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À l’aube du XXIe siècle. L’apothéose de Pollock

par Jacques Trauman

Saison II
Épisode 3


Pollock en majesté

On était maintenant dans l’après-guerre. En 1946 et 1947, des membres du Congrès voyagèrent en Europe, et furent surpris de la mauvaise réputation des Etats-Unis à l’étranger. Ils attribuèrent cette situation à une habile propagande soviétique, qu’il fallait contrer.

En janvier 1948, le Congrès vota donc le Smith-Mundt Act afin de mettre en place un programme culturel, dont le but était de présenter au monde, et en particulier à l’Europe, une idée exacte des Etats-Unis : «si les autres peuples nous comprenaient, ils nous aimeraient, et s’ils nous aimaient, ils feraient ce que nous voulons qu’ils fassent» (Oren Stephen, «Facts to a candid world», Stanford, 1955).

Cette démarche fut encouragée par le président Truman qui, en mars 1950 (année de la bombe atomique soviétique et de la défaite des Nationalistes en Chine), lança une opération, «Campaign of truth», tandis que douze sénateurs, en avril de la même année, firent voter une résolution qui proposait «un plan Marshall dans le domaine des idées». La guerre froide et celle des idées s’intensifiaient.

Olécio partenaire de Wukali

Améliorer l’image des Etats-Unis devint l’objectif numéro un de la propagande américaine, et l’art d’avant-garde, justement, était totalement américain. C’est donc lui qui devrait séduire les élites européennes.

Cependant, l’École de Paris bénéficiait toujours d’un certain prestige aux Etats-Unis. «Y a-t-il un art américain ?», se demandait le Magazine of Arts en 1949. Clement Greenberg (on va en reparler), comme d’autres critiques, pensait que oui, qu’il y avait un véritable art pictural américain.

Mais la question que posa James T. Soby, critique écouté, était la suivante : qui aurait une personnalité charismatique suffisante pour mener les troupes ? «Nous n’avons produit en peinture et en sculpture, dit-il, aucune personnalité assez grande pour attirer l’attention du monde et celle, inévitablement, d’autres de moindre stature qui se fédéreraient autour de lui. Cependant, un fait curieux à propos des géants de l’art nous permet de garder espoir : lorsque vous en trouvez un, le reste suit facilement. Nous attendons donc ce géant de la sculpture et de la peinture, certains qu’il va finir par paraître, et d’autres après lui» («Does our art impress Europe», Saturday review, 6 août 1949).

Deux jours plus tard, le 8 août, un article apparu dans Life, qui, changeant de posture sur la peinture avant-gardiste, fit de Pollock ce héros.

Number One, Jackson Pollock, 1949, 160×259.1 cm
MOCA, Los Angeles

Mais l’art américain était devenu trop cher, notèrent certains critiques, car le niveau de vie américain le rendait trois à quatre fois plus couteux qu’en Europe. Or, pour pouvoir exporter son art, un artiste avait besoin d’un «dealer», et celui-ci n’allait pas exporter si le prix ne correspondait pas aux demandes du marché. La solution fut donc de faire appel au gouvernement fédéral.

«Aujourd’hui, écrivit Soby, nous sommes engagés dans un combat vital pour aider les peuples Européen a retrouver leurs forces, et à les persuader que nous sommes animés des mêmes désirs et objectifs qu’eux. Une des accusations qui est portée contre nous dans ce combat est que nous sommes une nation riche, vaste et puissante, mais une nation qui ne se soucie ni des arts ni des valeurs spirituelles. Sur le plan politique, on nous accuse de pratiquer une «diplomatie du dollar», et sur le front culturel, les films américains sont cités comme les pires exemples de notre matérialisme. Pour réfuter cette propagande, nous avons besoin de tous les moyens de communication possibles». C’est Pollock qui mènera la charge.

Guerre sur le marché américain

Une double bataille devait d’abord être menée pour imposer l’avant-garde américaine : sur le territoire national américain d’abord et à l’international ensuite.

Clément Greenberg admirant une oeuvre de Kenneth Noland. Artspace

C’est Clement Greenberg, ce critique américain dont nous avons déjà mentionné le nom, théoricien polémique de l’art moderne, défenseur acharné de l’expressionnisme abstrait, auteur d’un article célèbre, «Avant-garde et Kitsch», publié dans Partisan Review et d’un livre «Art et Culture», publié en 1951, ami de Pollock et défenseur de Dubuffet, qui fut suffisamment agressif et sûr de lui pour remettre en cause la suprématie de «l’art parisien», affirmant que Jackson Pollock et New-York avaient pris la place de Paris.

N’oubliant pas la politique, Greenberg, ancien trotskyste, en profita pour attaquer violemment le stalinisme, la ligne du Parti communiste et sa conception vulgaire de l’art réaliste. C’est d’ailleurs Clement Greenberg qui avait dit qu’«un jour il faudrait dire comment l’anti-stalinisme, qui commença plus ou moins par le Trotskysme, devint «l’art pour l’art», et ouvrit par conséquent la voie, héroïquement, à ce qui allait survenir».

Un poète anglais, Stephen Spender, enfonça le clou avec un article publié dans le New-York Times le 25 avril 1948 : «Ce qui me semble réaliste aujourd’hui est de ne rien attendre de la propagande et du matraquage politique, mais de montrer aux Européens les énormes accomplissements de la civilisation américaine en matière d’éducation et de culture. La publicité, la propagande semble être ce qu’il y a de plus facile, mais c’est sans effet sur un continent qui a été, pendant de nombreuses années, saturé d’une habile et diabolique propagande de la part de l’Allemagne et de la Russie».

Mais pour s’imposer, l’expressionnisme abstrait avait besoin d’abord de passer du nationalisme à l’universalisme, et ensuite de gagner la bataille sur le territoire américain.

Le passage du nationalisme à l’universalisme se fit en deux étapes.
D’abord, il fallut se débarrasser du concept d’art national des années 1930, un art trop provincial; «L’idée d’un art américain isolé, si populaire dans ce pays durant les années 30’, me paraît absurde, comme l’idée d’une mathématique ou d’une physique purement américaine sembleraient absurdes», écrivit Pollock.

de Kooning. Mine graphite et pastel sur papier 37,3 x 29,3 cm.
1952. Centre Pompidou. Cabinet d’art graphique

Puis, on passa à l’universalisme, l’art américain étant décrit comme l’aboutissement logique d’une inexorable tendance vers l’abstraction. Ce qui était américain en peinture fut décrit comme universel et représentatif de la culture occidentale. Le goût français de la «finition» fut remplacé par la «force» et la «violence» américaines, et Pollock fut décrit par Greenberg comme «l’un des peintres les plus importants de notre époque». De ce point de vue, la culture américaine d’après-guerre devenait équivalente à sa puissance économique et militaire, et les Etats-Unis se virent confier la défense des libertés dans le «monde libre».

Ensuite, il fallut se débarrasser des artistes américains qui n’étaient pas totalement représentatifs de cette ligne, en particulier de ceux qui défendaient encore le «modernisme parisien». Un épisode datant de 1951 illustre bien cette stratégie.

Dans l’immédiat après-guerre, il y avait trois excellents artistes qui avaient exposé à la Galerie Kootz, la plus fameuse des galeries d’avant-garde. Ces trois artistes étaient Carl Holty, Romare Bearden et le cubiste Byron Browne; mais ils étaient trop liés à l’École de Paris. Après 1948, pour être un bon peintre, il fallait être un expressionniste abstrait. Sans ménagement, ces trois peintres furent éliminés de la Galerie Kootz en 1951, marquant la victoire par K.O. de Greenberg et du «Club», un café avant-gardiste. La peinture qui n’était pas de l’expressionniste abstrait, comme celle de Holty, Bearden et Browne connut alors sa déchéance au grand magasin Gimbel’s : ils furent vendus à perte, et tous les collectionneurs cherchèrent à s’en débarrasser en hâte. Le 19 février 1952, Byron Browne en eut une attaque cardiaque…Kooning, Pollock, Gorky exposèrent alors à la Biennale de Venise : ils avaient gagné.  

Et après …

Le livre de Serge Guibert, «Comment New-York vola l’idée d’art moderne», se termine par ces mots :«l’expressionnisme abstrait s’ancra si solidement dans les esprits européens que les étudiants français révoltés l’utilisèrent sur les murs de Nanterre en 1968, pour exprimer leur aliénation et leur désir de liberté. La peinture comme éjaculation est ce qu’énonçait un poème griffonné à la craie sur un mur :«le porridge que vous m’avez forcé a avaler lorsque j’étais enfant : je vous le renvoie  sur votre mur». Est-ce que cela était de «l’action painting» à l’oeuvre ? Est-ce que cela était enfin de l’art populaire, le véritable rêve d’art mural de Jackson Pollock ? (**)»  

À Suivre…prochain article:
La Guerre froide de l’art. Mise en ligne vendredi 5 mars

(*) Sources :«Comment New-York vola l’idée d’art moderne», Serge Guilbert, Pluriel 1982

Calendrier de publication
À l’aube du XXIéme siècle
by Jacques Trauman

Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faireJeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournantVendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février

Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondialeMercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de PollockJeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art. Vendredi 5 mars

Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf ». Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars

Illustration de l’entête: Jackson Pollock dans son atelier. Photo publiée dans le magazine Life

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