Saison 1/épisode 3
La guerre des livres au coeur de la French Theory
La «French Theory» continue de s’étendre. À cet égard durant les années Reagan, les minorités défilent sur le campus de Stanford au cri de «Hey, hey, ho, ho, Western culture’s got to go», ce qui fera la une des journaux. En 1988, toujours à Stanford, cette université remplace son programme d’enseignement dénommé «culture occidentale», par «culture, idées, valeurs», dont toute référence à l’Occident est retirée; en 1991, à l’université du Michigan, des étudiantes noires boycottent un cours de Women’s Studies parce qu’un tiers seulement des livres étudiés sont écris par des «non-blanches».
C’est qu’en effet on y dénonce l’ethnocentrisme de Shakespeare, la misogynie de Balzac, le colonialisme de Defoe, tandis que l’historien noir Leonard Jeffries déclare la guerre à la culture blanche. «Car relativité n’est pas relativisme, concluait sur ce point Edward Said, en se félicitant que pour la première fois dans l’histoire moderne, l’imposant édifice du savoir et des humanités reposant sur les classiques des lettres européennes ne représente plus qu’une fraction des interactions humaines et des relations réelles qui ont lieu aujourd’hui dans le monde». «Les minorités réclament une plus grande diversité culturelle du canon, ou même son abandon au titre du sexisme et de son racisme», note Cusset.
Ainsi, «réformer les programmes d’étude, pense Henry Louis Gates, pour pouvoir rendre compte de l’éloquence comparable des traditions africaines, asiatique ou Moyen-Orientales, c’est commencer à préparer nos étudiants à leur rôle de citoyens d’une culture mondiale».
À ce titre Deleuze pouvait alors parler de l’Amérique contemporaine comme «travaillée par un «black English», un «yellow», un «red English», un «broken English», comme d’un langage tiré au pistolet des couleurs».
Dans l’autre camp on réagit
On parle de «survie de l’Occident», un journaliste du New-York Times parle de «guerre des livres», William Benett, secrétaire à l’éducation de Reagan, déplore une défaite de l’Occident contre «l’ignorance et l’irrationalité»; ou encore Allan Bloom qui déclare «Shakespeare ou rien».
«Contre le modèle multiculturel…des années 1980 qui anime la mosaïque socio-culturelle américaine, indique Cusset en parlant des conservateurs américains, ils défendent les thèses universalistes et intégrationnistes d’une culture dominante, hiérarchique, à laquelle il convient de se plier».
À tel titre, le Chicago Tribune, en 1991, accuse le professorat de rien moins que « de crime contre l’humanité», tandis que le New-York Post veut se débarrasser «des flics PC de la littérature».
Pendant ce temps là…
Gloire au soft-power américain.
Ainsi «en parlant de la Théorie Française, Cusset note que «son interprétation américaine n’est qu’une des multiples formes qu’à prise la Théorie Française à travers le monde, de Pékin à Bogota, des néolibertaires russes aux activistes brésiliens -ou encore pour ses traductions, du coréen au swahili…car les Etats-Unis exportent aussi leurs vogues théoriques…au point que la French Theory passe souvent par Stanford ou Columbia avant d’accéder aux campus moins bien lotis des nations subalternes. Une telle domination directe de la machine universitaire américaine explique qu’en ces pays la Théorie Française ait circulé d’abord sous la bannière de ses vulgarisateurs américains».
Mais quid de la France ?
Au moment où les États-Unis et le monde embrassaient sans réserve les philosophes de la déconstruction, la France, paradoxalement, leur tournait le dos ! Cela, les laudateurs américains de la Théorie Française ne l’avaient pas prévu ! «Ainsi la France a t-elle répudié sans broncher ses maîtres à penser d’hier. Puis elle a barré la route aux politiques identitaires en provenance d’Amérique, et aux théories de la société comme enchevêtrement de communautés».
Certes, Francois Cusset le regrette, puisque «ce que tous les rationalistes français, sûrs de leur fait, voient ici un peu vite comme une vieille rengaine structuraliste, un «linguistic turn» mal digéré, ou même un relativisme textuel «d’amerloques», correspond tout simplement à ce qui se fait et se pense, bon an mal an, depuis un quart de siècle dans le reste du champs intellectuel mondial».
Ce qui précède avait été écrit en 2003. Mais depuis, les choses ont changé. En France, le débat s’est réouvert et la French Theory est revenue chez nous sur un mode boomerang.
A titre de simple exemple, de l’autre côté du spectre, le livre que vient juste de publier Pierre-André Taguieff, philosophe, historien des idées, directeur de recherches au CNRS, «L’imposture décoloniale» (Paris, Editions de l’Observatoire/Humensis, 2020), énonce que «le décolonialisme est la maladie sénile de la gauche intellectuelle contemporaine».
Dans cet esprit et dans une interview donnée au journal Le Point le 10 novembre 2020, il déclare que «les idéologues décoloniaux appellent en effet à rompre totalement avec le passé maudit de la France et plus largement de l’Europe et de l’Occident, dont ils réduisent l’histoire à celle du racisme, de la traite négrière, du colonialisme et de l’impérialisme…ils rejoignent en cela les artisans-militants d’une contre-histoire dire «mondiale» ou «globale», obsédés par la déconstruction du roman national français.. ils ne voient dans l’universalisme, celui du judéo-christianisme comme celui des Lumières, que l’expression d’un eurocentrisme qu’ils s’efforcent frénétiquement de déconstruire…ils criminalisent au passage la laïcité, dans laquelle ils ne voient qu’intolérance et rejet de la diversité, refus des saintes «différences».
Nous voilà donc en plein dedans…
Imposture intellectuelle
Un livre, «Impostures intellectuelles» (Odile Jacob 1997), -en anglais «Fashionable non-sense»-, paraît en 1996. Les deux auteurs en sont Alan Sokal et Jean Bricmon. Leur livre dénonce l’ineptie de la Théorie Française.
Qui sont ces deux auteurs ?
Alan Sokal est un physicien américain, professeur à New-York University et à l’University College de Londres.
Quant au parcours de Jean Bricmon il est plus compliqué. En effet il est physicien et essayiste, et est membre de l’Académie Royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. Il est présenté en 2015, précisément par Pierre-André Taguieff et par Bernard Henry-Lévy comme un anti-sioniste, négationniste et un antisémite, et Conspiracy Watch note qu’il s’est spécialisé dans la dénonciation de «l’extraordinaire influence sur notre vie politique des réseaux pro-israéliens».
Pour ajouter un petit «twist» à cette histoire, notons que dans l’autre camp, en 1986, le New-York Times avait dénoncé le passé collaborationniste de Paul de Man, un grand derridien devant l’éternel. Jusqu’en 1942, Paul de Man avait tenu, dans le journal belge Le Soir, une rubrique antisémite où il avait dénoncé, le 4 mars 1941, «les Juifs dans la littérature contemporaine».
Ces révélations sur Paul de Man, ajoutées aux compromissions de Martin Heidegger -référence clef de la déconstruction- avec le régime nazi, avaient de quoi jeter quelque trouble…Du coup, un lien est fait entre le «racisme à l’envers» des déconstructionnistes et des zélateurs du PC. Bref, dans cet imbroglio, c’est à ne plus rien y comprendre, d’autant que Paul de Man a pour collègue dans la déconstruction les philosophes Harold Bloom et surtout Derrida, tous deux Juifs.
Quoi qu’il en soit, dans leur livre, Sokal et Bricmon dénoncent le «jargon», la «charlatanerie», «l’intoxication verbale», le «mépris pour les faits et la logique», le «rejet de la tradition des Lumières», «l’absence manifeste de pertinence de la terminologie scientifique» employée, les «confusions intellectuelles, l’irrationalisme et le nihilisme» des déconstructeurs. Pour Sokal et Bricmon, «si ces auteurs semblent incompréhensibles, c’est pour la bonne raison qu’ils ne veulent rien dire».
Pour détendre l’atmosphère
Pour mettre tout le monde d’accord, Alan Sokal, en 1996, envoie au comité éditorial de la revue déconstructrice «Cultural Studies», un texte qui s’intitule «Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantitative». De fait, ce texte, bien évidemment un canular, regroupe des formules pseudo-scientifiques qui ne veulent rien dire, avec des citations bien réelles de Derrida et Kristeva à l’appui.
La revue accepte le texte pour le publier dans un numéro spécial sur la «Guerre des sciences». Sokal, dans son article, met sur le même plan le concept d’égalité dans la théorie des ensembles et dans le féminisme radical, le «déplacement» dans l’inconscient lacanien et dans la physique quantique, ou la «relativité générale» chez Einstein et Derrida. C’est une superbe bouffonnerie, que Sokal révèle un mois plus tard dans la revue «Lingua Franca».
Les journaux s’emparent du sujet, du New-York Times au Boston Globe, du Los Angeles Time au New-York Post. Bruno Latour, dans un article du Monde daté du 18 janvier 1997, «Y a-t-il une science après la guerre froide», parle du «derridium et Lacanium qui menacent les universités américaines d’une dépendance pire que celle du crack». Les revues marxistes rappellent que Sokal avait enseigné au Nicaragua du temps des sandinistes, tout en mentionnant quand même que ni «Cultural Studies» ni les chancres de la déconstruction ne peuvent légitimement se réclamer de l’extrême gauche.
On n’a pas fini de s’amuser…
La Suite de cette série/mise en ligne Mardi 2 mars
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée.
Calendrier de publication de notre série
À l’aube du XXIéme siècle
Par Jacques Trauman
Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faire. Jeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournant. Vendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février
Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondiale. Mercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de Pollock. Jeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art. Vendredi 5 mars
Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf ». Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars
(*) «French Theory», François Cusset, La découverte, 2003