Aimer, vivre, être, transmettre des valeurs et la mémoire, essence même existentielle de ce qui fait homme. C’est dans cet esprit que nous essayons dans WUKALI de donner en partage au travers de nos articles, cette petite étincelle de vie et de volonté. Il en va de la Shoah שואה, cette abomination qui souille pour la nuit des temps l’empreinte de l’homme et bouleverse à tout jamais et pour l’éternité, tout ce qui a trait à la civilisation et à la culture (c’est à dire ce qui le définit), y a fait l’objet de nombreux articles.
L’ art, c’est tout à la fois ce qui transcende, ce qui rassemble, ce qui émeut et apporte de la joie. C’est sous cette définition (mais il y en a d’autres) que nous avons traité de la musique pendant l’horreur nazi, quand la langue allemande, oublieuse de Schiller ou de Heinrich Heine, grésillait dans les haut-parleurs et vomissait sa haine sur les prisonniers rassemblés debout dans le froid, des heures durant pendant l’appel, dans les camps de la mort.
Ainsi sur le sujet des musiciens juifs dans les camps nazis, nous re-publions un article érudit et sensible, signé Georges Masson, et que ce dernier, peu de temps avant sa disparition, m’avait généreusement offert pour sa publication dans WUKALI, son titre : Les musiciens juifs de Terezin, Theresienstadt, deux noms pour la même horreur nazi
Tamar Machado-Recanati est musicothérapeute et conférencière, spécialiste de la musique des Juifs pendant la Shoah. En tant que musicologue, elle a fait partie de l’équipe qui a conçu le nouveau musée d’histoire de la Shoah de Yad Vashem en 2005. Elle nous confie ses conclusions sur ce sadisme musical, sur cet entartete Lehre.
Pierre-Alain Lévy
La musique fait partie de la vie de toutes les sociétés humaines, des plus primitives aux plus développées. Dans l’Allemagne d’avant-guerre, cet art qui contribue, dit-on, à l’élévation de l’âme, est roi. Pourtant, les nazis, issus de ce peuple allemand décrit comme instruit et musical, vont faire dévier la musique de sa fonction première, pour l’associer à la torture et à la mort. Dans les camps, les velléités génocidaires sont accompagnées d’orchestres, bien souvent juifs, à la fois pour distraire les SS, mais aussi pour cacher l’horreur derrière les sons des violons.
Quand les nazis ont-ils commencé à utiliser la musique pendant la Shoah ?
Il y a eu des orchestres dans les camps de concentration dès la création des premiers camps, en 1933. Cependant, les premiers témoignages directement liés a la Shoah datent du début de la guerre. Dès l’invasion de la Pologne, les Allemands ont recours à la musique pour couvrir les cris et la peine des Juifs.
Le 1er février 1940, les nazis s’emparent des 300 000 livres saints de la yeshiva de Lublin (Lubelskie)- livres de prières et même des rouleaux de la Torah très anciens – pour les jeter sur la place située en face de la yeshiva et y mettre le feu. La quantité d’ouvrages est telle que le feu brûle pendant 24 heures. Tout autour, les Juifs se sont rassemblés, pleurent, se désolent devant cette catastrophe cultuelle. Les Allemands font alors venir un orchestre pour jouer de la musique entrainante pour couvrir leurs plaintes et leurs gémissements.
Pour les nazis, la musique est donc un moyen de camoufler leurs crimes ?
Nous avons beaucoup d’exemples d’orchestres destinés à masquer les cris des Juifs. C’est le cas par exemple lors du massacre de Babi Yar, en 1941.
Les SS ordonnent aux Juifs de Kiev (Київ)de se présenter le 29 septembre au matin, jour de Kippour, sous peine de mort. Plus de 33 000 Juifs sont rassemblés au bord d’un ravin de la forêt de Babi Yar, et pendant deux jours, sont massacrés. Certains parmi ceux qui ont réussi à s’échapper racontent que les Allemands avaient installés des haut-parleurs pour relayer la musique d’orchestres chargés de jouer des valses ou des chants gais, pour couvrir les cris des victimes. Cela se reproduit aussi à Majdanek, en novembre 1943.
Là, les Allemands vont assassiner 18 000 Juifs du camp et 30 000 des sous-camps. Et à nouveau, ils entourent le camp de haut-parleurs pendant les deux jours que dure le massacre pour que la population ne puisse entendre les plaintes des Juifs.
Y avait-il des orchestres dans tous les camps d’extermination ?
Il y a eu 6 camps d’extermination pendant la Shoah : Chelmno, Belzec, Treblinka, Sobibor, Majdanek et Auschwitz-Birkenau. Dans tous ces camps, il y a eu des orchestres ou des chœurs. Tous sauf un, à Chelmno, une sorte de camp sur roues dans la mesure où les Juifs – originaires du ghetto de Lodz pour la plupart – étaient tués dès leur arrivée, par asphyxie, dans des camions dont les pots d’échappement étaient dirigés à l’intérieur du véhicule. Il n’y avait pas de chambres à gaz à Chelmno. Mais dans les cinq autres camps d’extermination, oui, il y a eu des orchestres, d’une durée de vie de quelques mois ou de quelques années, parfois pendant toute la période d’activité du camp.
A Treblinka, nous savons qu’il y avait trois orchestres, dont un était dirigé par Arthur Gold, un compositeur de tango et de jazz très connu en Pologne, passé par le ghetto de Varsovie. Les musiciens étaient vêtus de tailleurs spéciaux et jouaient pendant les repas des Allemands, face à la fenêtre.
Qui prenait la décision de créer un orchestre ?
Contrairement à ce que l’on peut croire, ce n’est pas un ordre d’Himmler, qui était à la tête des SS. A chaque fois, il s’agit d’une décision interne de chaque commandant du camp qui décidait également du choix du répertoire, des musiciens, du lieu et du moment auquel l’orchestre doit jouer.
Les orchestres devaient s’exécuter non seulement pour le bon plaisir des SS ou du commandant du camp. Mais ils devaient également connaître tout un répertoire de musiques gaies, qu’ils devaient entamer pendant les tortures et les exterminations.
Comment cela se passait-il à Auschwitz ?
Dans cet énorme complexe qu’était Auschwitz, nous pensons qu’il y avait six orchestres et un chœur : un orchestre et un chœur à Auschwitz I, au-moins deux orchestres à Auschwitz II (Birkenau) qui comprenait l’essentiel des chambres à gaz et deux orchestres à Auschwitz III (Monowitz-Buna), où se trouvaient les grandes usines comme IG Farben. A Auschwitz I et II, les orchestres devaient jouer le matin et le soir au départ et au retour des prisonniers pour les travaux forcés. Soit des marches, soit des chants antisémites. Les marches donnent un rythme, 1/2/3/4.
Primo Levi racontera par la suite comment cette musique réussissait à faire marcher ces corps sans âme, comme des robots, et que sans elle, cela aurait pris des heures pour faire sortir et rentrer du camp les prisonniers épuisés.
Ce besoin germanique de marcher en rythme se retrouve aussi dans le témoignage de Dov Freiberg, un de ceux qui a réussi à s’échapper lors de la révolte de Sobibor : « il était interdit de marcher sans chanter. Nous devions chanter en polonais ou en yiddish, et si ce n’était pas bien, ils nous tuaient. »
Qu’en est-il des orchestres qui jouaient à l’entrée des chambres à gaz ?
Les orchestres des camps pouvaient être mixtes, c’est-à-dire composés de Juifs et de non-Juifs, parfois même ils pouvaient être sans Juifs, mais ceux qui jouaient à l’entrée des chambres à gaz étaient constitués exclusivement de musiciens juifs.
A Majdanek, en août 1943, arrive un transport comprenant 200 orphelins juifs, allant de nourrissons de quelques mois jusqu’à des enfants de 12 ans. Immédiatement, ils sont dirigés vers les chambres à gaz, pendant que l’orchestre reçoit l’ordre de jouer des berceuses yiddish. Vous pouvez imaginer ce que ressentent les musiciens à cet instant, eux qui ont joué et chanté ces mélodies à leurs propres enfants, morts depuis longtemps déjà et qui accompagnent maintenant les derniers instants de ces enfants. Et ces enfants, dont certains sont suffisamment grands pour se souvenir de ces berceuses, et qui sont conscients de ce qui les attend. Les musiciens et les enfants savent pertinemment que ces musiques vont les endormir à jamais. On peut parler ici de sadisme musical.
A Belzec aussi, nous savons qu’un orchestre jouait à côté des chambres à gaz et pendant les tortures. A Auschwitz, en revanche, seul un rescapé a parlé d’un orchestre à l’entrée des chambres à gaz. Hormis cela, nous n’avons trouvé aucun autre témoignage faisant état d’un orchestre posté à cet endroit du camp. Ni parmi les survivants, ni parmi les kommandos juifs chargés de vider les corps, qui avaient enterré leurs témoignages alors qu’ils étaient prisonniers à Auschwitz.
Faire partie d’un orchestre augmentait les chances de survie ?
En général, appartenir à un orchestre constituait un passeport pour la vie. La plupart du temps, les traitements réservés aux musiciens étaient souvent meilleurs que ceux des autres prisonniers. Le récit de Szyimon Laks, un Juif français, chef d’orchestre de Birkenau entre 1943 et 1944, survivant, va dans ce sens.
Et nous avons également les témoignages des membres de l’orchestre de femmes d’Auschwitz, dirigées par Alma Rosé qui s’est battue pour leur obtenir des conditions de vie améliorées : répétition en intérieur et non en extérieur, exemption des travaux forcés pour pouvoir répéter, possibilité de repos en journée. Les musiciennes de Birkenau dormaient à 2 et non à 8, par paillasse, bénéficiaient de draps changés toutes les semaines, d’une douche par semaine, d’un pain pour 4. Sur les 40 musiciennes de l’orchestre, 38 ont survécu, grâce à leur meilleure forme psychique et physique.
Pour autant, tous n’ont pas traversé la Shoah. Les hommes et les femmes des orchestres n’avaient pas plus de valeur que les autres prisonniers. Ils ne devaient la vie qu’au fait de savoir manier un instrument et au désir de musique des nazis. Dans le camp de Janowska par exemple, avait été créé un orchestre d’excellents musiciens juifs, originaires de Lvov. Mais quand en 1943, les Allemands décident de tuer tous les Juifs du camp, ils n’épargneront pas les musiciens. Aux yeux des nazis, les hommes et les femmes des orchestres étaient avant tout des prisonniers et des Juifs.
Illustration de l’entête: l’orchestre de Mauthausen escorte les prisonniers vers leur exécution, 30 juillet 1942.