Le Guggenheim Bilbao s’apprête à célèbrer un de ses artistes fétiches, Jean Dubuffet. Tout au long de sa carrière, Jean Dubuffet rejette les conventions culturelles et les concepts de beauté socialement acceptés pour explorer des perspectives nouvelles et fascinantes. L’artiste cherche à favoriser l’accès du public à des manières plus authentiques et enrichissantes d’expérimenter l’art, la créativité et le monde dans toute son ampleur.
Jean Dubuffet réinvente sans cesse sa façon d’aborder la production artistique. Il explore de nombreuses techniques et stratégies de composition, il tire de son imagination une vaste gamme de sujets et oscille librement entre figuration et abstraction.
Avec le cycle de L’Hourloupe, Dubuffet établit un vocabulaire qui lui permet de créer et d’explorer un univers fantastique et en expansion, unifié par le biais d’une même expression visuelle. Il peut ainsi approfondir des sujets épistémologiques et phénoménologiques qui deviennent une constante jusqu’à la fin de sa carrière.
Le Musée Guggenheim Bilbao présente Jean Dubuffet : une ardente célébration, avec le soutien de BBK, une exposition qui retrace les décennies décisives de la carrière de Jean Dubuffet, de ses premières créations artistiques dans les années 40 jusqu’à ses dernières séries qu’il termine en 1984.
L’exposition est principalement constituée des vastes fonds du Solomon R. Guggenheim Museum de New York, complétés par une sélection d’œuvres provenant de la Peggy Guggenheim Collection de Venise.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Jean Dubuffet (Le Havre, France, 1901-Paris, 1985) commence à exposer ses peintures, qui contestent les valeurs esthétiques les plus enracinées. Rejetant les principes de décorum et de beauté classique, ainsi que toute prétention à une maîtrise technique, Dubuffet s’intéresse à l’ordinaire et à l’inattendu et emploie dans son œuvre des matériaux vulgaires, des sujets banals et un style exempt de tout signe extérieur d’académisme. Par cette approche, Dubuffet défie les normes qui, selon lui, entravent l’expression authentique et déprécient l’expérience quotidienne. Toutefois, son objectif ne consiste pas uniquement à révéler à quel point les conventions culturelles sont dépassées, mais également à illustrer la vitalité d’une existence libre de celles-ci. Dubuffet lui-même a affirmé en quelque occasion : « Je voudrais qu’on regarde mes ouvrages comme une entreprise de réhabilitation des valeurs décriées et…, qu’on ne s’y trompe pas, comme une ardente célébration ».
Tout au long de sa carrière, Dubuffet demeure fidèle à cet objectif, même si, souvent, il transforme les formes qu’il emploie afin d’y parvenir. Il essaie différents supports, comme la peinture, le dessin, le collage, la lithographie, la sculpture et la performance, et oscille librement entre figuration et abstraction, explorant des stratégies de composition variées et réinventant régulièrement sa palette. Malgré tous ces changements, le travail de Dubuffet reste attaché à sa volonté de partager avec le public des perspectives nouvelles et innovantes et à son rejet des conventions. Jean Dubuffet : une ardente célébration s’intéresse à cette ardeur festive et propose une vue d’ensemble de la vaste production de Dubuffet.
Cet aperçu complet de la trajectoire de l’artiste, constitué principalement d’œuvres de la collection du Musée Guggenheim de New York, a été rendu possible grâce à l’étroite relation que cette institution a entretenue avec Dubuffet. En effet, le Musée lui a non seulement consacré trois grandes expositions de son vivant : Jean Dubuffet 1962–66 (1966), Jean Dubuffet: A Retrospective (1973) et Jean Dubuffet: A Retrospective Glance at Eighty (1981), mais il a en outre collectionné son œuvre avec assiduité, en commençant par l’acquisition de Porte au chiendent (1957) en 1959.
Jean Dubuffet naît au Havre, en France, en 1901. À 17 ans, il commence des études d’art dans la prestigieuse Académie Julian. Il est toutefois rapidement déçu par l’enseignement, très éloigné des problèmes du monde réel, et il abandonne l’école. Au cours des années suivantes, il reste proche de la communauté artistique parisienne et entretient des relations avec des artistes comme Raoul Dufy, Juan Gris, Fernand Léger, André Masson ou Suzanne Valadon. En 1923, il a l’occasion de voir le travail de l’artiste spiritualiste Clémentine Ripoche et l’année suivante, il découvre le livre du Dr Hanz Prinzhorn, Expressions de la folie. Ces découvertes marquent le début d’une admiration profonde et pérenne de Dubuffet pour l’art créé par les spiritualistes, les enfants et les personnes atteintes de maladies mentales, un type d’art appelé plus tard « art brut ».
Pendant une grande partie des années 20 et 30, Dubuffet travaille pour l’entreprise familiale de négoce en vins. En 1942, à 41 ans, alors qu’il réside dans le Paris occupé par les nazis, il décide de se consacrer à l’art. L’œuvre qu’il exécute au cours des années suivantes défie sans conteste les idéaux communément admis de beauté, de maîtrise technique et de statut élevé de l’art, comme en témoignent Miss Choléra ou Volonté de Puissance, deux tableaux réalisés en janvier 1946. Dubuffet accompagne sa production artistique de publications et de conférences dans lesquelles il exprime sa conviction que les mécanismes de la culture conventionnelle sont moribonds, asphyxiants, et doivent être abandonnés.
La première exposition personnelle de Dubuffet a lieu à la Galerie René Drouin, à Paris, en 1944 ; la Galerie Pierre Matisse lui offre sa première exposition personnelle à New York en 1947. Au cours des années 1940, l’artiste s’associe à André Breton, Georges Limbour, Jean Paulhan et Charles Ratton, et son style et ses sujets ont une dette envers Paul Klee. À partir de 1945, il collectionne l’art brut, des œuvres spontanées et directes réalisées par des individus non instruits, tels que des malades mentaux et des enfants. Il fonde en outre l’organisation Compagnie de l’Art Brut (1948-51) avec des écrivains, des critiques et des marchands issus des cercles dada et surréalistes. À l’occasion de la première exposition publique de l’Art brut à la Galerie René Drouin en 1949, Dubuffet publie un manifeste dans lequel il proclame la supériorité de ce style sur l’art officiellement reconnu.
Armé de son esprit clairement critique, Dubuffet expérimente d’autres voies, persuadé qu’elles le conduiront à des formes d’expressions authentiques et plus fructueuses. Au cours des années 40 et 50, il invite le public à repenser le concept de beauté et souligne à quel point les choses ordinaires peuvent être admirables. Son œuvre datant de cette époque donne à apprécier les qualités du quotidien et des matériaux simples. Pour accentuer la nature physique de sa peinture, Dubuffet utilise des adjuvants, comme du plâtre, du ciment ou du sable, qui lui permettent d’épaissir la peinture à l’huile au point de la transformer en une pâte qu’il appelle « haute pâte ». Il se sert de ce médium pour créer des surfaces très complexes, à la texture dense, en formulant ses compositions de façon physique. Parfois, il va au-delà et intègre dans la peinture des objets trouvés, comme des cailloux ou des ficelles, puis plus tard, du papier aluminium.
Parallèlement, il cherche à exclure les concepts de beauté socialement acceptés en choisissant des sujets peu conventionnels et en les représentant à l’aide de moyens créatifs. Cette intention se manifeste notamment dans ses premiers portraits, comme dans celui du soldat Lucien Geominne (1950), ainsi que dans sa série de nus intitulée Corps de dames (1950-1951), mais on la retrouve également dans ses représentations d’objets habituellement ignorés, tels que des murs décrépis, des portes défraîchies, de la terre et des cailloux.
De 1951 à 1952, Dubuffet vit à New York. Il retourne ensuite à Paris, où une rétrospective de son œuvre a lieu au Cercle Volney en 1954. Sa première rétrospective dans un musée a lieu en 1957 au Schloß Morsbroich (aujourd’hui Musée Morsbroich), à Leverkusen, en Allemagne de l’Ouest. Des expositions de Dubuffet ont ensuite eu lieu au Musée des arts décoratifs de Paris (1960-61), au Museum of Modern Art de New York et à l’Art Institute of Chicago (1962), au Palazzo Grassi de Venise (1964), à la Tate Gallery de Londres et au Stedelijk Museum d’Amsterdam (1966), ainsi qu’au Musée Guggenheim (1966-67).
Un recueil des écrits de Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, est publié en 1967, l’année même où il commence ses structures architecturales. Peu après, il passe de nombreuses commandes de sculptures monumentales en plein air. En 1971, il réalise ses premiers accessoires de théâtre, les « practicables ».
À partir de 1962 et au début des années 70, Dubuffet réalise son corpus le plus long, le cycle de L’Hourloupe. Il est constitué de peintures et de sculptures qui se distinguent par leurs trames de cellules entrelacées, dont un bon nombre sont remplies de rayures parallèles, souvent rouges, bleues et blanches. Bien que ce cycle marque un tournant important dans son style, l’artiste reste fidèle à son engagement visant à réaligner la vision de l’art et du monde (la sienne et celle du public) d’une manière plus générale. Avec le cycle de L’Hourloupe, représenté dans l’exposition par des œuvres telles que Nunc Stans (1965) ou Bidon l’Esbroufe (1967), Dubuffet établit un vocabulaire grâce auquel il crée et explore un univers fantastique et en expansion, unifié par le biais d’une même expression visuelle, qui lui permet d’approfondir des sujets épistémologiques et phénoménologiques. La complexité des conceptions peut produire une certaine ambiguïté visuelle, notamment lorsque le spectateur contemple plusieurs œuvres à la fois. Ce caractère énigmatique fait allusion à la fugacité de ce qui semble permanent et à la nature aléatoire de ce qui constitue en principe la forme définissant un objet. Ensemble, ces effets incitent à réfléchir sur la relation entre perception et réalité, unequestion de grande importance pour l’artiste.
Au cours de la dernière décennie de sa vie, Dubuffet s’intéresse aux mécanismes de l’esprit, notamment à sa relation avec le monde extérieur. En attirant l’attention sur ces fonctions mentales, il espère inspirer des façons de penser nouvelles et libres. Dans sa série Théâtres de mémoire (1975-1979), Dubuffet établit un vocabulaire afin d’exprimer la manière dont l’esprit intègre la perception, les souvenirs et les idées pour donner du sens à ce qui se produit et à ce qui l’entoure. Ses deux dernières séries, Mires (1983-1984) et Non-lieux (1984), respectivement représentées dans l’exposition par Mire G 132 (Kowloon) (1983) et Donnée (1984), se caractérisent par des enchevêtrements de lignes dans lesquels on ne discerne aucune iconographie. Avec ces peintures, Dubuffet analyse ce que serait l’expérience si l’esprit n’organisait pas le monde extérieur en catégories préconçues et socialement établies et étend cette idée à la distinction entre le réel et l’imaginaire. L’artiste pense que, libérés de ces limites, les gens pourraient accéder à des possibilités nouvelles et illimitées en matière d’expérience et de créativité.
Exposition Jean Dubuffet, une ardente célébration
Guggenheim museum Bilbao
du 25 février au 21 août 2022
Commissaires : David Max Horowitz, Assistant Curator, Solomon R. Guggenheim Museum,New York
Avec le soutien de : BBK
Illustration de l’entête: Jean Dubuffet. La mésentente, 12 mars 1978.
Acrylique sur papier, marouflé sur toile, 139,4 x 241,9 cm
Solomon R. Guggenheim Museum, New York, par échange 86.3405 © Jean Dubuffet, VEGAP, Bilbao, 2022