Saison 2
Épisode 5
Quand un jeune homme de bonne famille…
Il était baron. Il avait 31 ans en 1945 et son nom était Bernd Freytag von Loringhoven. Sa famille, établie dans les Pays baltes depuis le XVème siècle, s’était enfuie en Poméranie après la victoire des bolcheviks en 1919. Bernd von Lorninghoven fera carrière dans l’armée. Officier d’ordonnance du général Wenck, dont on reparlera plus tard, il rejoint l’état-major du général Guderian, puis devient aide de camp du général Krebs.
Son cousin, Wessel Freytag von Loringhoven, fournira le détonateur et la charge explosive destinée à être utilisée lors de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, mais Bernd von Loringhoven ne fut pas inquiété. Mieux même, il fut nommé aide de camp du général Guderian, chef d’Etat-major général de l’armée de terre, et à ce titre, il assistera, en 1944 et 1945, aux briefings quotidiens avec Hitler; il finit même par le suivre dans le Führerbunker du 23 juillet 1944 au 29 avril 1945.
«Pourquoi tu ne tues pas ce porc?», lui demanda un jour Thilo von Werthern, un de ses camarades, officier comme lui, et qui savait que Lorninhoven voyait Hitler tous les jours; Bernd lui répondit que c’était impossible, car, comme chaque participant, il était minutieusement fouillé avant chaque réunion de situation militaire.
…Rencontre un homme affable
«Quand Hitler le voulait, il pouvait être très aimable. Il parlait alors d’une voix douce sur un ton cordial et chaleureux, dit Lorninhoven…ses visiteurs étaient frappés de sa bienveillance. Dans les conversations, il appréciait d’instinct le comportement ou le rayonnement personnel de ses interlocuteurs, autant que leur capacité de résistance. Face à un contradicteur, il montait tout de suite au créneau, ne lui donnant même pas le temps de conclure son argumentation…dans les affaires militaires, Hitler savait rallier à ses idées les plus hauts gradés. Ceux qui allaient le voir avec l’intention de le mettre en garde contre des erreurs évidentes revenaient le plus souvent «convertis». Mais « en autocrate avisé, Hitler répugnait à partager une once de pouvoir et s’appliquait à entretenir une constante division parmi ses subordonnés…ce qui n’empêchait pas Hitler de s’en prendre à ses proches d’une manière glaciale. Il lui suffisait d’un geste ou d’une pose, sans le moindre mot. Je le vois encore devant moi se pencher, le dos vouté, la tête enfouie dans les épaules, au dessus de la table des cartes, et ruminer silencieusement. Cet homme respirait la cruauté. Il avait droit de vie ou de mort sur chacun d’entre nous».
Dans le bunker de Hitler
Mais l’extraordinaire parcours de ce jeune officier ne s’arrêta pas là. Durant les longs mois passés auprès du Führer, il avait rempli 4 carnets de notes, dont il se servit pour publier ses mémoires en 2006 (*). Dépourvues de tout apitoiement inutile, les mémoires de Loringhoven ne font que relater les faits, ce qui ne les rend que plus puissantes et bouleversantes.
Dans ce droit fil, nous allons maintenant relater les derniers jours de la vie au sein du Bunker, en nous appuyant sur le chapitre 10 du livre, «Dans la fièvre du Bunker».
Situé à 8,2 mètres sous les jardins de la Chancellerie du Reich, le bunker fut construit en 1936 (et agrandi en 1943) par Albert Speer; il comprenait une trentaine de pièces sur deux niveaux. Hitler s’y installa le 16 janvier 1945, et fut rejoint par Martin Bormann, Eva Braun, les Goebbels, la secrétaire de Hitler, Traudl Junge, son infirmière Erna Flegel, son aide de camp, du personnel auxiliaire, et une trentaine de personnels médical et administratif…sans oublier la chienne de Hitler, Blondi. Si bien que tout ce joli monde se trouvait un peu entassé et à l’étroit dans ce bunker qui, s’il résistait bien aux bombardements, suintait l’humidité du matin au soir. Bien que décoré de jolis meubles et de beaux tableaux pris à la Chancellerie, le bunker n’était guère agréable à vivre, on le devine aisément…
Avril 1945. Depuis le 16 avril, l’Armée Rouge (Рабоче- крестьянская Красная армия) avait déclenché la bataille de Berlin de sorte que la situation de l’armée allemande était plus que désespérée. En effet les Russes se rapprochaient du centre-ville. L’aéroport de Tempelhof était désormais aux mains des Russes, on se battait sur Alexanderplatz. Quant à la 3ème armée allemande, elle avait été défaite par les troupes du maréchal Rokossovski.
C’est alors que Hitler, jamais à court d’idée, se souvint, ou plutôt le général Jodl lui rappela, que la 12ème armée du général Wenck, un officier jeune et compétent, et composée de jeunes recrues prêtes à mourir pour le Reich, se trouvait non loin de Berlin, affrontant les Américains à l’est de la ville. Certes dans son esprit la 12ème armée pourrait faire la jonction avec la 9ème armée du général Busse, et ensemble, ces deux armées pourraient peut-être desserrer l’étau autour de la capitale. En conséquence, tout ce joli monde dans le bunker se mit à reprendre espoir, Hitler le premier d’ailleurs. L’armée de Wenck, c’est sûr, allait les sortir de ce mauvais pas.
À cet effet ordre fut donné à Wenck d’attaquer les Russes à Berlin. De fait, Loringhoven fait remarquer dans son livre, certes des années plus tard, que les quelques divisions de Wenck ne feraient évidemment pas le poids, mais pas du tout, face aux deux groupes d’armées russes, d’autant qu’elles n’avaient ni blindés ni DCA. Ainsi le scénario était écrit d’avance, mais personne dans le bunker n’avait le courage de regarder la réalité en face. Wenck lança donc son offensive au sud de Postdam et, dans un premier temps, progressa jusqu’à vingt kilomètres de Berlin. Loringhoven se précipita pour prévenir Krebs et Hitler: «Je vous apporte une bonne nouvelle, dit-il en étalant la carte, Wenck est arrivé jusqu’à Ferch
Hitler, les mains tremblantes, les yeux brillants et fébriles, se tourna vers Krebs d’un air triomphant : «Je vous l’ai toujours dit. On va y arriver!»
«Mein Führer, Ferch n’est pas encore Berlin», répondit froidement Krebs après avoir ajusté son monocle. L’euphorie se saisit pourtant de tous dans le bunker. Mais l’avancée de Wench, comme la joie dans le bunker, fut de courte durée, car Wench, submergé, battit bien vite en retraite devant l’irrésistible poussée russe. C’était largement à prévoir…
«Nous ne sommes plus qu’une morgue», dit alors quelqu’un dans le bunker.
Projets fous, nouvelles sordides, beau mariage, exécution sommaire
En conséquence le 26 avril, le général Weidling, commandant militaire de Berlin, proposa une évasion nocturne de tous les habitants du bunker avec une escorte de blindés et de soldats, en poussant vers l’Ouest afin de rejoindre les restes de l’armée de la Vistule. Hitler, malgré les supplications de son entourage, refusa net, alors que les Russes, qui avaient pris la gare et le pont de Postdam, n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres du bunker. La fin était très, très proche.
Les bombardements, étaient tellement intenses qu’ils faisaient trembler les murs et les plafonds. Lentement, le bunker s’enfonçait ainsi dans le chaos, on n’enlevait plus les ordures, les matelas s’empilaient n’importe comment, la fumée entrait par les ventilateurs. Là-dessus, une dépêche de l’agence Reuters confirma que le Reichführer SS Heinrich Himmler avait proposé aux occidentaux la capitulation de l’Allemagne; même les SS, dont la devise était «La loyauté est mon honneur», perdaient complètement les pédales.
La rage de Hitler fut indescriptible. Avec l’échec de Wenck, la trahison ignoble de Himmler, tout ceci lui indiquait que la fin était proche. Alors Hitler, à la surprise de tous, et en pleine nuit, épousa Eva Braun, avec Goebbels et Bormann pour témoins. Puis, dans une ambiance lourde, un repas de noce fut improvisé en l’honneur de ce «couple maudit». Hitler se retira ensuite pour dicter son testament politique a sa secrétaire, Traudl Junge.
Cependant, un homme manquait au repas de noce. Le beau-frère de Hitler, l’intrigant Hermann Fegelein, cherchait à prendre le large avant qu’il ne soit trop tard. On le retrouva et il fut ramené auprès d’Hitler; ensuite ce dernier accusa Fegelein d’avoir comploté avec Himmler, et un tribunal SS improvisé le condamna à mort pour complicité de trahison. «Dans la nuit du 28 au 29 avril, je l’avais vu passer dans le couloir, devant ma porte ouverte, encadré de quatre SS, la mine défaite, les épaulettes et les décorations arrachées de son uniforme. Fegelein fut fusillé à l’aube, dans le jardin de la chancellerie. Hitler avait mis fin à sa nuit de noces en se vengeant sur son beau-frère».
Et le jeune baron s’enfuit de l’enfer
«C’était pour moi le signal du départ. Je décidai d’aller voir Krebs pour lui dire très clairement que je n’avais aucunement l’intention de me faire tuer dans le bunker». Ainsi ne pouvant plus exercer ses responsabilités, Loringhoven ne voyait plus aucune raison de s’attarder dans cet enfer. Mais en vertu d’un décret de Goebbels, tout homme en état de porter les armes ne pouvait quitter Berlin sans autorisation, au risque d’être fusillé. D’ailleurs, comment quitter la ville ? Il y avait deux itinéraires possibles: le premier a travers la forêt de Grünevald, le second en descendant la rivière Havel.
Loringhoven alla donc trouver son supérieur hiérarchique, le général Krebs, pour lui demander l’autorisation de quitter le bunker, au prétexte de rejoindre l’armée de Wenck. Krebs dit à Loringhoven qu’il devait en parler au général Burgdorf, aide de camp de Hitler; or il se trouva que deux autres jeunes officiers avaient fait la même requête, et Burgdorf y était plutôt favorable. Burgdorf en parla donc à Hitler. L’état d’esprit du Führer était alors un peu particulier: il avait décidé de mettre fin à ses jours, ce n’était plus qu’une question de temps. En outre le sort de trois jeunes officiers lui importait peu et Hitler donna son accord sans difficulté.
Le 29 avril 1945, à 13 heures, les trois jeunes officiers vinrent formellement dire adieu au Führer. «A mon grand étonnement, Hitler semblait très calme et détendu. Je lui ai exposé notre projet avec les deux options».
Hitler trouva immédiatement que la seconde option, passer par la rivière Havel, était la meilleure. Il s’en suivit une discussion sur le type de bateau qu’il faudrait utiliser. Hitler penchait pour un canöe à moteur électrique. Loringhoven pensait qu’un petit canöe pliable attirerait moins l’intention, mais il évita soigneusement d’engager une conversation avec Hitler sur ce sujet, de peur de l’énerver inutilement et de faire rater toute l’affaire. Au bout de vingt minutes, Hitler remit à chacun un ordre de mission officiel avec ordre de rejoindre l’armée de Wenck, nous demandant de lui transmettre ses salutations. «Dans son regard, j’ai cru noter comme un soupçon d’envie. Voilà trois hommes jeunes et en bonne santé qui avaient une chance de sauver leur peau et lui ne l’avait plus. Ce fut ma dernière conversation avec Hitler. Vingt-quatre heures plus tard, il était mort…derrière nous il y avait la mort. Devant s’ouvrait l’espoir de la vie».
Par la suite, Loringhoven termine ses extraordinaires mémoires par cette phrase profonde et sage: «Quand l’histoire vient éclairer la mémoire, c’est le meilleur antidote contre l’intolérance et le retour des illusions».
Sources:
(*) «Mit Hitler im bunker: die letzen monate im Führerhauptquartier, juli 1944-april 1945», Bernd Freytag von Loringhoven, Berlin, Wjs 2006
En version française :
«Dans le bunker de Hitler, 23 juillet 1944-29 avril 1945»,
Bernd Freytag von Loringhoven, Perrin, 2006
Ne manquez pas la suite de cette série: Le XXème Siècle un siècle de fer et de sang…
Prochain épisode Mao Zedong毛泽东, mise en ligne vendredi 12 mars
Le XXème siècle, un siècle de fer et de sang
par Jacques Trauman
Une série de 15 articles/ Staline, Hitler et Mao
Calendrier de publication
Saison 1.
Staline
1/1 Une sympathique petite équipe
mise en ligne à partir du vendredi 6 novembre 2020
1/2 Un dîner qui finit mal
mise en ligne à partir du vendredi 13 novembre
1/3 Le tribunal des flagrants délires
mise en ligne à partir du vendredi 20 novembre
1/4 Une improbable rencontre
mise en ligne à partir du vendredi 27 novembre
1/5 Un mélomane passionné
mise en ligne à partir du vendredi 4 décembre
Du fait d’une attaque informatique qui a considérablement endommagé et paralysé notre magazine pendant près d’un mois et mis à mal un certain nombre d’articles, les mises en ligne initialement prévues pour cette série d’articles de Jacques Traumann ont du être décalées. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser.
Voici la nouvelle programmation :
Saison 2
Hitler
2/1 Dans la tannière du diable
mise en ligne vendredi 5 février 2021
2/2 Le style c’est l’homme
mise en ligne à partir du vendredi 12 février 2021
2/3 Hitler chef de guerre
mise en ligne à partir du vendredi 19 février
2/4 Le commencement de la fin
mise en ligne à partir du vendredi 26 février
2/5Vingt-quatre heures avant l’apocalypse
mise en ligne à partir du vendredi 5 mars
Saison 3.
Mao Zedong毛泽东
3/1 La momie de Zhongnanhai
mise en ligne à partir du vendredi 12 mars
3/2 Mao et Staline
mise en ligne à partir du vendredi 19 mars
3/3 Dans la tannière de la louve
mise en ligne à partir du vendredi 26 mars
3/4 Guerre et Paix
mise en ligne à partir du vendredi 2 avril
3/5 Nous sommes informés de tout, nous ne savons rien
mise en ligne à partir du vendredi 9 avril
Illustration de l’entête/ Himmler et Hitler