Il y a deux façons d’évoquer la carrière d’une artiste dotée de moyens vocaux exceptionnels : soit on décompte le nombre de ses performances stratosphériques ; soit, au-delà de ses dernières, on analyse ce qui sous-tend un tel talent. Alors, on découvre chez Edita Gruberová, une maîtrise infaillible du souffle, source de vocalises aussi rapides que précises et de sons filés jusqu’à la limite de l’audible. Elle ne cherchait pas seulement à briller devant des publics qu’elle subjuguait, mais elle voulait restituer les partitions telles que le compositeur les avait conçues. Elle était une des très rares interprètes à chanter le grand air de Zerbinetta (Ariane à Naxos de Richard Strauss), tel qu’il fut écrit dans sa première version, d’une durée plus longue, pour une tessiture plus aiguë que celle généralement utilisée, et incluant un périlleux trille sur un aigu et un redoutable contre-fa#. Peu de cantatrices s’aventurent à donner les deux contre-sol (sol6) – harmonieusement tenus et sans effet criard – du redoutable aria « Popoli di Tessaglia » que Mozart destinait à la soprano Aloysia Weber quand celle-ci reprit le rôle-titre de l’Alceste de Gluck.
Le plus remarquable chez Edita Gruberová, était la puissance de l’émission vocale, égale sur toute l’étendue de la tessiture, jusque dans l’extrême aigu, faculté d’autant plus notable que jamais le son perçu ne trahissait le moindre effort ou ne se transformait en cri. À cela s’ajoutaient une simplicité et une grande disponibilité à l’égard de ses admirateurs, sensibles à sa générosité spontanée. Elle fut, pendant presque un demi-siècle, l’une des chanteuses les plus applaudies par les Viennois et par tous les publics devant lesquels elle s’est produite. A contrario, pour qui ne l’a pas entendue sur scène, ses enregistrements en studio peuvent laisser certains auditeurs dubitatifs, car ce type de voix est difficile à rendre dans toute sa plénitude sonore, alors que les vidéos in vivo révèlent davantage le charisme de l’artiste et le lien fusionnel qu’elle avait su tisser, sans démagogie, avec son public. Il l’aimait ; elle lui manifestait sa reconnaissance.
La longue carrière de la cantatrice amène une autre question : comment sa voix a-t-elle évité « des ans l’irréparable outrage » ? Gruberová fit ses adieux au public munichois, le 27 mars 2019. C’était sa 54e prestation dans le rôle d’Elisabetta, reine d’Angleterre, du Roberto Devereux de Donizetti, une de ses incarnations les plus spectaculaires, et dont elle assuma, sans faillir, toutes les difficultés vocales de la partition. Elle avait alors 72 ans !
Edita Gruberová était née le 23 décembre 1946, à Rača un faubourg populaire de Bratislava, aujourd’hui capitale de la Slovaquie, mais à sa naissance, cette ville appartenant à la Tchécoslovaquie, tombée sous la coupe soviétique. Ses parents représentaient les vestiges d’un Empire austro-hongrois, disparu depuis 1918 : sa mère appartenait à la minorité hongroise du pays, et son père était d’une lointaine ascendance allemande. Famille modeste, il n’est pas sûr qu’elle ait pu apporter à cette fille unique, une grande ouverture culturelle. Edita entra cependant dans un chœur d’enfants à l’âge de 13 ans. Remarquée pour la beauté de sa voix par le pasteur de Rača, qui lui enseigne le piano et le chant, il l’encourage à tenter le concours d’entrée au Conservatoire de Bratislava, alors qu’elle songe, à 15 ans, à trouver un travail pour fuir sa famille. Peut-être à cause de l’alcoolisme de son père. Faute de connaître le moindre air d’opéra pour passer l’audition obligatoire, c’est une simple chanson populaire qui lui vaut son admission. Ses études se déroulent de 1961 à 1968 et, déjà, son professeur lui fait travailler le rôle de la Reine de la Nuit.
Le 18 février 1968, Gruberová interprète à Bratislava, sa première Rosina du Barbiere di Siviglia. La même année, elle tente le Concours international de chant de Toulouse où elle remporte un troisième prix. Le Monde note, à cette occasion, son « aisance déconcertante dans l’air des clochettes de Lakmé ».
Déjà engagée par le Staatsoper de Vienne, elle alterne rôles secondaires et ceux de premier plan, au gré des besoins : la Reine de la Nuit (Die Zauberflöte,1970) et Kate Pinkerton (Madama Butterfly, 1971), entre autres exemples. Rudes conditions de travail, imposées, à cette époque, aux jeunes recrues d’une grande maison d’opéra ; mais école incomparable pour former un artiste débutant, musicalement et scéniquement. Seuls les meilleurs survivent.
Gruberová assume tous les rôles proposés et continue à travailler avec son professeur personnel, notamment le rôle de Zerbinetta qu’elle chante pour la premièrefois, au Staatsoper, le 8 septembre 1973. Cela restera l’une de ses incarnations emblématiques. Peut-être à cause des affinités entre sa personnalité et celle du personnage aux origines modestes mais à l’énergie inépuisable, celle dont elle fit preuve toute sa vie. En 1976, Karl Böhm, d’habitude avare de compliments, lui déclara : « Mon Dieu, si seulement Strauss avait entendu votre Zerbinetta ! ».
À partir de 1974, elle participe aux grands festivals lyriques européens, comme celui de Glyndebourne et celui de Salzbourg, alors dirigé par Herbert von Karajan, et dont elle sera chaque année l’invitée pendant 10 ans, avant d’espacer ensuite ses prestations.
Elle débute au Met en 1977, toujours en Reine de la Nuit. Par choix, cependant, Gruberová chantera assez rarement à New York, car elle goûtait peu les longs voyages aériens, pas plus qu’elle n’aimait les séjours dans les très grandes villes. Elle débute à la Scala en 1978 dans le rôle de Konstanze (Die Entführung aus dem Serail). Elle y chante également Linda di Chamonix, donne quelques concerts et récitals, mais elle ne s’attarde pas davantage dans ce haut lieu du bel canto, malgré un accueil enthousiaste qui se maintiendra jusqu’à un ultime concert consacré aux Tre Regine de Donizetti, en 2015. Londres l’entendra dans I Capuleti e i Montecchi (1984), Ariadne auf Naxos (1987), Lucia di Lammermoor (1988).
Son port d’attache reste l’Opéra d’État de Vienne qui lui octroie le titre de Kammersängerin (pendant féminin du Kammersänger, littéralement « chanteur de la Chambre du roi », titre honorifique décerné autrefois par le souverain pour distinguer les artistes les plus éminents). En 1978, l’Opéra de Vienne monte pour elle une nouvelle production de Lucia di Lammermoor, œuvre qui n’avait pas été représentée dans la capitale autrichienne, depuis la légendaire tournée du Théâtre de la Scala de Milan, en 1956, avec Karajan et Maria Callas. C’est à nouveau un triomphe.
Edita Gruberová chante régulièrement à Berlin. À Barcelone, où elle se rend volontiers, elle interprète Violetta, notamment aux côtés d’Alfredo Kraus, et se hisse alors au niveau des plus grandes. Munich, son autre théâtre de prédilection, l’accueillera au total pour 308 représentations, dont 33 Lucia di Lammermoor, 37 Anna Bolena, 28 Lucrezia Borgia et autant de Norma, 54 Elisabetta de Roberto Devereux, une de ses incarnations les plus spectaculaires. C’est avec cette œuvre qu’elle fera ses adieux au public munichois, le 27 mars 2019, après plus de 50 ans de carrière. Elle n’avait pas hésité non plus à aborder des rôles plus lourds comme celui de la Norma de Bellini.
L’accueil de la France fut plus mitigé. Quoique lauréate du Concours de chant de Toulouse en 1968, la cantatrice s’est rarement produite dans le pays qui l’avait, le premier, distinguée : en octobre 1976, elle chante, en version de concert à la Maison de la Radio, le rôle-titre de La Femme silencieuse de Richard Strauss ; le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence l’accueille, en juillet 1982, dans La Flûte enchantée. On fait appel à elle, à l’occasion des festivités du Bicentenaire de la Révolution française, pour une Traviata nocturne, sonorisée, dans les jardins de Versailles envahis par les moustiques. En 1994, elle participe à une version de concert du Roberto Devereux de Donizetti, au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg. Sa dernière apparition hexagonale fut pour Nice qui lui fit un triomphe en 1999, dans La Fille du régiment de Donizetti.
L’Opéra de Paris ne l’a reçue qu’une fois, au Palais Garnier en 1980, et à l’Opéra -Bastille en 1990, pour des récitals avec piano. Elle s’est produite également Salle Pleyel, à Gaveau et au Théâtre des Champs-Élysées toujours en récital, notamment avec Sophie Koch, pour une association caritative. Cette faible présence dans la capitale tient moins aux choix de Gruberová qu’au snobisme, bien parisien, de certains esthètes qui voyait en elle le comble du mauvais goût. Pourtant de grands chefs l’ont dirigée sur scène (Josef Krips, Herbert von Karajan, Wolfang Sawallisch), comme en studio (Alain Lombard, Georg Solti, Bernard Haitink, Nikolaus Harnoncourt).
Phénomène vocal par sa longévité exceptionnelle, artiste généreuse et soucieuse de probité à l’égard des compositeurs comme du public, cette cantatrice laisse au mélomane, des vidéos captées sur le vif et de nombreux enregistrements en studio. Le lyricomane a donc toute latitude pour apprécier la qualité de son legs à l’histoire du chant. Une seule réserve : ce type de voix a besoin de la réverbération sonore d’une salle d’opéra pour s’épanouir dans toute sa plénitude, comme dans ses moindres miroitements, ce que le CD ne peut pas tout à fait restituer.
Edita Gruberová a enregistré, – en dehors de quelques cantates de Bach (1984) et d’œuvres de musique baroque avec Raymond Leppard et l’English Chamber Orchestra (1985) -, essentiellement des récitals lyriques et de nombreuses intégrales d’opéras, offrant parfois plusieurs versions de ses grandes incarnations : Ariane auf Naxos, Hänsel und Gretel, Die Entführung aus dem Serail (dir. Solti, Decca) ; Don Giovanni, Lucio Silla, Die Zaüberflote (Nikolaus Harnoncourt, Teldec) ; Les Contes d’Hoffmann (Seiji Ozawa, D G) ; Lucia di Lammermoor (Richard Bonynge, Teldec). La liste est loin d’être exhaustive. Même remarque pour les DVD où l’on peut noter une Manon de Massenet, mise en scène par Jean-Pierre Ponelle. Elle avait également co-fondé une maison d’édition de disques, sous le label Nightingale Classics, pour graver des œuvres que les grandes firmes négligeaient de lui proposer.
Elle a ainsi contribué à faire revivre tout un pan de la production lyrique du grand romantisme italien. Cela mérite respect et reconnaissance.
Illustration de l’entête: Edita Gruberova dans l’opéra Roberto Devereux de Donizetti © Photo APA/ Schlager Roland/Art