Alfred Polgar, bien oublié aujourd’hui, fut aux côtés d’Arthur Schnitzler ou de Stefan Zweig, un des plus grands écrivains viennois du siècle passé. Il était le maître des histoires courtes, petits écrits fulgurants qui pouvaient en quelques lignes mettre le cœur humain à nu.[1]
L’une de ses histoires se passe à Paris (où il vécut en expatrié) sous l’Occupation.
Mme Monnier loue une chambre à M. Swetz, un réfugié politique. C’est une femme acariâtre, langue de vipère, féroce avec sa bonne, rongée d’envie devant la magnifique garde-robe que M. Swetz a pu sauver dans son exil. Le jour où les Allemands pénètrent dans Paris, M. Swetz serre ses effets dans quelques valises et ses plus beaux vêtements dans une malle, les laisse à la garde de Mme Monnier, puis prend la clé des champs. Hélas ! il a un accident avant même de quitter la ville, est soigné par de braves gens et revient en secret chez son ancienne propriétaire. La bonne le cache à la cave, où sa maîtresse a descendu les valises et la malle, sur laquelle elle a déjà prélevé un magnifique manteau de fourrure. À peine M. Swetz est-il arrivé que la Gestapo débarque à sa recherche. Il se faufile dans une niche à outils et tire la malle devant lui. L’instant d’après, voilà Mme Monnier à la cave avec les policiers. Elle leur désigne complaisamment les valises. Mais quand ils veulent s’emparer de la malle, sentant son butin lui échapper, elle s’écrie : « Non, pas la malle ! La malle est à mon mari ! » Les gestapistes enfin partis, M. Swetz tombe à ses pieds, la remercie, lui baise les mains, sûr qu’elle avait senti sa présence et l’avait sauvé.
À partir de ce jour, Mme Monnier crut percevoir en elle une sorte de vieux réveille-matin, qui se révéla être son cœur. Il lui vint des envies de pleurer, non pour un motif précis, mais en général pour ainsi dire. Elle s’aperçut que le ciel pouvait être beau au crépuscule et n’appela plus sa bonne que « ma chère enfant ». Elle se trouva de la compassion pour les gens en ces temps si difficiles et, en particulier, pour ce pauvre M. Swetz qui avait dû éprouver une peur mortelle dans sa niche. Quand il repartit, elle l’entendit dire à la bonne : « Mme Monnier est une sainte. » Elle replaça le manteau dans la malle et jamais plus elle ne songea à la raison qui l’avait fait s’écrier « La malle est à mon mari ! » Seule subsista la bonté qui aurait pu inspirer ces paroles et qui commença à retourner sa vie, comme on retournait les manteaux autrefois pour leur donner une nouvelle existence.
Je me demande si le cas particulier de M. Swetz et de Mme Monnier ne pourrait être transporté de nos jours à un niveau plus général. N’avons-nous pas en Europe et dans quelques autres nations puissantes un certain nombre de Monnier aux affaires ou aspirant à y parvenir bientôt ? Ces Monnier à l’allure de propriétaires respectables voudraient voir les Swetz de leur pays débarrasser le plancher. Les Swetz leur semblent envahissants au point, disent-ils, qu’ils vont bientôt remplacer les autochtones ! Quand ces Monnier prennent la parole dans les médias – et on la leur donne plus souvent qu’à leur tour – c’est pour susciter dans la population l’égoïsme, la méfiance, l’intolérance. On dirait qu’ils prennent un malin plaisir à se montrer méchants.
Peut-être est-ce seulement parce qu’ils n’ont jamais essayé la bonté ? On peut rêver. Imaginons que l’un de ces Monnier, par hasard, sans le faire exprès, au cours d’une manifestation, soustraie à la police un réfugié qu’il aurait pris pour un de ses partisans déguisé. Devant la gratitude de ce malheureux, son cœur ne se retournerait-il pas ? Ne se laisserait-il pas aller à le secourir, à lui trouver un refuge ? Sur les plateaux de télé, notre Monnier inciterait soudain ses partisans médusés à la générosité. « Si vous y aviez goûté, dirait-il, vous ne pourriez plus vous en passer. »
Le problème, sans doute, c’est qu’on ne l’inviterait plus.
[1] Histoires sans morale.
A. Polgar
éditions Anatolia-Le Rocher, 2004
Illustration de l’entête: Les oiseaux (1953), Georges Braque.