Parmi les événements qui contribuent à la dynamique démographique, les migrations sont les plus difficiles à appréhender. Au contraire des naissances ou des décès, elles font l’objet de définitions variables selon les pays et de mesures beaucoup moins standardisées, deux facteurs de confusion dans les débats publics. Cris Beauchemin, Louise Caron, Marine Haddad et Franck Temporal, chercheurs à l‘INED et au Centre Population et Développement (Ceped) de l’Université de Paris-IRD, font le point sur le sujet et situent la France par rapport à ses voisins européens.
La plupart des pays du monde ne disposent pas d’instruments permettant de produire des statistiques régulières sur les migrations internationales. Les définitions et les méthodes de mesure peuvent par ailleurs varier d’un pays à l’autre. Depuis le début des années 2000, les organisations internationales, comme les Nations Unies ou l’Union européenne, promeuvent des approches plus standardisées qui permettent de réaliser des comparaisons. Quel que soit l’indicateur retenu, la France apparaît en Europe de l’Ouest comme l’un des pays où l’immigration est la plus faible.
« Il est beaucoup plus facile, pour un responsable politique, de compter les mouvements internationaux de chaussures ou de téléphones portables que ceux d’infirmiers ou d’ouvriers du bâtiment ». Ce constat du Programme des Nations Unies pour le Développement dans son rapport annuel de 2009 demeure d’actualité. En 2018, améliorer les données sur les migrations internationales était encore affiché comme le premier objectif du Pacte mondial sur les migrations, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies. Cet objectif vaut aussi bien pour les « stocks » que pour les « flux », selon la terminologie des démographes. Les premiers consistent en une comptabilité de la population des immigrants à un moment donné sur un territoire délimité. Plus difficiles à saisir, les seconds portent sur les mouvements et nécessitent de mesurer à la fois les entrées (ou flux d’immigration) et les sorties (ou flux d’émigration) de chaque pays.
Étrangers, immigrés et immigrants : des catégories distinctes
Jusqu’au début des années 1990, les statistiques publiques françaises se sont focalisées sur les personnes étrangères, c’est-à-dire dépourvues de la nationalité française. Or, puisque les personnes nées en France ne sont pas automatiquement françaises, certains étrangers sur le territoire n’ont en réalité jamais migré. Par ailleurs, une personne immigrée peut acquérir la nationalité du pays où elle vit, et alors quitter le contingent des étrangers.
Dans un souci d’amélioration de la connaissance statistique du phénomène migratoire, les dirigeants de l’Insee, de l’Ined et du Haut Conseil à l’Intégration (HCI) ont conjointement officialisé l’usage de la catégorie « immigré » en 1991 : est immigrée une personne née étrangère à l’étranger, c’est-à-dire venue s’installer en France pour un an au moins, qu’elle ait acquis ou non la nationalité française par la suite (encadré). La catégorie, reposant à la fois sur le pays de naissance et la nationalité à la naissance, permet de distinguer les rapatriés des anciennes colonies, nés à l’étranger avec la nationalité française, des autres migrants.
La Division de la population des Nations Unies, qui assemble les informations de tous les pays du monde, définit quant à elle les migrants internationaux comme des personnes qui résident dans un pays différent de leur pays de naissance, quelle que soit leur nationalité actuelle ou à la naissance (encadré). Bien sûr, le décompte des migrants internationaux varie selon la définition adoptée : en 2019, au sein de l’ensemble de sa population résidente, la France compte 10 % d’immigrés selon la définition française, mais 13 % selon la définition internationale adoptée par l’ONU [1] (figure 1)
(1) Il s’agit ici de l’Europe telle que définie dans les tableaux statistiques des Nations Unies, et non de l’Union européenne. .
Perspectives internationales sur les stocks de migrants
L’avantage de la définition internationale des migrants est qu’elle permet d’établir des comparaisons entre pays. La France se situe seulement au 16e rang des pays d’immigration dans l’Europe des 28 en 2019. Malgré l’ancienneté de son immigration et les effets de la décolonisation qui lui sont spécifiques, la part des immigrés en France se situe à un niveau à peine supérieur à celui de la moyenne européenne (12 %, figure 2), loin derrière son voisin allemand (18 %). Le Luxembourg, avec près de la moitié de sa population née dans un autre pays (47 %), est un cas particulier qui illustre la diversité des situations en Europe et le fait que les petits pays accueillent souvent une proportion plus élevée de migrants que les grands pays.
Compter les immigrants n’est pas le plus difficile : il s’agit de repérer dans les recensements (ou les registres de population, dans les pays qui en sont dotés) les personnes nées à l’étranger. En revanche, compter les émigrants d’un pays (c’est-à-dire les personnes qui ont quitté son territoire, voir l’encadré) est une tâche plus ardue. C’est seulement au tournant des années 2000 que de grandes institutions internationales (Banque Mondiale, Nations Unies, OCDE) ont eu l’idée d’assembler les recensements de pays différents pour établir une statistique de l’émigration. Par exemple, pour connaître le stock des émigrants de la France, elles proposent d’additionner les personnes qui y sont nées et qui sont recensés dans tous les autres pays du monde. En pratique, l’opération est complexe : elle requiert d’assembler et d’homogénéiser des recensements du monde entier dont les définitions et les dates de réalisation peuvent varier. On peut ainsi estimer, en 2020, que pour 100 personnes nées en France, près de 4 vivent dans un pays étranger. Ce ratio, qui donne une mesure de l’intensité de l’émigration internationale, approche 6 % pour l’Italie ou la Belgique et 20 % pour le Luxembourg. La France est un pays où l’importance relative des départs est limitée par rapport à la moyenne européenne (près de 9 %)(1). L’intensité de l’émigration y est cependant supérieure à ce que l’on observe dans d’autres régions du monde. En moyenne, en 2020, pour 100 personnes nées dans un pays d’Afrique, 3 ont changé de pays ; le ratio valant 2,5 % en Asie et 1,5 % en Amérique du Nord.
Le rôle des migrations dans la croissance de la population
Comptabiliser les stocks de populations migrantes ne renseigne pas sur les mouvements de population dans le temps. Comment donc établir l’impact des entrées et sorties de migrants sur la (dé) croissance de la population d’un pays ? Il faut calculer le solde migratoire (ou migration nette), soit la différence entre les nombres de personnes entrées et sorties sur une année. Mais l’exercice est difficile, car dans la plupart des pays du monde, la mesure des flux est déficiente. En 2017, seuls 45 pays du monde avaient pu rapporter à l’ONU des statistiques sur les entrées et sorties durables (pour au moins 12 mois) de leur territoire. Dans la plupart des pays, le solde migratoire résulte donc d’une estimation indirecte. Il est déduit de l’équation démographique selon laquelle la variation de la population d’un territoire entre deux dates (la croissance démographique) résulte des différences entre les naissances et les décès (le solde naturel), et entre les entrées et les sorties (le solde migratoire). Le solde naturel étant connu grâce aux données de l’état civil, et la variation de la population grâce aux recensements successifs, on peut indirectement estimer le solde migratoire. Cependant, cette méthode résiduelle demeure imparfaite car elle intègre dans le solde migratoire les imprécisions des recensements et de l’état civil, qui – dans certains pays – est très déficient. Il est donc plus prudent de parler de « solde apparent ». Les soldes migratoires peuvent être ré-estimés plus précisément a posteriori en incluant dans l’équation démographique le solde naturel, le solde migratoire et l’ajustement dû aux imprécisions du recensement, rétablissant ainsi la cohérence entre les sources d’information statistique [2].
Les données recueillies par Eurostat auprès des instituts nationaux de statistique permettent ainsi d’approximer la contribution des migrations à la croissance démographique dans les pays de l’Union européenne. Les résultats de la figure 3 tiennent compte de premiers ajustements et sont encore susceptibles d’être réévalués. Dans la période 2010-2019, en moyenne, on estime aujourd’hui que la population de la France a crû chaque année de presque 4 personnes pour 1 000 habitants (3,7 ‰), l’essentiel de cet accroissement étant dû au mouvement naturel. Au contraire, dans les autres pays, les migrations internationales sont le principal facteur de la croissance démographique.
La mesure des flux d’immigration
Comment faire la part des entrées et des sorties dans le solde migratoire ? Répondre avec exactitude à cette question est difficile dans la plupart des pays (sinon impossible dans beaucoup d’entre eux), tant les sources d’information sont rares ou lacunaires. En France, deux sources renseignent sur les flux d’immigration. Depuis que le recensement repose sur des enquêtes annuelles, il permet d’estimer le nombre des entrées grâce à des questions sur l’année d’arrivée en France et le lieu de résidence l’année précédente [3]. Cette source a théoriquement l’avantage de couvrir l’ensemble de la population résidant sur le territoire, mais certaines personnes – notamment les plus récemment arrivées – peuvent échapper aux enquêtes de recensement. Elles peuvent toutefois être comptabilisées ultérieurement lorsqu’elles sont finalement recensées. L’autre source de données est administrative et provient du ministère de l’Intérieur. L’Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF) permet de comptabiliser chaque année les personnes qui ont obtenu un premier titre de séjour d’une durée d’au moins un an [4]. Par définition, cette statistique est partielle puisque n’y figurent pas les personnes qui ne disposent pas d’un titre de séjour. C’est le cas de la plupart des enfants qui, sauf exceptions, sont dispensés de l’obligation de ces démarches administratives. C’est aussi le cas des ressortissants de la Suisse et de l’Espace économique européen (y compris les Français de retour d’un séjour à l’étranger), alors même que ces groupes d’origine représentaient près de la moitié des arrivées en France en 2016 et 2017 [3]. Enfin, par définition, les personnes dites « sans-papiers » ne figurent pas dans AGDREF. Elles sont cependant comptabilisées lorsqu’elles sont régularisées. Au final, compte tenu de leurs propriétés, ces deux sources d’information, recensement et AGDREF, fournissent logiquement des résultats différents sur le nombre et les caractéristiques des nouveaux entrants. Par ailleurs, les différences dans les méthodes d’enregistrement peuvent conduire à des écarts dans les effectifs de populations pourtant comparables.
Les pays voisins de la France ont également une double comptabilité des flux d’immigration. Eurostat réunit la mesure des flux tels qu’enregistrés par les instituts nationaux de statistiques d‘après les recensements ou les registres de population. L’OCDE assemble, par ailleurs, les informations sur les titres de séjour pour établir des séries statistiques sur les immigrés dits « permanents », qui reçoivent un permis de résidence en principe renouvelable indéfiniment (dans les faits, le renouvellement est souvent conditionné)(2). Les deux sources présentent logiquement des résultats différents (figure 4). Mais, dans tous les cas, la France est, avec l’Italie, le pays qui en proportion a reçu le moins d’immigrants en Europe de l’Ouest en 2019.
(2) Dans la plupart des cas, les migrants qui reçoivent un titre de séjour permanent sont arrivés depuis plusieurs années et ont d’abord bénéficié de titres de séjour temporaires.
L’émigration : le parent pauvre des statistiques démographiques
En réalité, nul ne peut dire si une entrée va – dans les faits – donner lieu à une installation permanente : bénéficier d’un droit de séjour non limité n’oblige pas à demeurer sur place. Toutefois, force est de reconnaître que la mesure des départs est très déficiente dans la plupart des pays du monde, la France ne faisant pas exception. Les appareils statistiques traduisent l’intérêt bien supérieur des États pour les individus qui entrent et résident sur leurs territoires, plutôt que pour ceux qui en sortent. Certains pays cependant, notamment en Europe du Nord, sont dotés de registres de population, qui permettent de mesurer l’émigration. En théorie, toute personne est tenue d’y déclarer non seulement son installation, mais aussi son départ. Mais souvent, en pratique, moins de la moitié des sorties sont déclarées [5]. Des données longitudinales collectées sur un échantillon représentatif de la population résidente offrent une alternative. Le principe est de suivre les individus d’un panel dans le temps et de considérer qu’une personne émigre lorsqu’elle disparaît de l’échantillon sans autre raison apparente (décès, changement d’adresse, défaut de collecte ou d’appariement). Appliquée en France grâce à un appariement partiel des recensements successifs entre 1975 et 1999, cette méthode a permis d’estimer qu’un quart à un tiers des immigrés présents à un recensement avaient quitté la métropole après un séjour de 7 à 9 ans [6]. Cette technique d’estimation n’est plus possible depuis que le recensement de la population est devenu annuel et partiel (2004). En revanche, les enquêtes annuelles de recensement permettent de déduire les sorties du territoire en soustrayant les entrées au solde migratoire. En 2017, ce sont ainsi 215 000 personnes qui auraient quitté la France, dont près des 29 % d’immigrés et 71 % de non-immigrés [3]. Constituant une avancée dans la compréhension des flux migratoires, ces calculs restent toutefois dépendants de la précision des mesures du solde et des entrées. D’autres sources administratives renseignent de façon très partielle sur les sorties du territoire. Pour les étrangers, il existe des statistiques relatives aux éloignements forcés ou aux retours aidés. Pour les Français, il s’agit des données consulaires, dont l’enregistrement demeure néanmoins facultatif et dépend fortement du calendrier électoral (les Français de l’étranger s’inscrivent dans les consulats pour voter).
Pour un usage éclairé des statistiques migratoires
On l’aura compris, les statistiques relatives aux migrations internationales sont souvent imparfaites. Si les stocks de migrants internationaux sont relativement bien connus quand les données censitaires sont disponibles, la mesure des flux d’immigration et, encore plus, d’émigration, reste limitée dans la plupart des pays du monde. En France, des progrès ont été réalisés ces dernières années, même si les estimations des flux et du solde migratoire peuvent encore être améliorées. Cependant, les statistiques disponibles permettent déjà de relativiser le rôle des migrations dans l’évolution de la population. Si la France est historiquement un pays d’accueil, elle est devenue l’un des pays d’Europe de l’Ouest où l’immigration est, en proportion , parmi les plus faibles, quelle que soit la mesure considérée. Il ne faut pas oublier, en outre, que la France est aussi un pays d’émigration. Une partie significative de ses immigrés quitte son territoire dans les années qui suivent leur arrivée et ses propres ressortissants sont de plus en plus nombreux à émigrer. Aujourd’hui, les natifs de France émigrent plus fréquemment que ceux d’Asie ou d’Afrique.
Cris Beauchemin, Louise Caron, Marine Haddad, Franck Temporal
INED et Centre Population et Développement (Ceped) de l’Université de Paris-IRD
Résumé
Parmi les événements qui contribuent à la dynamique démographique, les migrations internationales sont les plus difficiles à appréhender. La plupart des pays du monde ne disposent pas d’instruments permettant de produire des statistiques régulières. D’un pays à l’autre, les définitions et les méthodes de mesure peuvent varier. Depuis le début des années 2000, les organisations internationales, comme les Nations Unies ou l’Union européenne, promeuvent des approches plus standardisées qui permettent de réaliser des comparaisons. Quel que soit l’indicateur retenu, la France apparaît en Europe de l’Ouest comme l’un des pays où l’immigration est la plus faible.
Références
[1] Nations unies, 2020, International migration stock 2020, World population prospects 2019.
[2] Héran F., Toulemon L., 2005, Que faire quand la population recensée ne correspond pas à la population attendue ?, Population & Sociétés, n° 411.
[3] Lê J., 2021, En 2017, 44 % de la hausse de la population provient des immigrés, Insee Première, n° 1849.
[4] d’Albis H., Boubtane E., 2015, Caractérisation des flux migratoires en France à partir des statistiques de délivrance de titres de séjour (1998-2013), Population, 70(3), 487-524.
[5] Poulain M., Herm A., 2013, Le registre de population centralisé, source de statistiques démographiques en Europe, Population, 68(2), 215-247.
[6] Solignac M., 2018, L’émigration des immigrés, une dimension oubliée de la mobilité géographique, Population, 73(4), 693‑718.