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La chronique d’Armel Job, Schubert et les lavandières

par Armel Job

Henri Ellenberger, psychiatre et historien des sciences[1], raconte à propos de Schubert qu’un jour qu’il se promenait dans la campagne, le musicien entendit tout à coup des lavandières qui chantaient ses propres lieder. Il descendit au bord de la rivière et, faussement naïf sans doute, il leur demanda d’où elles tenaient ces chansons. Elles répondirent qu’elles n’en avaient pas la moindre idée, que c’étaient de vieux airs populaires, qu’on les avait certainement toujours chantés dans la région.

Si on exclut que ces femmes du peuple aient voulu se moquer de Schubert, qu’elles ne connaissaient bien sûr ni d’Ève ni d’Adam, que par ailleurs elles aient jamais pu assister aux récitals où ces mélodies furent créées à Vienne, on peut sans doute trouver ici quelque matière à réflexion à propos du génie.

Les lieder de Schubert relèvent de l’invention musicale la plus sublime. Spontanément, nous nous imaginons que Schubert, que tout compositeur de génie est une personne à part, un être d’exception, capable de tirer de lui-même quelque chose de totalement inédit, d’absolument différent de ce qui existe déjà dans son art. Par son seul effort, il impose la nouveauté absolue de sa vision, jusqu’à ce qu’elle prenne place un jour dans le patrimoine culturel de l’humanité. À telle enseigne, nous acceptons volontiers que le génie ait besoin d’années sinon de siècles pour s’imposer, parce qu’il bouscule les conceptions convenues. Il faut le temps qu’on s’y fasse. Le créateur lui-même ne saurait s’en offenser. Moins on le comprend, plus sa force créative lui semble éclatante. Il lui suffira que l’histoire lui rende justice.

L’anecdote des lavandières de Schubert suggère une tout autre interprétation du génie. L’artiste de génie serait plutôt l’homme qui puise en lui-même, non pas quelque chose d’étranger à ses contemporains, mais quelque chose d’universel, d’accessible à tous, qui simplement n’avait pas encore été exprimé. Le génie découvre en lui un trésor enfoui dans l’âme de tous les êtres humains, une beauté clandestine, non point inimaginable, mais « inimaginée », irrévélée encore. Et, dès qu’il la fait paraître au jour, tout le monde la reconnaît, car chacun à son insu la possédait. On l’attendait sans le savoir, elle arrive enfin, revêtue d’une telle évidence qu’on peut affirmer avec les lavandières qu’on la connaissait depuis toujours. L’artiste ne fourre pas en nous l’extravagante esthétique de son invention, il éveille la beauté qui repose incognito au plus profond de nous tous.   

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Ce qui semble ressortir de cet exemple musical pourrait s’appliquer tout aussi bien à la littérature. Septembre est là et la rentrée littéraire. Les nouveaux livres font ployer les tables des libraires. Indécis, nous les prenons en main, attirés par le titre, l’illustration, le texte de quatrième qui nous assure que nous tenons là un ouvrage exceptionnel. Sincèrement, nous l’espérons, mais notre erreur consiste sans doute à nous imaginer que plus le pitch est décoiffant, meilleur sera le livre.

Les vrais grands livres nous surprennent autrement. Ils nous donnent l’impression d’avoir été écrits spécialement pour nous. L’auteur, au lieu de nous distraire au loin, nous a rapprochés de nous-mêmes. Il a su exprimer ce que nous ressentions profondément sans pouvoir le dire. À leur contact, nous comprenons enfin que la vérité que nous cherchons ailleurs est tout simplement en nous.  La vérité, en effet, comme Platon l’a enseigné, n’est jamais qu’une réminiscence jaillie du fond de notre âme. 

[1] Henri F. ELLENBERGER, Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 1994, p.672

Illustration de l’entête: tableau d’Hervé Mathé (1868-1853) situé dans la salle accueil de la mairie du Grand-Lucé (Sarthe. France), peint en 1914

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