En parodiant le célèbre refrain de La Péricole d’Offenbach, qu’elle enregistra au disque avec José Carreras, on peut affirmer que Teresa Berganza fut grande « parce qu’elle était espagnole ». Loin des plaisanteries, à visées politiques, que Ludovic Halévy et Henri Meilhac prêtent aux héros de cet opéra bouffe, il s’agit ici de saluer un trait de la personnalité de la cantatrice qui vient de nous quitter.
Tout dans les qualités de la femme la rattachait à ses origines ibériques : sa droiture, qui forçait le respect, comme son franc-parler quand elle parlait de son art. Comme élève, comme interprète, puis comme professeur, elle a toujours approfondi ses recherches pour comprendre les intentions des compositeurs et pour adapter son interprétation à ce qu’elle comprenait de leurs œuvres. C’était à la fois un acte d’humilité devant la beauté d’une partition qu’elle ne voulait pas trahir et une un défi orgueilleux lancé à elle-même pour atteindre la substantifique moëlle d’une œuvre. Cette conception de son travail d’interprète n’est pas sans rappeler une forme d’ascèse dont tant de grands personnages ibériques ont donné l’exemple au cours des siècle. Elle avait d’ailleurs pensé, à l’âge de 20 ans, à devenir religieuse. Comme elle n’était pas encore majeure, son père, Républicain convaincu, la fit sortir d’autorité du couvent où elle était entrée. Ce grand besoin de discipline et d’oblation se retrouvera dans le déroulement de sa carrière durant laquelle elle eut toujours le souci de rester fidèle aux exigences de son art. Elle se plia aux intentions des compositeurs et suivit scrupuleusement les partitions que de nouvelles recherches commençaient à dépoussiérer. Ses interprétations, d’une grande rigueur, revivifièrent l’intérêt des auditeurs pour les opéras de Rossini, voire de Mozart, qu’ils pensaient pourtant connaître. Elle affirmait d’ailleurs que l’opéra était pour elle une religion qu’il fallait respecter comme telle, et que Mozart était son Messie. Malicieuse, elle ajoutait : « Qu’on me traite de mystique. Je ne prénomme pas Teresa pour rien. » Même en ayant perdu la foi, elle ne reniait pas l’exemple de sainte Thérèse d’Avila.
Elle n’a abordé Carmen, son dernier grand rôle, qu’à 44 ans, alors que bien des théâtres la sollicitait depuis longtemps. Sa position était conforme à ce qui a toujours présidé au choix de ses rôles : il lui fallait se sentir prête à assumer un rôle vocalement et psychologiquement pour l’incarner sur scène, même si certaines propositions étaient tentantes. C’est ainsi qu’elle refusa une proposition venant de Maria Callas elle-même, avec laquelle elle a chanté Médée à Dallas, en 1958. La Diva, qui l’appréciait beaucoup, lui avait demandé d’être son Adalgisa dans la Norma de Bellini. C’était pour la jeune espagnole l’occasion d’être reconnue dans l’ensemble du monde lyrique international. Elle refusa cependant : elle jugeait que la partition ne convenait pas à ses capacités vocales du moment. Quand, celles-ci évoluèrent avec le renforcement de sa technique vocale et son expérience de la scène, Berganza se sentit capable d’assumer ce rôle et en avisa Callas. Celle-ci lui répondit : « Maintenant, c’est moi qui ne peux plus chanter cet opéra ». La cantatrice grecque avait joué les cigales et brisé sa carrière, quand sa cadette, humble fourmi, construisait méthodiquement une longue et brillante carrière.
Sans songer à faire de la musique son métier, Berganza a baigné dans une ambiance musicale durant son enfance : son père, simple comptable, adorait la musique et jouait du piano auquel il initia sa fille, comme il l’accompagnait quand elle chantait. S’apercevant qu’elle avait une bonne oreille, il l’inscrivit au Conservatoire où elle suivra une formation exigeante qui lui donnera les meilleures bases pour sa carrière à venir. Outre l’approfondissement de la technique du piano, elle apprit à jouer de l’orgue, du violoncelle, tout en travaillant l’harmonie et la composition. Elle pourra ainsi en remontrer à bien des chefs d’orchestre qui la dirigeront plus tard. Concernant le chant, elle fit l’apprentissage aussi bien du répertoire lyrique international que de celui typique de l’Espagne : la zarzuela, ignorée par le reste de l’Europe à tort, nombre de ces partitions étant d’une grande qualité musicale. Comme l’affirmait la cantatrice elle-même, « certaines valent mille fois mieux qu’un opéra de Donizetti ». La zarzuela a la particularité de plonger ses racines dans la profondeur de l’âme espagnole. Ce qui la dote d’une chaleur particulière, d’une vérité humaine que les chanteurs ibériques réinvestissent ensuite dans tous les autres répertoires qu’ils abordent. De plus les dialogues parlés, obligent ses interprètes à apprendre à jouer la comédie.
La jeune chanteuse, suivant les conseils de son professeur qui pensait qu’elle ne pourrait pas faire la carrière qu’elle méritait dans une Espagne encore enclavée, franchit les Pyrénées pour tenter sa chance en France. Sa rencontre avec Gabriel Dussurget, directeur du Festival d’Aix-en-Provence, décida de sa carrière. Encore parfaitement inconnue, elle est engagée, à l’été 1957, pour se produire, au sein d’une distribution de haut niveau, dans le Così fan tutte de Mozart, où elle incarnait le rôle de Dorabella. Le lendemain, les journaux français titraient : « La mezzo du siècle est née » et la consacrèrent comme la grande révélation lyrique du moment.
Désormais sa carrière est lancée et les plus grandes salles d’opéra – la Scala de Milan, l’Opéra de Vienne, Covent Garden, le Metropolitan de New-York -, la réclament, comme tous les grands festivals. Elle chante sous la direction des plus grands chefs d’orchestre de son temps dont celle de l’incontournable Herbert von Karajan. Un jour qu’elle répétait avec lui, elle remarqua qu’il avait fermé les yeux et comme elle s’inquiétait de savoir s’il l’écoutait, il lui répondit : « Pourquoi serais-je le seul à ne pas pouvoir vous écouter chanter les yeux fermés ? » Elle séduisait non seulement par la beauté de sa voix et son art de la conduire avec un grand naturel et une grande musicalité, mais aussi par son jeu scénique, qualité encore rare en ces années. Son domaine de prédilection restera Mozart, auquel s’ajoutera Rossini. Progressivement, elle se tourne vers un répertoire plus lourd comme celui de Carmen qu’elle marquera par l’engagement qui fut le sien, sous la baguette de Claudio Abbado. Même si elle n’avait plus exactement l’âge du rôle, comme elle le disait elle-même, elle a incarné une piquante Zerline dans le Don Giovanni de Joseph Losey, sorti sur les écrans en novembre 1979. Elle y faisait preuve d’un vrai talent de comédienne.
Pour ses 80 ans, alors qu’on lui demandait si elle était sensible aux hommages qu’on lui rendait, à cette occasion, elle répondit : « Je crois que ma vie a été déjà un très grand hommage : chanter 58 ans dans les meilleurs théâtres du monde, avec les meilleurs chefs d’orchestres, avec un public dressé debout pour applaudir : que peut-on demander de plus à la vie ? » Sans doute, ne pas exiger d’être heureuse en amour comme le démontrent ses deux divorces. Mais même cela, Teresa Berganza semblait l’avoir accepté comme la contrepartie inévitable d’une vie consacrée à l’opéra. Elle avoua cependant : « Le jour où j’ai cessé de chanter, je fus libérée. »
Nous-mêmes avons pu la rencontrer personnellement à Metz à l’occasion d’un concert à l’Arsenal et au Luxembourg où elle a dirigé des masters class avec une grande générosité pour les jeunes apprentis-chanteurs. On pouvait engager facilement avec elle une conversation puisqu’elle s’exprimait couramment en français et parlait volontiers de son métier et du répertoire qu’elle avait interprété, notamment celui de la zarzuela. La simplicité est toujours l’apanage des très grands serviteurs de la musique.
On peut lire l’ouvrage d’Olivier Bellamy, Un monde habité par le chant : Teresa Berganza, paru chez Buchet Chastel, en 2013, fondé sur des entretiens avec la chanteuse.
Il faut surtout l’écouter dans ses opéras de prédilection dont trois intégrales de Rossini : L’italiana in Algeri, Decca, 1964, Il barbiere di Siviglia, DGG, 1972, Cenerentola, DGG, 1972, auxquelles s’ajoutent la Carmen de Bizet, EMI Music, 1981 et La Périchole de Jacques Offenbach, EMI Music, 1981.