâtre antique. Elle se produit régulièrement dans le reste de la France,à Bordeaux, Toulouse, Vichy, Nice et surtout à l’Opéra du Rhin de Strasbourg. L’arrivée de Rolf Libermann, nommé à la tête de RTLN en 1973, va malheureusement constituer une entrave à sa carrière parisienne, comme à celle d’autres grands chanteurs qui n’avaient que le tort d’être français.
Cependant si Andréa Guiot reste au sein de la troupe de l’Opéra, elle y sera notoirement sous-employée jusqu’en 1980 (quelques Mimi, une des filles-fleurs dans Parsifal, Helmwige dans La Walkyrie, quelques Marguerite quand Freni abandonne la production de Lavelli). Pourtant, elle avait d’autres rôles à son répertoire : outre la Juliette de Gounod, Teresa (Benvenuto Cellini de Berlioz), la Traviata, Marzelline (Fidelio), elle a chanté Mozart (Donna Elvira dans Don Giovanni). Son dernier grand rôle à Garnier, fut celui de Liu : elle y fut remarquable, en 1968, dans les ultimes représentations, mises en scène par Margherita Wallmann, de Turandot,aux côtés de la grande Birgit Nillson et de James King. Sans oublier Alice Ford dans Falstaff (1973), avec notamment Tito Gobi et Fedora Barbieri.
Finalement c’est à l’Opéra du Rhin à Strasbourg où elle chante Desdemoneen 1973, et Butterfly en 1974, qu’elle donne sa dernière prestation scénique, en 1975, avec l’Élisabeth du Don Carlos de Verdi. Elle expliquera que ce rôle lui avait semblé être la limite de ce qu’elle pouvait chanter, alors qu’on la poussait à continuer, à tort, pensait-elle, dans cette direction. Lucidité, sagesse, humilité ? Surtout respect pour un art qu’elle ne voulait pas trahir.
En revanche elle s’est produite également à l’étranger : en 1961, au Festival de Wexford en Irlande (Mireille) ; en 1962, au Festival de Baalbek au Liban ; en 1963, à Chicago (Marguerite de Faust) ; en 1964, au Carnegie Hall à New York, dans les Dialogues des Carmélites, sous la direction de Georges Prêtre, ouvrage qu’elle rechante en 1965, au Teatro Colón de Buenos Aires, ce qui était une première dans cette salle. L’année suivante, elle y reviendra dans l’Euridice de Gluck. En 1964, à l’Opéra écossais de Glasgow, elle reprend, la Marguerite de Gounod. Le Staatsoper de Vienne, l’Opera House de San Antonio-Texas et celui de Philadelphie l’applaudiront dans ce même rôle peu de temps après. Au New Jersey State Opera de Newark, elle est Micaela, en 1975,
De surcroît un de ses atouts était la possibilité pour sa voix de s’épanouir dans le plein air des représentations dans les arènes de Nîmes et de Cimiez et dans les théâtres antiques d’Arles et d’Orange où elle fut Micaela, Juliette, Mireille, Marguerite.
Alors, sans faire d’adieux officiels, elle abandonne définitivement sa carrière entré 1993 et devient professeur au Conservatoire National de Paris. Elle enseigne également à Lyon, Toulouse, Marseille, Montpellier.
D’ailleurs elle était revenue vivre sur les terres de son enfance, tout en continuant à suivre la vie lyrique française. C’est ainsi que nous avons pu la surprendre au festival d’Orange, lors d’un entr’acte, discutant avec le critique musical Antoine Goléa. Elle s’était découvert une nouvelle passion pour la peinture et ne se lassait pas de chercher son inspiration dans les magnifiques paysages de sa région.
Ainsi s’est-elle éteinte le 15 février 2021, à Nîmes, victime de la covid 19.
Que nous reste-il comme témoignages de cette voix limpide, à la projection et à l’homogénéité remarquables sur une large tessiture, qualités qui allaient de pair avec une diction impeccable ?
Hélas, peu de choses, comme pour beaucoup de ses collègues qui ont eu le malheur d’être des chanteurs français, dans les années 1950-70 : ils ont enregistré souvent de simples extraits, dans des conditions sonores souvent précaires pour des labels français qui n’ont pas toujours été repris par les grandes firmes intenationales.
En dehors de Micaëla, dans la célèbre Carmen de Callas (1964), dirigée par Georges Prêtre et de Véronique (1969) avec Mady Mesplé, toujours disponibles chez EMI/Warner, il existe, en vinyle, des extraits de GuillaumeTell (1970), avec Nicolai Gedda, Ernest Blac, dirigés par Alain Lombard chez EMI qui ne peuvent se trouver que d’occasion. Ainsi chez Adès, les extraits des Contes d’Hoffmann (1968, rééd. 1987) avec Lance, Mesplé, Sarroca, Massard, Bacquier, direction Jésus Etcheverry (excusez du peu !), ceux, en français, de Cavalleria rusticana (1965, rééd. 1987, avec Sarroca, Vanzo, Massard, direction R. Giovaninetti), mériteraient certainement une réédition. Malibran a exhumé, en 2011, une intégrale d’Hérodiade (1957) avec Guy Fouché, Charles Cambon, dirigé par Albert Wolff, tous de grands artistes injustement oubliés. Il existe sous le même label, dont la distribution reste très aléatoire, un récital d’extraits d’opéra consacré à Andréa Guiot, publié en 2013.
La France fait décidément peu de cas de ceux qui ont servi l’opéra français. Mais la faute en revient à ceux qui ne les ont pas fait chanter dans leur propre patrie
Illustration de l’entête/ Pochette du disque publié par Malibran : La troupe de l’Opéra de Paris/ Andréa Guiot