Pour la première fois à Paris, une exposition réunit des portraits dessinés et sculptés d’Henri Rol-Tanguy, héros de la Libération de Paris, réalisés par Alberto Giacometti juste après la guerre.
Ce travail méconnu forme un ensemble homogène qui témoigne des variétés d’approches et de formes avec lesquelles l’artiste aborde son sujet, tout en rappelant le contexte historique dans lequel ces œuvres ont été créées. L’exposition « Rol-Tanguy par Giacometti » dévoile une quarantaine de pièces, fruits de la rencontre des deux hommes dans la période particulière de l’année 1946, un an et demi après la Libération de Paris.
Une douzaine de dessins, esquisses préparatoires, œuvres en elles-mêmes et 17 sculptures de petit format illustrent la recherche esthétique et conceptuelle d’Alberto Giacometti, le rapport de l’artiste à la représentation de la tête de son modèle, le passage de l’homme public à l’homme « monument ».
L’exposition sera presentée au musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin, juste au-dessus des lieux qui abritèrent le poste de commandement régional FFI à la Libération de Paris, d’où furent envoyés les ordres du « colonel Rol »
1946 : Deux hommes, une rencontre
C’est probablement en vue de la préparation de l’exposition intitulée « Art et Résistance », en 1946 au Palais de Tokyo, que Louis Aragon propose à Giacometti de faire le portrait de Rol-Tanguy et provoque la rencontre entre ces deux hommes d’exception. Giacometti, ami d’Aragon depuis les années 1930, ne cache pas sa sympathie pour les idées communistes, sans avoir jamais adhéré au Parti.
L’artiste est de retour de sa Suisse natale, où il a passé quelques années durant l’Occupation, sans pouvoir retourner dans son atelier du 14e arrondissement. Ses liens avec le milieu artistique se sont distendus, mais cette commande et d’autres le replacent dans une dynamique créative, comme en témoignent les photographes célèbres représentant l’artiste et ses œuvres dans son atelier.
Henri Tanguy, alias le « colonel Rol », est un résistant communiste ayant participé activement à la Libération de Paris en tant que chef des Forces françaises de l’Intérieur de la région parisienne (FFI). Il a travaillé à coordonner leur action durant les journées qui précédèrent la Libération depuis son PC situé sous le Laboratoire d’essai des matériaux, à la place duquel le musée est aujourd’hui installé.
La recherche esthétique
Alberto Giacometti est fortement inspiré par la tête de ce « monument » qu’est devenu le colonel Rol-Tanguy. Les recherches de l’artiste sur la représentation humaine et notamment les têtes datent d’avant la guerre (1935 – 1940) et se poursuivent à son retour en France. Retravaillant encore et toujours la figure humaine, Giacometti s’empare ainsi de la commande du portrait de Rol-Tanguy pour la transformer en un véritable terrain d’expérimentation et d’essai.
Son travail sur les proportions et sur le socle lui permet de magnifier ses petites sculptures et de leur donner une nouvelle dimension. Les portraits sculptés de Rol-Tanguy sont aussi l’occasion pour Giacometti de poser la question de l’universalité, en s’éloignant d’une représentation réaliste pour se diriger vers une simplification des formes.
L’artiste et le héros
L’ensemble des portraits du colonel Henri Rol-Tanguy créés par Alberto Giacometti au cours de l’hiver 1945-1946 révèle la fascination de l’artiste pour son modèle charismatique. Ces œuvres témoignent également des recherches artistiques et des liens amicaux que Giacometti a noués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce travail du portraitiste rappelle enfin l’émotion vive qui anime toujours, plus d’un an après la Libération de la capitale française, une société en recomposition.
L’exposition présentée au musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc- musée Jean Moulin a bénéficié de la richesse de la collection de la Fondation Giacometti. Elle souligne les variétés d’approches et de formes avec lesquelles l’artiste aborde son sujet, tout en rappelant le contexte historique dans lequel ces œuvres ont été créées. Ces petits portraits de Rol-Tanguy invitent ainsi à voir au- delà du personnage public ce héros de la Libération de Paris devenu « monument ».
La rencontre
Après avoir attendu la fin de la Seconde Guerre mondiale dans sa Suisse natale, Alberto Giacometti rentre en France en septembre 1945 et reprend sa vie d’artiste parisien. Il retrouve son atelier du 14e arrondissement et renoue avec ses amis d’avant- guerre. Malgré sa rupture avec les surréalistes en 1935 pour divergences esthétiques, Giacometti demeure proche de nombreux artistes et intellectuels qui ont été, ou sont toujours, affiliés au groupe. Il retrouve le poète et résistant communiste Louis Aragon. A l’hiver 1945-1946, ce dernier est à l’initiative d’une rencontre entre Giacometti et le colonel Henri Rol-Tanguy, héros de la Résistance et de la Libération de Paris. Un idéal commun anime les trois hommes, mais, alors que Rol-Tanguy et Aragon sont des militants communistes, Giacometti ne sera jamais membre du parti.
L’exposition Art et Résistance
Dans l’immédiat après-guerre, le Parti communiste, renforcé par sa participation active à la Résistance, est un acteur majeur de la vie politique française.
En 1945, l’association des amis des Francs-tireurs et partisans français (FTPF, la branche armée de la résistance communiste) créée pour conserver la mémoire de ceux tombés au combat et venir en aide à leurs familles, prévoit une grande exposition sur la lutte clandestine. Elle sollicite de nombreux artistes dont Henri Matisse et Pablo Picasso, pour financer le secours aux familles des FTPF. C’est probablement en vue de cette manifestation qu’Aragon demande à Giacometti de faire le portrait d’Henri Rol-Tanguy. L’artiste y présente en effet un dessin et une sculpture du « Libérateur de Paris ».
L’exposition « Art et Résistance » est présentée du 15 février au 15 mars 1946 au Palais de Tokyo à Paris, mais le succès n’est vraisemblablement pas au rendez-vous.
Les heures de pose
Alberto Giacometti était un artiste très exigeant avec ses modèles. Henri Rol-Tanguy ne fait pas exception. Pendant l’hiver 1945-1946, l’artiste impose de fréquentes séances de pose, interminables et fatigantes, sur ses chaises inconfortables, pendant lesquelles il interdit le moindre mouvement au colonel. Giacometti se donne tout entier à son travail, fasciné par la personnalité du militaire. Les deux hommes ne se fréquentent que quelques semaines – elles suffisent à Giacometti pour créer de nombreux portraits sculptés et dessinés. Il se rend chez Rol-Tanguy et y réalise des croquis avant de travailler d’après mémoire ou en présence de son modèle dans son atelier. Rol-Tanguy a certainement été soulagé de la fin des heures de pose, mais il restera durablement marqué par le regard intense de l’artiste : « Il vous « fouillait » littéralement la physionomie. J’avais l’impression que ses mains, sur le portrait qu’il réalisait, étaient posées sur mon propre visage. Une véritable communion en résultait. Une identification avec sa propre tension créatrice, à son œuvre. ».
Les portraits du Libérateur de Paris
L’enthousiasme qu’éprouve Giacometti après sa rencontre avec le colonel Henri Rol- Tanguy est bien documenté. Il en témoigne dans une lettre du 31 janvier 1946 à sa future épouse Annette Arm, dans laquelle il mentionne sa bonne entente avec le résistant et exprime son admiration pour « sa très belle tête », de même pour « sa vivacité et son intelligence ». Il s’empare de cette simple commande de portrait en la transformant en véritable terrain d’expérimentation et d’essai. La série des portraits de Rol-Tanguy affiche ainsi non seulement une grande diversité dans la représentation des têtes, mais se distingue également par l’utilisation de socles divers et variés, de dimensions parfois plus importantes que celles de ce qu’ils supportent.
L’artiste continue son travail, même après l’inauguration de l’exposition « Art et Résistance » en février 1946 ; la production de Giacometti, inspirée par sa rencontre avec le résistant, dépasse ainsi le cadre de la commande qui lui a été faite.
Les têtes du colonel Rol-Tanguy entre réalisme et abstraction
La représentation de l’homme est une préoccupation constante pour Giacometti, qui se concentre d’une manière quasi obsessionnelle sur le motif de la tête de 1935 à 1940. Ses recherches se poursuivent en Suisse durant la guerre ainsi qu’à son retour en France. Il saisit ainsi l’occasion de la commande en 1945 du portrait de Rol-Tanguy pour continuer ses recherches.
Huit sculptures de la collection de la Fondation Giacometti ont pu être identifiées avec certitude comme des portraits de Rol-Tanguy. Les photographies prises à l’atelier présentent également de nombreux autres plâtres aujourd’hui disparus ou détruits. Ces œuvres offrent un spectre fascinant de variations, tout en demeurant de dimensions assez restreintes. Oscillant entre un réalisme quasi académique et des libertés que seule l’abstraction peut donner, les sculptures peuvent donner à voir un portrait exact de Rol-Tanguy, comme en livrer une représentation fortement simplifiée. Dépourvues de tout attribut pouvant identifier une personne, ces têtes figurent ainsi in fine un homme universel.
Les portraits de Rol-Tanguy et leurs socles: petites monumentalités
Giacometti avait, depuis la fin des années 1930, fait subir à ses sculptures une diminution progressive de leur taille. Ce phénomène de la réduction des sculptures est une conséquence logique de sa réflexion sur l’échelle. En tentant de représenter la réalité le plus fidèlement possible, Giacometti adapte la taille de ses œuvres pour se rapprocher de la vision du modèle perçu à distance.
Le socle, dans toutes ses déclinaisons, a ainsi gagné en importance pour l’artiste dès son séjour en Suisse pendant la guerre. Il devient un outil important, permettant de mettre en valeur les minuscules sculptures et de les sauver de la disparition. Le socle structure et définit l’espace autour du motif, et force l’œil du spectateur à se concentrer sur celui-ci, ce qui induit une modification de la perception de l’espace et de l’échelle. La taille du socle impose en effet les dimensions de la figure à son environnement, et transforme le regard du spectateur en créant un effet de monumentalité.
Le Paris d’après-guerre de Giacometti
De retour à Paris en septembre 1945, Giacometti souhaite désormais faire connaître ses nouvelles créations et trouver une stabilité financière après les années difficiles de guerre. La mort tragique du décorateur parisien Jean-Michel Frank en 1941 a en effet mis fin à des années de collaboration fructueuses, laissant l’artiste sans revenu stable.
Les premiers pas de Giacometti sur la scène artistique parisienne d’après-guerre se font alors surtout grâce à son cercle d’amis, rencontrés des années plus tôt dans la mouvance surréaliste et lors des nombreuses soirées dans les bars parisiens et genevois où se mêlent conversations philosophiques et politiques.
Le monument en hommage à Gabriel Péri: un projet non réalisé
En 1946, quelques semaines seulement après l’inauguration de l’exposition « Art et Résistance », des membres du Parti communiste forment un comité d’initiative pour l’édification d’un monument en hommage à Gabriel Péri et pour la publication de ses ouvrages. Membre engagé du Parti communiste et journaliste à L’Humanité, Péri fait partie des soixante-quinze otages fusillés au mont Valérien par les nazis en décembre 1941. Plusieurs appels à contribution sont publiés dans le journal L’Humanité, et Giacometti collabore avec l’architecte américain Paul Nelson pour répondre au concours. Ensemble ils soumettent une maquette en plâtre peint, dont le socle a été conçu par Nelson. Giacometti reprend le motif de la figure qui marche, également présente dans l’œuvre connue aujourd’hui sous le titre La Nuit. Violemment critiquée, notamment à cause de la figurine dont la silhouette évoque, pour les membres du Comité, les rescapés des camps de concentration, la proposition ne sera pas retenue. Le monument à Gabriel Péri ne sera d’ailleurs jamais édifié, malgré un large soutien.
Les chemins se séparent
Les séances de pose de l’hiver 1945-1946 n’auront pas de suite. Henri Rol-Tanguy et Alberto Giacometti se recroisent à une seule reprise, par hasard, dans la rue. Après ce moment de célébration du mythe et d’exaltation esthétique, les chemins du héros et de l’artiste se séparent.
Albert Giacometti, repères chronologiques
10 octobre 1901 : Alberto Giacometti, fils du peintre postimpressionniste Giovanni Giacometti et d’Annetta Stampa, naît à Borgonovo en Suisse.
1922-1927 : il part pour Paris et fréquente l’atelier du sculpteur Antoine Bourdelle
à l’Académie de la Grande Chaumière.
Décembre 1926 : il s’installe dans l’atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron, qu’il occupera jusqu’à sa mort.
1929 : il rencontre le peintre André Masson qui l’introduit dans les milieux surréalistes. Il signe un contrat d’un an avec la galerie Pierre.
1930 : son frère Diego le rejoint à Paris et devient son assistant. Il débute une collaboration avec le décorateur Jean-Michel Frank, qui se poursuit jusqu’en 1941. Il intègre activement le groupe surréaliste.
1932 : sa première exposition personnelle à Paris est organisée à la galerie Pierre Colle. Il se joint aux activités de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires.
1934 : sa première exposition personnelle à New York a lieu à la Julien Levy Gallery.
1935 : il entame une nouvelle recherche sur un ensemble de têtes modelées d’après nature. Il se sépare du groupe surréaliste le 13 février.
Décembre 1941-1945 : il quitte Paris pour Genève où il rencontre Annette Arm, qui deviendra son épouse en 1949.
Septembre 1945 : il retourne à Paris et retrouve son milieu artistique et littéraire.
1945-1946 : il réalise une série de portraits d’amis du monde des arts et des lettres, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Il crée de nombreux portraits d’Henri Rol-Tanguy, qu’il rencontre grâce à Aragon.
1946 : il expose un dessin et une sculpture de Rol-Tanguy dans l’exposition « Art et Résistance » au musée des Arts modernes, il travaille sur deux commandes jamais réalisées pour des monuments publics, hommages à Jean Macé et à Gabriel Péri. Sa future épouse Annette Arm emménage rue Hippolyte-Maindron.
1948 : première exposition monographique dans la galerie new-yorkaise.
Janvier 1948 : la première exposition personnelle d’Alberto Giacometti à la galerie Pierre Matisse à New York est organisée. D’autres expositions suivront en 1950, 1958, 1961 et 1964.
1951 : Giacometti inaugure sa première exposition personnelle à la Galerie Maeght à Paris. D’autres suivent en 1954, 1957 et 1961.
1955 : une importante rétrospective a lieu au musée Guggenheim à New York.
1956 : Giacometti expose au pavillon français de la Biennale de Venise un ensemble de figures féminines dites Femmes de Venise.
1959-1960 : il travaille sur un projet de sculpture urbaine devant la Chase Manhattan Plaza New York et réalise plusieurs versions d’un Homme qui marche, d’une Grande Femme et d’une Grande Tête. Il abandonne le projet mais montrera les œuvres dans ses expositions.
1965 : trois grandes rétrospectives sont organisées à la Tate Gallery à Londres,
au Museum of Modern Art à New York et au Louisiana Museum à Humlebaek au Danemark.
11 janvier 1966: Giacometti décède à Coire (Suisse)
Parcours biographiques Henri Rol-Tanguy
12 juin 1908 : Henri Tanguy nait à Morlaix (Finistère), sa mère est blanchisseuse et son père officier marinier.
1923-1936 : il travaille dans de nombreuses entreprises de métallurgie en région parisienne.
1934-1936 : il s’engage dans l’action antifasciste et syndicale. Il adhère au Parti communiste français. Il devient permanent de l’union des syndicats des travailleurs des métaux CGT de la Seine fin 1936.
Février 1937- novembre 1938 : il s’engage dans les Brigades internationales en Espagne.
15 avril 1939 : Henri Tanguy épouse Cécile Le Bihan. Il est mobilisé à la déclaration de guerre en septembre.
19 août 1940 : démobilisé après la signature de l’armistice, il renoue avec ses anciens contacts syndicalistes grâce à sa femme.
Août 1940 – juin 1944 : résistant au sein des organisations communistes, il devient responsable dans la lutte armée à l’été 1941, puis aux Francs-tireurs et Partisans (FTP). Fin 1943, il est versé aux FFI (forces françaises de l’Intérieur).
Juin 1944 : Henri Tanguy (colonel Rol) est nommé chef régional des FFI de la région parisienne. Les Alliés débarquent le 6 en Normandie.
20 août 1944 : il installe l’état-major FFI régional dans l’abri de défense passive de Denfert pour coordonner l’insurrection parisienne.
25 août 1944 : Paris est libéré. Le colonel Rol est co-signataire d’un exemplaire de l’acte de capitulation allemande.
26 octobre 1944 : Henri Tanguy, dit Rol-Tanguy, s’engage dans l’armée pour la campagne d’Allemagne.
18 juin 1945 : il est décoré de la croix de la Libération.
Juillet-octobre 1945 : il est adjoint au gouverneur militaire de Coblence.
Décembre 1945 : il est intégré dans l’armée d’active.
Février 1946 – mars 1947 : Henri Rol-Tanguy est nommé chef de corps puis officier de garnison.
A partir de juillet 1946 : il assure la présidence d’associations d’anciens combattants de la Résistance et d’anciens volontaires en Espagne républicaine.
Avril-mai 1947 : il est affecté au cabinet militaire du ministre de la Défense nationale.
Mai 1947-1962 : dans le contexte de la guerre froide, il n’a plus d’affectation précise et est déplacé au Dépôt central des isolés à Versailles (Seine-et-Oise) jusqu’à sa retraite
(avec une affectation temporaire au Mans entre 1948 et 1951).
1964-1987 : il est membre du Comité central du Parti communiste français. le nom de la famille devient officiellement « Rol-Tanguy ».
1970 : le nom de la famille devient officiellement « Rol-Tanguy ».
Août 1994 : la grand-croix de la Légion d’honneur lui est attribuée, en plus de nombreuses autres décorations.
8 septembre 2002 : Henri Rol-Tanguy décède à Paris.
Exposition Rol-Tanguy par Giacometti
du 1er octobre 2021 au 30 janvier 2022
Musée de la Libération de Paris- Musée du général Leclerc- Musée Jean Moulin
avenue du Colonel Rol Tanguy. Place Denfert Rochereau. 75014 Paris
Exposition co-organisée par le musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin et la Fondation Giacometti