Et oui, il ne faut pas se fier aux apparences, car en effet le pianiste russe, très élégant dans son costume à pie, chemise et nœud papillon blanc, ne fait pas dans la démonstration. Son entrée sur scène est toujours très distante et contrôlée. S’il reste ainsi très concentré c’est pour nous offrir davantage d’intimité au piano, et c’est bien cela l’essentiel. Dès qu’il apparait, un grand silence se fait, révélateur des attentes du public car Nikolaï Lugansky au piano, c’est la promesse d’une superbe soirée. Le public, du Grand Théâtre de Provence à Aix ne s’y est pas trompé. Salle comble, en cette période compliquée, cela dit beaucoup de la confiance des mélomanes. De plus, celui que l’on considère comme le principal héritier de la tradition russe du piano est sans aucun doute l’un des pianistes les plus esthétiques à voir jouer. On ne ferme pas les yeux pour savourer davantage, on veut l’écouter et le voir.
Il s’en suit une mise en bouche savoureuse, délicate avec Ludwig van Beethoven, Sonate n°14 en do dièse mineur, la « Sonate au Clair de lune », si célèbre par son tempo lent initial que l’on a tous en mémoire. Il s’agit là de l’une des pages les plus célèbres du compositeur. S’ils sont nombreux à l’interpréter divinement, le pianiste moscovite possède sa manière élégante, délicate et vive. Il excelle dans le ton « fantaisie » comme le compositeur l’écrit lui-même sur sa partition : « Sonata quasi una fantasia ». D’emblée on est séduit par l’extraordinaire climat sonore de la pièce et on se rend compte, sous l’apparente simplicité de certaines pages, de la difficulté d’en tirer une exécution subtile et relâchée.
Puis le récital se poursuit avec Alexandre Glazounov, (1865 – 1936) un autre compositeur fétiche du pianiste, une figure de la musique russe, élève de Rimski-Korsakov, que nous lui préférons. Reconnaissons toutefois que Nikolaï Lugansky nous ferait presque changer d’avis avec une performance ce soir-là flamboyante, bien exécutée et sensible. Mais si on écoute cette sonate n° 2 de Glazounov sans déplaisir, on jubile dès les premières note de Claude Debussy, offert après l’entracte. A côté de nous, un mélomane commente :« Habituellement, je n’aime pas Debussy, il m’ennuie, mais joué par Lugansky, cela change tout ! »
Alors Debussy, l’un des compositeurs le plus épris de liberté, le plus universel peut être. Il en est d’autres, bien évidemment, mais ce soir-là, c’est bien Estampe qui nous fait chavirer. Il s’agit d’une œuvre pianistique pleine de charme et de poésie. Le public est moins habitué à entendre le pianiste dans ces pages, et quel bonheur ! La virtuosité technique surgit de toutes parts, tout au long du voyage qui nous emmène en Orient ou encore en Espagne. Ce sont trois pièces aux influences multiples et il nous plaît de nous faire « un film », tant la musique crée des images. Des images furtives, des illustrations vivantes et délicates. Soudain, l’Espagne ou l’Asie se rapprochent.
Avec César Franck, Prélude, Choral et fugue en fin de programme, on poursuit le voyage. Ces différences d’humeurs, de climats, d’émotions s’organisent sous les doigts que l’on ne quitte pas des yeux. Déjà parce qu’on vous le disait, il y a chez Lugansky une plasticité du jeu captivante, couplée d’un discours souverain. Un jeu maîtrisé certes, mais jamais froid. Ce pianiste-là est sensible et délicat. Avec les trois bis offerts avec générosité, les auditeurs du grand théâtre ont vécu un petit instant d’éternité.